Intervention de Françoise Mathe

Réunion du 19 février 2015 à 9h30
Commission d'enquête sur les missions et modalités du maintien de l'ordre républicain dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation, ainsi que de protection des personnes et des biens

Françoise Mathe, présidente de la commission « Libertés publiques et droits de l'homme » du Conseil national des barreaux :

Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, le Conseil national des barreaux est très sensible à votre invitation.

Il est exact que le Conseil, par la nature même de l'institution, a un engagement pour le respect des libertés fondamentales, des libertés publiques et des droits de l'homme, et tel est l'objet de la commission que je préside. Il n'en demeure pas moins que le travail de cette commission est surtout dirigé vers la protection de ces libertés fondamentales au stade des procédures judiciaires et de l'analyse des projets de loi qui sont de nature à avoir un impact sur le respect des libertés fondamentales et l'organisation des garanties judiciaires. C'est pourquoi nous avons été quelque peu déconcertés par votre invitation, bien que sensibles à l'intérêt que vous nous portez. Si nous sommes sensibles à la nécessité d'un équilibre dans le cadre de ces opérations avec la protection des libertés fondamentales, nous n'avons pas vocation à nous prononcer sur les conditions dans lesquelles les opérations de maintien de l'ordre sont conduites, les conditions dans lesquelles les forces de l'ordre sont engagées, la nature des armes utilisées, sauf à envisager les conséquences judiciaires que cela peut entraîner.

Nous avons reçu votre questionnaire et nous avons été très honorés de l'attente que vous aviez à notre égard, même si nous ne sommes pas en mesure d'y répondre, de vous fournir des statistiques sur les poursuites engagées en matière d'atteinte aux libertés imputables aux forces de l'ordre. En effet, le Conseil national des barreaux n'a malheureusement pas les moyens de mener de telles investigations et de tenir de telles statistiques.

J'ai constaté qu'il y avait, dans votre questionnaire, des questions latentes qui pourraient aboutir à des modifications législatives. J'ai noté deux points sur lesquels nous avons des opinions à faire valoir. Vous nous demandez quelle peut être la responsabilité des organisateurs de manifestations qui généreraient des troubles à l'ordre public et s'il est possible d'imaginer un régime d'interdiction individuelle de manifestation à l'encontre d'individus connus comme radicaux ayant fait l'objet de condamnations.

Le Conseil national des barreaux est parfaitement opposé à des mesures qui pourraient ressembler de quelque manière que ce soit à la mise en jeu d'une sorte de responsabilité collective ou de traçabilité des individus ayant causé des atteintes à l'ordre public à l'occasion de manifestations ou d'autres circonstances de ce genre, c'est-à-dire à des mesures préventives qui seraient des obstacles à la liberté d'expression, à la liberté de manifester ses opinions à travers la liberté de manifestation.

Mais nous ne pouvons pas vous donner des opinions sur les conditions d'engagement de la force publique, sauf à dire ce que chacun sait, c'est-à-dire qu'elle doit être proportionnée et que, in fine, tout contrôle de proportionnalité aboutit dans l'escarcelle du juge. La question de savoir si les principes qui régissent cette proportionnalité sont suffisamment définis me paraît difficile à trancher, car il est extrêmement délicat de donner au juge des règles qui iraient au-delà de celles qui lui sont actuellement imposées, et qui sont à sa disposition, pour contrôler qu'il y a bien proportionnalité entre la réaction des forces de l'ordre et la situation de l'ordre public.

Par contre, j'ai essayé d'aller un peu au-delà des investigations spontanées du Conseil national des barreaux à titre général et j'ai eu quelques entretiens avec des avocats qui ont eu à connaître des procédures qui ont abouti aux événements déplorables qui sont à l'origine de la création de votre commission, c'est-à-dire les conditions dans lesquelles se sont déroulées les opérations de maintien de l'ordre sur le site de Sivens et la mort de Rémy Fraisse à la suite d'affrontements nocturnes avec les forces de l'ordre.

Les pistes de réflexion que votre commission pourrait entendre concernent la gestion du temps : le temps des opérations de maintien de l'ordre, le temps des occupations et le temps judiciaire. Je parle du temps judiciaire au sens large, c'est-à-dire que cela concerne aussi la justice administrative.

Que nous disent les avocats qui sont intervenus dans le déroulé de ces procédures ? Qu'il s'agissait d'une occupation territoriale assez inhabituelle. En effet, les forces de l'ordre sont plutôt habituées à des opérations de maintien de l'ordre en milieu urbain, alors que l'on avait affaire à une occupation en zone rurale. Les avocats pensent surtout que la triple gestion du temps a été problématique et qu'elle est probablement à l'origine de ce qui s'est produit, en tout cas c'est un cadre d'explication adapté.

