Intervention de Philippe Askenazy

Réunion du 11 février 2015 à 11h30
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Philippe Askenazy, directeur de recherches au Centre national de la recherche scientifique, CNRS, chercheur à l'école d'économie de Paris :

Je précise que je ne m'exprime ici au nom d'aucune des institutions que vous avez citées ; je ne représente pas non plus « Les Économistes atterrés ». Je vous signale toutefois la toute récente parution du Nouveau manifeste de cette association, et je me permets de vous inviter à le lire.

Permettez-moi de commencer mon propos par une anecdote. L'an dernier, je vivais à Londres lorsque l'organisme statistique britannique a annoncé que le PIB du Royaume-Uni avait enfin retrouvé son niveau d'avant la crise ; les journaux ont alors triomphalement titré « Nous n'avons jamais été aussi riches ». Le contraste est frappant avec la France, qui avait retrouvé dès 2011 son niveau de PIB d'avant la crise, mais où l'on n'a pas entendu d'annonces aussi flamboyantes !

Je prendrai ici volontairement le contre-pied de la tendance française au pessimisme : la France n'est pas, vis-à-vis de ses voisins, dans une situation de décrochage – même si notre situation n'est pas particulièrement brillante, puisque l'ensemble de l'Europe est aujourd'hui en difficulté.

Notre pays a été l'un des moins touchés par la crise économique de 2008-2009 ; en Allemagne, au Royaume-Uni, en Italie, en Espagne, la récession a été bien plus forte. L'économie française a plutôt bien résisté. Et même si, au sortir de la crise, nous connaissons une croissance plus faible, il n'y a pas eu de décrochage de la richesse nationale française depuis 2008.

D'autres signes sont encourageants. Ainsi, le niveau du chômage demeure très élevé, supérieur à 10 %. Mais, lors de la crise de 1992-1993, qui était bien moins profonde, le taux de chômage avait dépassé les 11 % – c'est d'ailleurs sans doute l'un des facteurs qui ont contribué à l'arrivée de la gauche au pouvoir en 1997, et l'une des éléments du discours qui a conduit à la mise en place des trente-cinq heures. La situation actuelle est moins dramatique : nous nous rapprochons du Royaume-Uni et de l'Allemagne, où, de façon surprenante, la détérioration du marché du travail a également été faible. Il est exact que le chômage est plus bas au Royaume-Uni qu'en France, mais c'était déjà le cas avant la crise.

Il est souvent question de la compétitivité de l'économie française. Mais, s'il faut prendre une seule statistique pour la saisir, c'est le niveau de la balance des paiements : or, celle-ci est très proche de l'équilibre pour l'année 2014, et même plutôt excédentaire si l'on considère la fin de l'année. Certes, nous n'avons pas les excédents majeurs de l'Allemagne ; nous sommes dans une situation similaire à celle de l'Italie ou de l'Espagne, dont les efforts d'ajustement ont été considérables. Au Royaume-Uni, en revanche, hors de la zone euro, la balance des paiements est en déficit de 120 milliards d'euros, ce qui est monumental : la reprise économique se solde par des déficits extérieurs très importants, ce qui marque une situation de déséquilibre.

On peut également souligner que l'économie française a su absorber les nouveaux diplômés de l'enseignement supérieur arrivés sur le marché du travail : leur taux d'emploi est en effet tout à fait stable depuis 2008. Comme s'il n'y avait pas de crise. Cela vaut également pour le Royaume-Uni, l'Allemagne, les Pays-Bas, les pays nordiques... Les seuls pays où le taux d'emploi des jeunes diplômés a chuté sont ceux qui ont été victimes de la crise de la dette souveraine : Irlande, Espagne, Italie et Grèce. La France se rattache donc plutôt ici à un bloc « nordique » qui a plutôt bien résisté.

Tous ces chiffres montrent une France qui n'est pas en situation de décrochage. Peut-on pour autant se réjouir ? Non. Une grande partie des économistes universitaires européens redoutent une secular stagnation, c'est-à-dire une stagnation prolongée de l'économie du continent. Mais ce n'est pas particulier à la France.

Plusieurs éléments sont très inquiétants. Le premier est lié aux politiques macroéconomiques menées aujourd'hui en Europe : l'excédent courant de la zone euro est énorme, aux alentours de 250 à 300 milliards d'euros pour 2014. Les déséquilibres au sein de la zone euro ont été en partie réglés par les politiques publiques menées dans les différents pays, mais cet excédent est anormal : la balance courante devrait plutôt être déficitaire. C'est la preuve qu'il existe un déficit de demande absolument majeur pour l'ensemble de la zone euro. Il faut donc soulever le problème des politiques macroéconomiques qui y sont menées – même si le Parlement français ne peut pas agir seul, il peut certainement contribuer à la réflexion.

