Intervention de Bastien François

Réunion du 13 mars 2015 à 9h00
Groupe de travail sur l'avenir des institutions

Bastien François :

Je vous remercie de votre invitation, d'autant que, dans l'histoire de la Ve République, c'est la première fois qu'une assemblée parlementaire se saisit de la question de la réforme constitutionnelle.

Comme M. Winock, je partirai d'un point de vue historique : si l'on veut comprendre la situation actuelle du pouvoir exécutif, que je considère plutôt comme un pouvoir gouvernant, il faut partir du problème que cherchent à résoudre les constituants de 1958.

Ceux-ci sont persuadés – comme tous les commentateurs et spécialistes de science politique de l'époque – que la culture politique et partisane française rend impossible l'existence d'une majorité parlementaire stable, disciplinée et cohérente sur toute la durée d'une législature. Comme Michel Debré l'a rappelé au Conseil d'État dans son discours d'août 1958 – qui est l'un des plus beaux textes sur la Ve République –, il faut régler par l'architecture constitutionnelle un problème que la législation électorale ne pourra résoudre. Sur ce point du moins, il se trompait.

Dès lors, les constituants ont voulu construire une architecture permettant de limiter au maximum les effets délétères d'une instabilité parlementaire qu'ils considéraient comme chronique. La solution qu'ils retiennent est élégante et d'une remarquable simplicité. Elle repose sur trois idées.

La première est la limitation des pouvoirs du Parlement dans ses fonctions législatives et de contrôle du Gouvernement. C'est – pour aller à l'essentiel – la limitation du domaine de la loi, l'encadrement strict de la censure parlementaire et une série de dispositifs qui donnent au Gouvernement la main sur la procédure législative.

La deuxième idée est, de manière symétrique, la transformation du pouvoir exécutif en véritable pouvoir gouvernant. C'est le sens de la formule très forte et inédite en France, que l'on trouve à l'article 20 : « Le Gouvernement détermine et conduit la politique de la nation. » Ce pouvoir gouvernant est incarné par le Premier ministre, qui possède un rôle central.

En troisième lieu, pour sauvegarder l'équilibre entre les forces parlementaire et gouvernementale pensées comme nécessairement antagonistes, les constituants ont prévu une clé de voute, pour reprendre une métaphore de Michel Debré. Ce sera le rôle du président de la République, pourvu de pouvoirs autonomes d'arbitrage, mais non stricto sensu de pouvoirs de gouvernement. Ce président est pensé comme un arbitre qui, en situation de crise, pourrait devenir temporairement un capitaine.

Le résultat est cohérent, et même sophistiqué du point de vue de l'ingénierie constitutionnelle. Pensons par exemple au fameux article 49-3, qui constitue pour ainsi dire la « Rolls-Royce » du parlementarisme. Cependant, et c'est pour cela que je me retrouve devant vous aujourd'hui, les hypothèses des constituants vont être rapidement déjouées.

D'une part, dans le contexte très particulier de la guerre d'Algérie, et face à une indiscipline forte des troupes parlementaires gaullistes, le général de Gaulle outrepasse très largement ses pouvoirs d'arbitre, et commence à mettre le rôle présidentiel au centre du pouvoir gouvernant. Par la suite, le rôle du Président sera considérablement renforcé par son élection au suffrage universel direct.

D'autre part, à partir des législatives de 1962, s'installe ce que nous appellerons dans les années 1970 le « fait majoritaire », qui s'accompagnera progressivement d'une restructuration bipolaire du système des partis et confortera le rôle du président gouvernant.

Le résultat est que la Constitution doit fonctionner dans un environnement politique et partisan totalement différent de celui envisagé en 1958. Pensée pour réduire le rôle d'un Parlement jugé structurellement instable et indiscipliné, et renforcer symétriquement le Gouvernement, avec un garde-fou présidentiel en cas de crise, elle abrite désormais un jeu politique totalement différent : un Président de la République tout puissant, ayant accaparé l'essentiel du pouvoir gouvernant, s'appuie sur une majorité parlementaire à sa dévotion, sans contre-pouvoirs à la mesure de sa puissance. Dans cette configuration, la subordination du Premier ministre au Président de la République ne pose pas, me semble-t-il, de difficultés particulières sur un plan pratique.

Le problème est en réalité politique et, au-delà, démocratique. Comme le disait Nicolas Sarkozy pendant la campagne présidentielle de 2007, « il n'est pas sain que le Président de la République contrôle, en fait et en droit, l'ensemble de nos institutions ». La situation est d'autant plus malsaine qu'elle porte atteinte au principe fondateur du régime parlementaire, celui de la responsabilité des gouvernants devant les représentants de la nation. Le Président de la République, chef réel du Gouvernement, quoi qu'en dise le texte de la Constitution, n'est responsable devant personne. Il est « chef de tout et responsable de rien », pour citer la formule juste et cruelle prononcée par François Hollande lors du débat organisé avant le second tour de l'élection présidentielle de 2012.

