Intervention de Michel Duclos

Réunion du 4 mars 2015 à 9h45
Commission des affaires étrangères

Michel Duclos, ancien ambassadeur de France en Syrie, chargé de mission au centre d'analyse, de prévision et de stratégie du ministère des affaires étrangères et du développement international :

Pas du tout. Pour lutter contre Daech, nous ne pouvons pas faire l'économie de l'éviction de Bachar Al-Assad. De manière très cynique, du point de vue des pays européens – il n'en allait pas de même pour les États-Unis –, tant que le conflit se limitait à une guerre civile entre Syriens, le bilan humain – plusieurs centaines de milliers de morts – était certes triste, mais nous n'étions pas affectés directement. Toutefois, à partir du moment où le conflit est devenu l'une des causes – ce n'est bien sûr pas la seule – qui alimentent Daech, nous devons absolument nous en occuper très sérieusement.

Comment faire ? Il faut en effet partir du rapport de forces. À l'origine, l'armée syrienne comptait 300 000 à 350 000 hommes. Aujourd'hui, elle comprend au maximum 70 000 combattants effectifs, dont probablement 20 000 à 30 000 sunnites que le régime se garde bien d'envoyer au front. Quant à la 4e division blindée de la Garde républicaine, qui constitue le dernier carré des fidèles, elle est exsangue.

Par ailleurs, j'appelle votre attention sur les travaux du professeur Youssef Courbage, grand démographe spécialiste de la région. Il rappelle que les 2,5 millions d'Alaouites représentent 10 % de la population syrienne, contre 73 % pour les Sunnites. Sur les 220 000 victimes que le confit syrien a fait jusqu'ici selon les Nations unies – le nombre réel est certainement supérieur –, au moins 50 000 sont des Alaouites. Si la guerre dure quinze ans comme au Liban, les Alaouites seront réduits à presque rien, pour de simples raisons démographiques. Les minorités, notamment les Alaouites, sont bien conscientes que les évolutions démographiques depuis vingt ou trente ans leur sont très défavorables. C'est l'une des raisons pour lesquelles elles craignent à ce point le changement. Cette peur de disparaître est particulièrement poignante chez les Chrétiens.

Comme toujours lorsque l'on souffre d'une carence démographique, on est obligé de recourir à l'immigration. C'est ce qu'a fait le régime : il a sollicité l'appui de milices chiites, principalement irakiennes, mais aussi libanaises, en particulier du Hezbollah. Ces milices compteraient actuellement 35 000 hommes, dont au moins 5 000 appartiennent au Hezbollah. Le potentiel de ce dernier était évalué initialement à 5 000 ou 6 000 combattants, avec des réserves mobilisables de 20 000 à 30 000 hommes. D'autre part, le régime a fait appel à des milices syriennes pour tenter de combler les trous dans l'armée. Celles-ci comprendraient environ 50 000 hommes actuellement. Elles peuvent faire le siège des villes, tenir des postes de contrôle – check points –, piller ou rançonner, mais elles ne participent pas aux combats. En termes de force de frappes contre Daech, nous ne pourrons donc pas compter, en pratique, sur les forces syriennes, ce qui nous posera d'ailleurs un problème si nous parvenons à enclencher une transition.

Comment peut-on sortir de la situation actuelle ? Je suis conscient, moi aussi, que ce sera très difficile. Au vu de mon expérience de la Syrie, Bachar Al-Assad s'accrochera tant qu'il le pourra au pouvoir : il ne le quittera qu'à l'ultime minute. Il ne suivra pas l'exemple de Ben Ali ou de Moubarak, mais peut-être pas non plus celui de Kadhafi, car il préférera sans doute sauver sa peau. Nous avons une chance de réussir, moins en favorisant les discussions inter-syriennes qui sont, certes, indispensables, qu'en recherchant un accord avec les puissances tutélaires et régionales. Ce qui compte du point de vue des Russes et des Iraniens, ce ne sont pas les « parlottes », mais le rapport de forces sur le terrain. Pour l'instant, les Iraniens ne bougent pas, car ils trouvent qu'ils ne se tirent pas si mal que cela de ce chaos : leurs milices s'infiltrent partout, leur axe avec le Hezbollah tient. Et, si jamais nous parvenons à un accord sur le dossier nucléaire avec eux, il ne faut pas croire que cela facilitera les choses, puisqu'ils auront alors des ressources supplémentaires à consacrer à leurs « danseuses » sur les théâtres extérieurs. En outre, ils seront probablement obligés de compenser un tel geste en direction de l'Occident en laissant davantage les mains libres aux pasdaran et autres milices.

Malgré tout, à la longue, le conflit finit par coûter. Les chiffres que j'ai mentionnés concernant le Hezbollah ont leur importance. En effet, le Hezbollah est, aujourd'hui, très mobilisé : il combat la rébellion en Syrie et en Irak ; il envoie des instructeurs au Yémen ; il doit continuer à tenir le front libanais. On peut donc se demander combien de temps cela va durer. Dans nos discussions avec les Iraniens, nous pourrions leur suggérer qu'ils sont en train d'user sérieusement la carte du Hezbollah qui est si importante pour eux vis-à-vis d'Israël. À la différence de l'armée syrienne, qui n'avait pas tiré un coup de feu depuis trente ans, le Hezbollah est une force très aguerrie qui a participé à différents conflits, mais il n'est tout de même pas l'équivalent de l'armée américaine, ni même de l'armée britannique ! À la longue, le parrain iranien pourrait donc bouger, s'il finit par trouver que la situation devient dangereuse.

