Intervention de Bernard Boucault

Réunion du 5 février 2015 à 9h00
Commission d'enquête sur les missions et modalités du maintien de l'ordre républicain dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation, ainsi que de protection des personnes et des biens

Bernard Boucault, préfet de police de Paris :

La très grande majorité des requêtes déposées devant le juge administratif à l'encontre des arrêtés préfectoraux portant interdiction de manifestation sont rejetées. Il en a été ainsi presque systématiquement depuis que je suis en poste à Paris, ce qui me conduit à penser que les interdictions que j'ai décidées étaient justifiées. Je veux m'arrêter un instant sur les circonstances m'ayant conduit à prendre une décision de ce type au sujet de la grande manifestation du 24 mars 2013, organisée en opposition au projet de loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe. Deux jours après l'annonce selon laquelle cette manifestation aurait lieu sur les Champs-Élysées, j'ai écrit personnellement aux responsables de la Manif pour tous pour leur dire qu'ils ne pouvaient pas défiler sur les Champs-Élysées, la tenue de toute manifestation revendicative étant interdite dans ce secteur en vertu d'une tradition respectée par tous les gouvernements, qu'ils soient de droite ou de gauche. Cela n'a pas empêché les responsables de la Manif pour tous de marteler, un mois durant, à Paris et en province, le slogan « Tous aux Champs-Élysées ». L'avant-veille de la manifestation, les responsables de la Manif pour tous portaient encore des tee-shirts affichant ce mot d'ordre, alors même que le tribunal administratif, confirmant une jurisprudence constante, avait donné gain de cause à la préfecture de police. Le fait que nos appels à la responsabilité n'aient pas été entendus, nonobstant la décision de justice rendue en notre faveur, a considérablement compliqué l'organisation de cette manifestation.

La seule solution envisageable – une solution loin d'être idéale, que ce soit pour les responsables de l'ordre public comme pour les manifestants – a donc consisté à autoriser un rassemblement statique sur l'avenue de la Grande-Armée. Malheureusement, il y avait chez les manifestants présents une telle envie de venir sur la place de l'Étoile qu'au bout d'un certain temps, des personnes avec des enfants et des poussettes ont commencé à vouloir franchir les barrages mis en place. À ce moment, j'ai pris la décision de les laisser passer, car il était exclu de faire de l'ordre public en présence d'enfants et de poussettes : je ne pouvais pas faire autrement que de prendre cette décision relevant de ma responsabilité de préfet républicain. Cet épisode constitue une illustration de la nécessité d'avoir pour interlocuteurs des organisateurs connaissant les règles et la jurisprudence, disposés à faire confiance à l'administration et à engager la discussion avec elle, qui est là pour permettre l'exercice du droit de manifester dans le cadre de l'État de droit.

En ce qui concerne les armes, les compagnies d'intervention de la préfecture de police sont dotées de l'équipement habituel, à savoir d'une part les armes individuelles que sont les bâtons de défense et les aérosols lacrymogènes, d'autre part les grenades lacrymogènes. En revanche, elles n'utilisent pas de grenades de désencerclement ni de grenades à effet assourdissant et lacrymogène, dites grenades lacrymogènes instantanées (GLI) ; quant aux grenades offensives, elles n'ont jamais été utilisées à Paris, car il est impossible de les mettre en oeuvre sans risque dans un milieu très urbanisé. Les compagnies d'intervention ne disposent pas non plus de lanceurs de balles de défense ni de Flash-Ball : ces armes ne sont utilisées que par les brigades anti-criminalité (BAC) qui interviennent sur les abords et les flancs de la manifestation pour lutter contre les casseurs et les auteurs de violences – des individus qui ont généralement déjà un passé judiciaire, et sont fortement susceptibles de se rebeller.

Les CRS et les escadrons peuvent utiliser des grenades de désencerclement – également appelées « dispositifs manuels de protection » (DMP) – ou des GLI, mais seulement sur mon ordre – à défaut, celui de mon directeur de cabinet ou du directeur de l'ordre public : dans les situations très tendues, nous sommes généralement assez proches les uns des autres, et j'assume toujours la responsabilité de la décision prise. Cette règle de l'ordre préalable ne connaît que deux exceptions : d'une part, la légitime défense – un critère porté à l'appréciation du juge –, d'autre part, la nécessité pour les unités de conserver une position qui leur a été assignée : dans ces deux situations, elles peuvent utiliser sans instruction particulière ce type d'armes.

Pour ce qui est des améliorations que l'on pourrait envisager d'apporter au dispositif actuel, en matière de renseignement, la surveillance des mouvements extrémistes peut nous conduire à avoir recours aux outils du renseignement en milieu fermé, notamment aux interceptions de sécurité. Le problème est que nous nous trouvons parfois confrontés à des agissements susceptibles de menacer gravement notre pays, mais ne relevant pas totalement de l'atteinte à la sûreté nationale ni du grand banditisme ; dans ces situations, il pourrait être fait appel à la notion de subversion violente.