S'agissant maintenant de la croissance structurelle, l'évolution de la productivité est un autre élément d'inquiétude, à l'échelle européenne encore. La productivité du travail, comme la productivité totale de l'ensemble des facteurs, dont le capital, est absolument étale depuis plusieurs années sur l'ensemble du continent européen, mis à part quelques rares pays comme l'Espagne. Quel que soit leur modèle économique – dans les pays scandinaves, l'innovation est très présente, l'Allemagne est très industrielle, au Royaume-Uni, les services jouent un rôle très important – les pays européens ont une croissance de la productivité du travail nulle. Or c'est l'un des facteurs importants de croissance potentielle. Il faut donc s'interroger : les économies européennes peuvent-elles créer de la croissance à long terme ?

Ce sont des problèmes auxquels il faut réfléchir à l'échelle européenne. Mais, compte tenu du poids économique de la France en Europe et dans la zone euro, le rôle de notre pays est essentiel : sans moteur franco-allemand, il n'y aura pas de changement des politiques économiques en Europe.

Si nous nous penchons maintenant sur la situation française, nous notons certaines difficultés. On pourrait – et certains de mes collègues se livreront peut-être à cet exercice – dresser une liste sans fin des freins qui s'opposent au mouvement de notre économie : l'administration, le fonctionnement des relations sociales et du paritarisme... Sans doute avez-vous la vôtre.

Je propose plutôt d'essayer d'identifier des phénomènes massifs. Pour ne pas se tromper, demandons-nous ce qui se passait avant la crise de 2008. Notre croissance hoquetait – de bonnes années, d'autres moins bonnes – et le chômage déclinait, tout en restant très élevé. Autrement dit, les problèmes que certains qualifient de structurels de notre économie préexistaient à la crise.

On peut commencer par souligner le rôle du foncier et du bâti. Aujourd'hui, les niveaux de prix du foncier, pour les particuliers comme pour les entreprises, sont en France extrêmement élevés, en tout cas tout à fait anormaux par rapport aux séries historiques : les prix sont supérieurs de 80 % à 100 % à ce qu'ils devraient être si l'on prenait en considération la valeur ajoutée produite par les entreprises ou le revenu des foyers. De là naissent différents éléments d'inefficacité : du côté des particuliers, cela pousse aux revendications salariales ; du côté des entreprises, cela provoque une inégalité entre les entreprises qui disposent de leurs bâtiments et de leur foncier – ne serait-ce que parce que c'est un capital qui peut servir de collatéral pour obtenir des crédits – et les autres, par exemple celles qui sont en phase de création, qui subissent des coûts fixes élevés, qu'elles louent ou qu'elles achètent. C'est là un problème structurel qui n'a pas été résolu par la crise, à la différence de ce qui s'est passé au Royaume-Uni, en Espagne ou aux États-Unis, par exemple. Ces trois pays ont connu des bulles similaires dans les années 2000, puis des ajustements majeurs lors de la crise ; en France, cet ajustement a été mineur. Ce problème tétanise les décideurs publics, qui ont peur que l'éclatement de la bulle n'ait, à court terme, des effets récessifs pour l'économie française.

Le second problème, c'est l'absence de politique industrielle en France. Mon rôle n'est bien sûr pas de vous dire ce qu'elle devrait être. Mais l'on peut remarquer que, dans les pays souvent érigés en modèles – pays scandinaves, Allemagne, voire Royaume-Uni –, les gouvernants ont fait des choix industriels clairs : ces pays sont devenus leaders sur un segment particulier. Aucun pays européen n'est assez grand pour, comme les États-Unis, choisir une ultra-diversification. Le Royaume-Uni a mis le paquet sur le secteur des services aux entreprises, services financiers en particuliers mais aussi services à destination des start-up ; l'Allemagne a fait le choix mercantiliste de tout miser sur le secteur industriel exportateur. Dans ces pays, une grande partie des politiques publiques ont convergé vers un objectif unique de politique industrielle, ce qui a favorisé la croissance.

En France, nous n'avons rien de tel. L'État mène des séries de politiques qui cherchent à stimuler l'innovation, la création d'entreprises et la compétitivité, mais sans jamais définir l'horizon de ce que devrait être l'économie française : on saupoudre, en espérant qu'un horizon va se dessiner de lui-même. Fondamentalement, il manque aujourd'hui, me semble-t-il, de la part des décideurs publics, une vision claire de l'avenir. Lorsque les acteurs politiques auront défini l'horizon d'une croissance française à dix ans, nous pourrons, comme techniciens, proposer telle ou telle mesure en matière d'éducation, de fiscalité... Mais il ne me revient pas, en tant qu'économiste, de définir ce que pourrait être cet horizon.

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