Comment corriger cela ? La tâche n'est pas simple, car il s'agit moins d'amender un texte que d'infléchir une pratique.

Quatre voies de réforme sont ou ont été discutées.

La première vise à mieux encadrer les pouvoirs présidentiels, par exemple grâce à un meilleur contrôle parlementaire des nominations, et surtout à responsabiliser le Président de la République. C'était l'idée du président Sarkozy en 2008. Elle n'a abouti qu'à une modification insignifiante de l'article 18 de la Constitution.

À dire vrai, l'idée de responsabiliser le Président est un peu baroque. Généralement, on rend compte de son action devant ceux qui vous ont mandaté pour agir. Ainsi, dans un régime parlementaire, un Premier ministre rend compte de son action devant le Parlement dans la mesure où il est issu d'une majorité qui s'est dégagée à l'occasion des élections législatives et qui peut à tout instant lui retirer sa confiance ou, du moins, chercher à infléchir la politique qu'il mène.

En France, le Président de la République ne doit rien au Parlement, d'autant qu'il a été élu avant les élections législatives. Dans ces conditions, pourquoi devrait-il rendre des comptes aux députés ? Pourquoi leur légitimité élective l'emporterait-elle sur celle, de même nature, du président de la République ? Dans un régime parlementaire – comme l'a montré la malheureuse expérience israélienne du début des années 2000 –, il est illusoire de chercher à rendre responsable devant des parlementaires élus au suffrage universel un chef du pouvoir gouvernant lui-même élu au suffrage universel.

La deuxième piste, qui passe notamment par la suppression du poste de Premier ministre, consiste à basculer d'un régime parlementaire, ce qu'est, dans son architecture, la Ve République, à un régime présidentiel.

Dans un régime présidentiel, les pouvoirs législatif et gouvernant n'ont aucun moyen de pression l'un sur l'autre : ni motion de censure ni dissolution. Le Parlement y gagne une grande autonomie. Il ne peut pas être forcé à légiférer par le Président, qui n'est théoriquement qu'un exécutif, chargé d'exécuter la volonté des représentants de la nation. C'est pourquoi les défenseurs du régime présidentiel mettent en avant le fait que celui-ci permettrait de renforcer considérablement le rôle du Parlement.

Mais, comme nous l'enseignent les travaux de science politique – ainsi que la série télévisée The West Wing –, un régime présidentiel ne peut fonctionner qu'avec un système partisan peu structuré idéologiquement, dans une configuration de négociation permanente et opaque entre les différents groupes d'intérêt qui colonisent le Parlement. Ce régime se caractérise par des tensions permanentes entre l'exécutif et le législatif, lesquelles portent souvent sur les moyens budgétaires donnés au gouvernement présidentiel, et peuvent mettre en péril la continuité même du fonctionnement de l'administration centrale.

Aux États-Unis, pour ne citer que cet exemple, tout se passe le plus souvent comme si on était dans un système de cohabitation, que les Américains appellent divided government – gouvernement divisé. On comprend pourquoi la plupart des spécialistes de politique comparée portent sur le régime présidentiel, en particulier américain, un regard très critique et soulignent sa faible efficacité, en dépit du rôle qu'il a joué dans la difficile construction de la démocratie. Si l'on partait de zéro, dans le monde actuel, il est probable qu'on ne prendrait pas le régime présidentiel pour base de travail, mais qu'on essaierait de rendre le régime parlementaire plus intelligent.

La troisième voie de réforme, qui est la plus radicale, est une option traditionnelle de la gauche. Elle consiste à supprimer l'élection au suffrage universel du Président de la République en espérant, de cette façon, endiguer son emprise sur le jeu politique.

À supposer qu'une telle réforme soit faisable – il me paraît difficile de transformer le Président de la République en reine d'Angleterre –, elle repose sur l'idée selon laquelle c'est parce que le Président de la République est élu au suffrage universel qu'il gouverne. Or, si quatorze des vingt-huit pays de l'Union européenne ont un Président de la République élu au suffrage universel, souvent avec des pouvoirs comparables au nôtre, aucun des homologues européens du Président français ne joue un rôle comparable au sien. Aucun n'accapare comme lui le pouvoir gouvernant. La spécificité française n'est donc pas l'élection du président de la République au suffrage universel direct, mais le fait que, doté de moyens d'action très large, il soit en position de détenir une part importante du pouvoir gouvernant, ce qui procède moins d'une architecture institutionnelle ou d'un système électoral que d'une histoire politique singulière.

