Intervention de Michel Duclos

Réunion du 4 mars 2015 à 9h45
Commission des affaires étrangères

Michel Duclos, ancien ambassadeur de France en Syrie, chargé de mission au centre d'analyse, de prévision et de stratégie du ministère des affaires étrangères et du développement international :

Je suis très honoré de m'exprimer devant votre commission. Dans le temps qui m'est imparti, je m'en tiendrai à quelques remarques générales sur les grandes lignes de fracture qui traversent la région. Pendant très longtemps et il y a quelques années encore, lorsque l'on évoquait le Proche-Orient, on pensait essentiellement au conflit israélo-palestinien ou israélo-arabe. Puis le clivage entre sunnites et chiites s'est creusé. Il s'agit dans une certaine mesure d'un héritage de l'invasion américaine en Irak, laquelle a conféré un atout considérable à l'Iran. À ces clivages s'est surajoutée la division entre pro et anti-Frères musulmans que vous venez d'évoquer à propos de l'Égypte, madame la présidente, en montrant bien qu'elle avait des répercussions dans l'ensemble de la région. Enfin, dans les derniers mois, un dernier clivage s'est surimposé aux autres : celui qui est apparu entre les djihadistes et les anti-djihadistes. Les djihadistes ont formé un véritable proto-État à cheval sur la frontière syro-irakienne et constituent, à leur tour, un facteur de division très important dans la région.

Le clivage entre pro et anti-Frères musulmans – l'Égypte, l'Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis, d'un côté ; la Turquie et le Qatar, de l'autre – se retrouve sur les théâtres les plus divers. Vous avez mentionné à juste titre la Syrie, madame la présidente : lorsqu'ils réunissent l'opposition syrienne au Caire, les Égyptiens tiquent s'il y a des personnalités proches des Frères musulmans parmi ses représentants. Mais ce clivage affecte aussi des théâtres tels que la Libye, où nous avons assisté à une scène incroyable : certaines positions tenues par des forces clairement soutenues par le Qatar ont été la cible de frappes aériennes attribuées aux Émirats arabes unis, même si ceux-ci n'ont pas reconnu en être les auteurs. Ainsi, deux pays du Conseil de coopération des États arabes du Golfe se font la guerre sur un théâtre extérieur ! Néanmoins, je ne suis pas certain que cette ligne de fracture soit durable : elle peut encore bouger. Le changement de roi en Arabie Saoudite, notamment, commence à décrisper la situation. Et si, par bonheur, le Gouvernement turc parvenait à régler son différend avec les Kurdes, cela détendrait aussi l'atmosphère.

En revanche, la ligne de fracture entre sunnites et chiites est quasi structurelle et joue un rôle capital. Depuis l'invasion américaine en Irak, l'Iran n'a cessé de progresser d'un point de vue géopolitique dans la région. Il a accru sa mainmise d'abord sur l'Irak, puis sur le Liban. Du fait du conflit syrien, les Iraniens sont désormais les vrais patrons à Damas. Et ils avancent aujourd'hui leurs pions jusqu'au Yémen. Le conseiller diplomatique du Guide suprême a déclaré officiellement que l'Iran contrôlait désormais Beyrouth, Damas, Bagdad et Sanaa.

Face à cette situation, le camp sunnite est dans un état de dépression et de fureur. Il assiste avec une sorte de rage impuissante à la montée en puissance de l'arc chiite, c'est-à-dire essentiellement des « Perses », pour reprendre le terme employé dans la région. Cette fureur est aggravée par trois facteurs : le sentiment que les États-Unis ont trahi en se retirant de la région, même si ce reflux est plus fantasmé que réel ; la perspective d'un accord avec l'Iran sur le dossier nucléaire, lequel est perçu comme la trahison suprême sinon par les gouvernements, du moins par les opinions publiques des pays sunnites ; le maintien du régime de Bachar Al-Assad à Damas. Ce dernier élément cristallise le sentiment d'impuissance face à l'influence croissante de l'Iran et l'idée que les Occidentaux ont trahi, dans la mesure où ils n'ont pas fait grand-chose pour déstabiliser ce régime.

L'apparition du dernier clivage, entre djihadistes et anti-djhadistes, a eu, dans une certaine mesure, un effet positif : elle a obligé les puissances de la région à se focaliser sur une menace commune. Cela peut en effet les aider à relativiser les innombrables sujets de discorde régionaux, même si, de manière frappante, l'Égypte et la Turquie ne font pas complètement partie de la coalition contre Daech, ainsi que vous l'avez rappelé, madame la présidente. Néanmoins, l'apparition de ce clivage a aussi eu un effet négatif : elle a accru la méfiance de l'ensemble des pays de la région à l'égard des Occidentaux, à tout le moins des Américains.

Dès lors, que faire ? Je ne me risquerai pas à présenter une politique complète – telle n'est d'ailleurs pas ma mission –, mais je formulerai deux propositions.