Les modalités d'intervention des forces de sécurité évoluent régulièrement. Nous sommes ainsi en train de rassembler en une seule unité les brigades d'information de voie publique (BIVP) de tous les districts, afin de constituer un groupement capable d'intervenir au sein des manifestations pour interpeller certains individus ou pour extraire des personnes se trouvant en danger – un peu comme le font les unités civiles des compagnies d'intervention. Je suggère que les unités de la réserve nationale, les escadrons de la gendarmerie mobile et les compagnies républicaines de sécurité puissent s'engager dans cette évolution, ce que le droit ne permet pas actuellement. L'idée serait de développer, au sein des escadrons mobiles et des compagnies républicaines de sécurité, des unités en civil disposant d'un équipement différent des unités mobiles classiques, chargées de procéder à des interpellations sur les flancs et en arrière de la manifestation.

Pour vous répondre au sujet de la saisine du défenseur des droits, monsieur le député Larrivé, je voudrais d'abord souligner que, comme toutes les grandes manifestations, celle à laquelle vous faites référence a été très médiatisée et a donné lieu à un certain nombre de plaintes – qui, en l'occurrence, ont toutes été classées par le parquet : seuls les dossiers où il y a eu constitution de partie civile sont toujours entre les mains du juge d'instruction. En ce qui concerne les cas portés à la connaissance du défenseur des droits, j'assume totalement les instructions que j'ai données pour le 14 juillet 2013, ainsi que les responsabilités qui en découlent. Souvenons-nous du climat de grande tension qui régnait alors sur le pays : si les manifestations organisées fin 2012 et début 2013 s'étaient très bien passées – sans interpellations, car mobilisant un public bon enfant venu exprimer une opinion respectable –, les choses se sont dégradées à partir de la manifestation du 24 mars 2013 que j'ai évoquée précédemment, en raison des dissensions et des choix tactiques et stratégiques faits par les différentes parties de cette manifestation. Des violences ont commencé à survenir, notamment aux Invalides où, plusieurs soirs de suite, après la manifestation paisible qui avait eu lieu dans l'après-midi, certaines personnes restaient sur place pour en découdre avec les forces de l'ordre et tenter de marcher sur l'Assemblée nationale, où l'on débattait du projet de loi contesté.

Je n'ai pris connaissance des recommandations formulées par le défenseur des droits que lorsque celles-ci ont été rendues publiques, le droit ne prévoyant pas de procédure contradictoire avec le préfet de police – le défenseur des droits instruit l'affaire, convoque le commissaire de police responsable du secteur, puis fait ses recommandations au ministre de l'intérieur. Il indique ainsi, dans sa décision du 24 novembre 2014, qu'après avoir constaté « que l'interdiction de portée générale faite au public présent dans les périmètres contrôlés de détenir des “banderoles, affiches et tout autre support portant une revendication” (...) » n'est « pas conforme au droit applicable sur le territoire de la République (...) », il recommande au ministre de l'intérieur « de faire supprimer l'interdiction générale faite au public présent dans les périmètres contrôlés à l'occasion du défilé militaire du 14 juillet de détenir des “banderoles, affiches et tout autre support portant une revendication” (...) ».

Je vais vous faire part de ma position sur cette recommandation – ladite position ne préjugeant pas de celle du ministre de l'intérieur – en commençant par rappeler qu'il a été décidé d'instaurer des périmètres contrôlés sur les trottoirs des Champs-Élysées à la suite de l'événement gravissime qui s'est produit le 14 juillet 2002, quand une personne a tiré en direction du cortège présidentiel dans le but d'assassiner Jacques Chirac, qui venait d'être élu. Ces périmètres contrôlés s'inscrivent dans un dispositif plus large visant à concourir à la sécurité du Président de la République et à éviter que les cérémonies du 14 juillet ne soient troublées par une atteinte à l'ordre public. J'ajoute qu'à l'époque des faits, le plan Vigipirate rouge était activé. J'aurais donc répondu, à toutes les personnes qui m'auraient déclaré leur intention de manifester sur les Champs-Élysées ou en leurs abords immédiats le 14 juillet, qu'en raison des cérémonies organisées pour la fête nationale, je leur demandais de modifier le lieu, le jour ou éventuellement l'heure de leur manifestation – une telle demande de changement d'horaire ou d'itinéraire étant de pratique courante. Les mesures préventives que j'ai prises étaient d'autant plus justifiées que le climat était tendu, comme je l'ai dit, et que nous disposions de renseignements laissant craindre des actions de contestation assez dures – certaines personnes avaient l'intention de faire usage de fumigènes et l'on pouvait craindre que d'autres ne cherchent à se projeter sur les Champs-Élysées au passage du Président de la République, comme cela a déjà été le cas –, sans parler de l'action de protestation des salariés d'un grand magasin, prévue pour ce jour-là.

Tout cela a justifié que je donne des instructions très fermes pour que les manifestations non déclarées, mais dont le projet avait été largement relayé par les réseaux sociaux, ne troublent pas l'ordre public : je le répète, personne ne peut manifester le 14 juillet sur les Champs-Élysées.

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