La quatrième piste de réforme est la plus audacieuse mais aussi la plus riche démocratiquement. C'est également celle qui m'est le plus chère. Elle consiste à rétablir le régime parlementaire dans sa logique en remettant le Premier ministre au coeur du pouvoir gouvernant – comme le veut la Constitution – et en rétablissant son lien de filiation et de subordination à la majorité parlementaire. Ce n'est pas difficile : il suffit d'enlever au Président de la République la présidence du Conseil des ministres, ce qui implique de supprimer l'article 9 et de modifier l'article 13 en conséquence, et d'interdire que le Président de la République puisse révoquer, selon son bon vouloir, le Premier ministre. Dans le régime parlementaire, c'est le Parlement qui décide de changer le Premier ministre.

Mais alors, que faire du Président s'il n'est plus gouvernant ? C'est ici qu'il faut être audacieux. On peut s'inspirer d'une mesure qui figurait dans le pacte écologique élaboré en 2007 par Nicolas Hulot. Celui-ci plaidait pour l'instauration d'un vice-premier ministre chargé du développement durable. La proposition, bien que peu réaliste, était intéressante. Ce n'est probablement pas une excellente idée que d'instaurer, à côté de Matignon, un Matignon écologique. En revanche, il est judicieux de prévoir, dans le pouvoir gouvernant, une instance forte chargée du long terme, c'est-à-dire des intérêts des générations futures.

Il faut profiter de la légitimité et de l'audience que confère l'élection au suffrage universel pour inventer un nouveau rôle au Président de la République : un rôle fort, intéressant, prestigieux, de gardien des droits fondamentaux et de garant des intérêts des générations futures. Il faut lui enlever certains droits de gouvernement immédiats, ou lui interdire de les exercer, et lui en ajouter d'autres, comme une capacité forte d'interpellation des pouvoirs publics – par exemple en le dotant d'un droit de veto temporaire sur des lois qui lui paraîtraient contradictoires avec les droits fondamentaux ou les intérêts des générations futures.

Il s'agit de retrouver l'esprit du Président-arbitre de 1958. Sans doute faut-il continuer à lui confier le droit de dissolution, en le détachant des contraintes et des horizons temporels courts de l'action gouvernementale, tout en tenant compte de sa forte légitimité politique. Sa mission doit être à la mesure de sa puissance politique.

3 commentaires :

Le 19/12/2016 à 10:33, Laïc1 a dit :

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"un Président de la République tout puissant, ayant accaparé l'essentiel du pouvoir gouvernant, s'appuie sur une majorité parlementaire à sa dévotion, sans contre-pouvoirs à la mesure de sa puissance. Dans cette configuration, la subordination du Premier ministre au Président de la République ne pose pas, me semble-t-il, de difficultés particulières sur un plan pratique."

On l'a bien compris, face à un système politique qui ramène tout au tout-puissant président de la République, le seul contre pouvoir réellement efficace est l'avènement du référendum. Et je dirais même que ça ne sert à rien de trouver une autre solution, il n'y en a pas. Où le peuple s'exprime directement sur les sujets variés qui le concernent, où on aura droit à la sempiternelle dictature du président, appuyé par une majorité parlementaire à sa dévotion (sauf rares exceptions, voire l'emploi du 49-3), avec un sénat fantoche qui ne sert à rien en fin de compte, le tout orchestré par un premier ministre porte parole et avocat du président devant les opposants de l'Assemblée, lors des questions au gouvernement.

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

Le 19/12/2016 à 10:45, Laïc1 a dit :

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"Mais, comme nous l'enseignent les travaux de science politique – ainsi que la série télévisée The West Wing –, un régime présidentiel ne peut fonctionner qu'avec un système partisan peu structuré idéologiquement, dans une configuration de négociation permanente et opaque entre les différents groupes d'intérêt qui colonisent le Parlement."

C'est bien de reconnaître enfin l'existence des lobbies, même si ce mot, pourtant pas tabou, n'est pas prononcé. Je dirais cependant que le système partisan est au contraire très structuré idéologiquement, mais une idéologie qui s’accommode du lobbying, comme d'une nécessité interne, un mal nécessaire en quelque sorte, si le parti politique veut se maintenir au pouvoir et continuer à dicter sa loi au peuple muselé.

C'est une forme de marché tacite avec le lobbying : "Tu ne dis rien contre mon idéologie, tu continues à me financer, et en échange je facilite ton commerce, ton business en te facilitant l'accès aux marchés publics ou autres arrangements."

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

Le 19/12/2016 à 10:49, Laïc1 a dit :

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"Il faut profiter de la légitimité et de l'audience que confère l'élection au suffrage universel pour inventer un nouveau rôle au Président de la République : un rôle fort, intéressant, prestigieux, de gardien des droits fondamentaux et de garant des intérêts des générations futures."

Un rôle fort, intéressant, prestigieux, de gardien des droits fondamentaux des lobbies économiques et autres sur le peuple français et de garant de leurs intérêts auprès des générations futures.

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

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