Cette occupation dure car il y a des travaux qui sont engagés en exécution d'un projet initié par des collectivités territoriales et qui fait l'objet de recours. La durée de cette occupation, la durée des manifestations d'opposition aux travaux et au projet sur ce site, sont liées à la durée d'évacuation des recours. Il y a des recours administratifs qui sont pendants, qui ne sont pas réglés. Le référé-suspension qui a été demandé par les opposants au site a échoué. Cela ne signifie pas que, sur le fond, l'échec soit certain. Les opposants considèrent donc qu'ils doivent bénéficier de la possibilité de s'opposer à un projet dont il n'est pas assuré qu'il soit en définitive validé par la justice administrative, mais dont les travaux sont déjà en cours sur des terrains qui, pour la plus grande partie, ont un caractère privé. Nous sommes donc devant un enkystement de l'occupation elle-même comme des opérations de maintien de l'ordre, lié à la durée de la procédure administrative. Lorsque des procédures administratives sont engagées sur des projets susceptibles de causer des problèmes d'ordre public en raison de l'opposition qui s'exprime à leur encontre, peut-être faudrait-il imaginer que la justice administrative suive un rythme plus adapté aux circonstances, les opposants considérant qu'il ne faut pas que se reproduise ce qui s'était déjà passé dans le même département, c'est-à-dire que les travaux ont été réalisés, le projet a été achevé et que, en définitive, il a été invalidé.

La durée est générée par le processus de la justice administrative. Il est probable que l'interruption du processus d'occupation aurait été plus rapide si les recours avaient été évacués dans un sens ou dans un autre. Dès lors que se développe cette occupation qui n'est pas régulière, qui est une situation de fait générée par les opposants, les opérations de maintien de l'ordre se déroulent également dans la durée. Il semble – c'est l'interprétation des conseils des personnes concernées – que les forces de l'ordre ne soient pas adaptées à cette opération de maintien de l'ordre qui se prolonge. Il s'agit là de questions qui nous échappent et qui concernent l'adaptation des forces de l'ordre à ce type d'opération de maintien de l'ordre.

Ce qui est certain, c'est qu'il y a eu des procédures judiciaires aux fins d'expulsion puisque des personnes y avaient installé leur logement, même si celui-ci était précaire, et qu'il a parfois été violé. Des procédures civiles ont été mises en oeuvre pour obtenir du juge civil, en l'occurrence le président du tribunal de grande instance statuant en référé, l'expulsion. Nous savons que les autorités judiciaires se sont inquiétées de voir se multiplier les procédures et qu'elles considéraient que la réponse judiciaire par l'ordonnance de référé-expulsion n'était pas nécessairement adaptée. Elles auraient surtout souhaité – et je ne viole là aucun secret, ce sont des propos officieux de magistrats du siège – que soient mises en place des mesures de médiation, des modalités de dialogue, sous l'autorité de la justice ou sous l'autorité administrative, pour essayer d'éviter le recours à des procédures qui n'étaient pas nécessairement adaptées.

Un nombre considérable de plaintes ont été déposées auprès du parquet pour des violences de gravité moindre que celle qui a abouti à la mort de ce jeune homme, mais pour des violences tout de même significatives : violations de domicile, destructions de biens personnels des occupants de la « zone à défendre » (ZAD), violences physiques commises par les services de police, ainsi que, de façon moins significative en nombre mais néanmoins réelles, des violences commises par les opposants les plus incontrôlés à l'égard des forces de l'ordre. Il semble qu'il n'y ait pas eu de traitement spécifique de la part du parquet. Le parquet a traité ces plaintes comme il traite des plaintes pour des faits de gravité moyenne. Je ne veux pas donner ici l'impression que je sous-estime la gravité des violences contre les personnes, mais, jusqu'à la nuit malheureuse, il ne s'agissait pas de violences d'un niveau très élevé. Le parquet a opté pour un traitement relativement routinier. Les plaintes n'ont, semble-t-il, donné lieu ni à des auditions, ni à l'ouverture d'une information, ni à des remontées auprès du parquet général.

Si les alertes avaient permis à l'autorité administrative de prendre conscience qu'une situation de risque pouvant déboucher d'un instant à l'autre sur une catastrophe était en train de se créer, peut-être aurait-on pu éviter ce qui s'est produit. Il apparaît donc que nous manquons de dispositifs adaptés permettant de répondre à des situations qui, au-delà de la simple manifestation d'opinions, sont, par leur durée et par leur caractère atypique, de nature à entraîner des conséquences graves pour les biens et les personnes. D'où le souhait de la mise en place de mécanismes de concertation, de dialogue, d'alerte entre l'autorité judiciaire et les opposants à ce type de projet. Cela constituerait un progrès.

Au-delà, tout ce qui paraît se dégager en filigrane du questionnaire que nous avons reçu, et qui ressemblerait à des mesures d'exception, nous paraît inadapté et à écarter par principe. On ne peut pas remettre en question des équilibres qui ont été mis en place dans la durée, et qui protègent aussi bien les biens, les personnes que les libertés fondamentales. Quant aux mécanismes administratifs et judiciaires, c'est autre chose. Cela pourrait faire partie de pistes de réflexion.

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