S'agissant du parrain russe, la baisse du prix du pétrole joue en notre faveur. Certes, nous ne pouvons pas exclure que M. Poutine continue à bétonner et s'en tienne à sa position rigide sur le dossier syrien, compte tenu de sa posture générale anti-occidentale. Mais, selon les rares indications dont nous disposons, les Russes font le raisonnement que je faisais tout à l'heure concernant la défense des intérêts de sécurité intérieure : ils constatent qu'un certain nombre de Tchétchènes rejoignent Daech et se demandent où cela va s'arrêter. À un moment donné, ils pourraient donc être favorables à un compromis régional qui permette de retrouver une certaine stabilité.

Vous avez raison, monsieur Poniatowski : la transition n'est pas pour aujourd'hui, mais nous devons commencer à y travailler dès maintenant pour obtenir un résultat dans un, deux ou peut-être trois ans. Notre politique doit être celle des gens raisonnables qui considèrent qu'il y a un « après », qu'il faut arrêter les logiques de guerre et proposer un projet de paix. Pour qu'un tel projet soit viable, il est clair qu'il faudra garantir les intérêts des Iraniens, des Russes, mais aussi des Saoudiens et des Turcs. Tel est le rôle des diplomates. Nous devons imaginer, dans le cadre de discussions, des institutions de transition qui confient l'essentiel du gouvernement aux sunnites – qui représentent, je le rappelle, 73 % de la population –, mais qui donnent aussi des garanties aux Alaouites, notamment dans l'armée, et qui permettent aux Iraniens de conserver l'accès au Hezbollah, élément clé pour qu'ils acceptent un compromis. La Syrie « d'après » ne sera sans doute pas un pays idéal au regard des principes démocratiques et des droits de l'homme, mais nous pouvons faire en sorte que ce soit un pays vivable, dans la mesure où les intérêts des uns et des autres auront été pris en compte.

Le représentant spécial conjoint des Nations unies et de la Ligue arabe, Lakhdar Brahimi, était à la pointe des activités de médiation. Dans les guerres civiles, on le sait, les parties ne s'assoient à la table des négociations que lorsqu'elles sont complètement épuisées. Tel n'était pas le cas ces dernières années. Mais on peut penser qu'on se rapproche désormais de ce moment : il y a une chance que les puissances tutélaires et les puissances régionales en arrivent à la conclusion qu'il faut commencer à discuter sérieusement.

Venons-en au rôle de Bachar Al-Assad. Au vu des contacts que j'ai en Syrie, il est clair que plus personne ne le soutient de manière enthousiaste : tout le monde a bien compris, les Syriens comme les autres, qu'il n'était plus seulement un dictateur qui fait torturer ses opposants, mais aussi, désormais, un criminel de masse. Il n'y a donc pas d'avenir pour Bachar. Cependant, il continue à remplir une fonction symbolique très importante, notamment pour la communauté alaouite : chacun croit que son départ serait la défaite d'un camp. Pour l'instant, il bénéficie encore de l'allégeance de l'armée. Quant aux services de sécurité, ils sont passés depuis longtemps du côté des plus forts, c'est-à-dire des Iraniens, qui sont, je l'ai dit, les vrais patrons à Damas. Selon moi, le jour où nous entamerons des discussions sérieuses, nous ne devrons évidemment pas commencer par demander le départ de Bachar, car cela bloquerait le processus. Il faudra que la question vienne au cours des discussions et qu'il apparaisse aux principaux intéressés – Russes, Iraniens, Alaouites – qu'ils disposent de garanties suffisantes pour pouvoir se passer de la fonction symbolique d'Assad. C'est ainsi que les choses peuvent se passer de mon point de vue de diplomate. Je ne dis pas que cela se fera dès demain, mais, pour un pays tel que la France, l'ambition d'introduire un projet de paix dans la région est ce qui correspond le mieux à ses intérêts et à sa vocation.

Encore une fois, ayons les pieds sur terre : tout dépend du rapport de forces sur le terrain. Si les responsables de l'opposition sont en mesure de continuer la guerre d'attrition qu'ils mènent actuellement au détriment des forces du régime, cela renforcera d'autant les chances de déclencher un processus de paix. Quant à Daech, monsieur Myard, il s'est armé tout seul plus qu'il n'a été armé par d'autres. Les Américains n'ont pas voulu fournir d'armes à l'opposition de crainte qu'elles ne parviennent aux islamistes. Ce faisant, ils ont renforcé la faction islamiste de l'opposition, et celle-ci s'est servie elle-même en armes en prenant les arsenaux américains à Mossoul. Accélérer la transition est, certes, un jeu très risqué, mais, à certains moments, il faut savoir prendre des risques.

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