Première proposition : la France doit éviter d'apparaître comme partisane, en particulier au regard du clivage entre les sunnites et les chiites, lequel est non seulement religieux, mais aussi politique. Notre rôle n'est pas de prendre parti. Nous devons notamment nous habituer à l'idée qu'un accord sera conclu avec l'Iran sur le dossier nucléaire. Même si celui-ci devait ne pas intervenir in fine, il faut se préparer à cette échéance. Nous devons donc être prêts à renouer nos relations avec l'Iran dans de nombreux domaines. La France a heureusement anticipé en la matière, en envoyant à plusieurs reprises le directeur d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient, Jean-François Girault, parlementer à Téhéran, et en dépêchant sur place une mission commerciale, qui a été très critiquée. Nous devons continuer à montrer que nous sommes disposés à dialoguer avec l'Iran, sans renoncer, bien entendu, à nos positions sur le dossier nucléaire.

D'ailleurs, nous ne sommes nullement placés devant une alternative qui nous obligerait à entretenir de bonnes relations soit avec l'Iran, soit avec les puissances sunnites. Bien au contraire : si nous nous présentons les mains vides à Téhéran, uniquement avec nos beaux yeux, nous ne pèserons guère et nous ne serons pas accueillis avec des fleurs ! Les partenariats solides que la France a noués avec les puissances sunnites de la région constituent un atout vis-à-vis des Iraniens.

Deuxième proposition – je coiffe là ma casquette d'ancien conseiller diplomatique du ministre de l'intérieur, fonction que j'ai exercée pendant trois ans : notre préoccupation centrale doit être Daech et la menace qu'il représente pour notre sécurité intérieure, laquelle est un phénomène, à certains égards, fantastique. Ainsi que nous le disons aux Américains, nous ne pouvons pas nous contenter de bombarder Daech : ce n'est qu'une partie de la réponse. Il faut avoir une action déterminée pour couper les trois principales sources d'alimentation de ce mouvement. La première est la politique sectaire menée en Irak : les milices chiites s'y conduisent, aujourd'hui encore, très mal vis-à-vis des sunnites, ce qui favorise l'implantation de Daech. À cet égard, M. Al-Maliki a été l'un de ses grands « parrains ». Deuxième source : la porosité des frontières. Il convient de mettre un terme de la manière la plus résolue à la circulation des armements, des financements et des hommes qui convergent vers Daech. Troisième source : le régime de Bachar Al-Assad à Damas, qui constitue une sorte de produit d'appel pour les djihadistes de la région et du monde entier. Il s'agit en effet d'un véritable « chiffon rouge » qui incite les sunnites à rallier cette forme extrême d'expression du sunnisme qu'est Daech.

Concernant le régime de Bachar Al-Assad et Daech, trois options ou thèses sont sur la table. Selon la première, qui a le vent en poupe, il conviendrait de renouer avec le régime de Bachar Al-Assad en raison de la progression de Daech. Pour ma part, ayant beaucoup fréquenté l'entourage de M. Al-Assad et mûrement réfléchi, je ne vois pas ce que nous aurions à gagner à relancer la coopération avec ce régime. Et il s'agit non pas d'une question de sentiments, mais de calcul au regard de nos intérêts. Sur le plan militaire, l'armée syrienne est exsangue : elle est évaluée à 70 000 hommes et, les rares fois où elle s'est confrontée à Daech, elle a été battue à plate couture, notamment lors de son opération sur la base aérienne de Tabka. Ce n'est donc pas le régime syrien qui nous aidera à combattre Daech. Quant à la coopération en matière de sécurité, même si d'anciens membres des services français font campagne pour que nous la reprenions, je ne vois pas très bien, là non plus, ce que l'on peut en attendre : les djihadistes français se trouvent, par définition, dans des zones qui ne sont plus contrôlées par le régime.

En revanche, les inconvénients d'un rapprochement avec le régime de Bachar Al-Assad apparaissent clairement. Il y a en effet un prix à payer : nous rendrions ses adversaires plus furieux encore et augmenterions donc le risque d'attentats contre nous. Surtout, nous favoriserions la propagande de Daech, qui pourrait prétendre : « Nous vous l'avons toujours dit, cet hérétique est allié avec les infidèles ! » À l'extrême limite, si nous en venions à réhabiliter vraiment Bachar Al-Assad, nous serions sûrs de jeter toute l'opinion sunnite de la région dans les bras de Daech.

La deuxième option est celle des Américains. Elle consiste à dire qu'il serait dangereux de renouer avec Bachar Al-Assad, mais que l'on ne peut pas tout résoudre à la fois. En d'autres termes, chaque chose en son temps : on commence par taper sur Daech en Irak et, dans une moindre mesure, en Syrie, puis on verra le moment venu ce qu'il convient de faire avec le régime. À toutes fins utiles, on entraîne et on équipe les rebelles syriens, à condition qu'ils soient contre Daech mais pas contre le régime – ce qui est un peu douteux politiquement. Cette position présente, selon moi, de nombreuses faiblesses : lutter contre Daech en segmentant les problèmes revient à combattre en se liant une main dans le dos. Il faut avoir, au contraire, une approche globale, et assécher les trois sources d'alimentation de Daech, que j'ai citées : le sectarisme irakien, la porosité des frontières, le régime de Bachar Al-Assad.

La troisième option, c'est d'accélérer la transition à Damas. C'est évidemment la plus difficile à mettre en oeuvre, mais, en même temps, la seule réaliste. Nous ne pourrons lutter sérieusement contre Daech que si nous sommes capables de montrer que cette transition est possible. Comment procéder ? Le temps qui m'était imparti touchant à sa fin, je laisse la question en suspens pour l'instant.

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