Intervention de Éric Ciotti

Réunion du 25 mars 2015 à 9h30
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaÉric Ciotti, rapporteur :

Les missions des forces de l'ordre sont dangereuses. Les événements tragiques qui ont frappé notre pays les 7, 8 et 9 janvier dernier l'ont, hélas, confirmé : trois policiers – deux policiers nationaux et une policière municipale – ont été assassinés. Ce drame qui a frappé notre pays au coeur a suscité une réaction nationale unie et l'expression d'un soutien sans faille, particulièrement émouvante, notamment lors du rassemblement du 11 janvier, aux forces de l'ordre, ces détenteurs de l'autorité républicaine, du « monopole de la violence légitime », selon la formule de Max Weber.

Ces ignobles attentats témoignent des risques et des menaces auxquels nos policiers et nos gendarmes sont aujourd'hui confrontés. Je rappellerai quelques chiffres qui attestent que l'uniforme ne protège plus, mais expose. 112 policiers nationaux ont perdu la vie depuis 2004, dont 36 en mission, et 52 000 ont été blessés en mission. Ce dernier chiffre a connu au cours des dernières années une augmentation très forte, qui a culminé en 2014. Le danger est réel, et il se manifeste de plus en plus souvent – trop souvent.

Dans ces conditions, il nous semble légitime que les forces de l'ordre disposent de moyens appropriés pour lutter contre la criminalité : des moyens matériels et humains, naturellement, mais aussi – c'est l'objet de cette proposition de loi – des moyens juridiques, au travers d'une protection pénale renouvelée, suffisamment efficace.

Car, en l'état actuel de notre droit, la protection pénale dont bénéficient les forces de l'ordre est non seulement hétérogène – puisqu'elle varie selon les intervenants –, mais difficilement lisible, et n'est plus adaptée à la nature des missions réalisées, des dangers affrontés, ni, surtout, à l'évolution des comportements criminels.

Hétérogène, d'abord : gendarmes et policiers, en dépit de la proximité des missions exercées et des risques encourus, en dépit de l'identité des règles déontologiques qui s'appliquent à eux en vertu du code de la sécurité intérieure, ne sont pas soumis à la même doctrine d'emploi de la force armée.

En effet, contrairement aux gendarmes, qui peuvent faire usage de la force armée dans certaines hypothèses prévues par le code de la défense, les policiers ne sont autorisés à employer leurs armes que dans le cadre du droit commun, c'est-à-dire en situation de légitime défense. Les policiers, malgré la nature particulièrement dangereuse de leurs fonctions, malgré les risques exceptionnels qu'ils peuvent courir, sont ainsi placés dans une situation strictement identique à celle des particuliers, vous et moi.

Certes, s'agissant des gendarmes, la Cour de cassation, sous l'éclairage du droit européen, a adopté une interprétation du code de la défense qui a pour effet de neutraliser partiellement les règles spécifiques à ce corps. Il n'en reste pas moins certain que deux cadres légaux coexistent. Or celui auquel la police et les autres forces de l'ordre, hors gendarmerie, sont soumises, c'est-à-dire le droit commun, n'est pas satisfaisant.

La légitime défense, prévue par l'article 122-5 du code pénal, suppose en effet la réunion de trois conditions : la nécessité, c'est-à-dire le fait que l'infraction pénale commise en situation de légitime défense ait été indispensable pour répondre à l'atteinte en cause, à l'exclusion de toute autre solution ; la proportionnalité, soit une riposte mesurée face à l'atteinte ; la simultanéité, enfin, entre l'atteinte et la riposte.

Pour respecter ces trois conditions, les forces de l'ordre sont souvent amenées à attendre que le danger se réalise pour pouvoir se prévaloir de la légitime défense. En outre, le principe de riposte proportionnée interdit à un policier de faire usage de son arme s'il est menacé par des individus qui en seraient dépourvus, alors qu'il est évident que, même à mains nues, on peut tuer quelqu'un. Des événements tragiques l'ont confirmé, impliquant des policiers comme des gendarmes : je songe à l'agression du gendarme Daniel Nivel et à celle du commissaire divisionnaire Jean-François Illy, qui avait failli mourir de ses blessures après être tombé dans le guet-apens tendu par une bande non armée.

J'en conviens, des décisions de justice ont admis la légitime défense lorsque l'agression était objectivement vraisemblable, laissant penser qu'une riposte préventive peut être autorisée. Il n'en reste pas moins acquis que le droit commun fait peser sur les agents publics une insécurité juridique pernicieuse.

Je ne suis pas le seul à établir ce constat. Il est partagé par les organisations syndicales de la police nationale, de manière très majoritaire, pour ne pas dire quasi unanime, ainsi que nous avons pu le mesurer lors des auditions. Il a été évoqué à l'occasion d'un rapport demandé par le ministère de l'Intérieur. Il a enfin été au coeur de travaux menés par la direction générale de la police nationale (DGPN).

Le sentiment des policiers, qu'ils soient gardiens de la paix, officiers ou commissaires, et de leurs représentants syndicaux, est celui d'un droit qui n'offre pas une protection suffisante à ses serviteurs ; pire, qui pourrait mettre en danger les forces de l'ordre. À cet égard, la DGPN a admis que le code pénal, tel qu'il est rédigé, ne permet pas de faire face à toutes les situations auxquelles nos concitoyens et les forces de l'ordre peuvent être confrontés. Ainsi, n'est pas couverte l'hypothèse d'un tueur en série, comme on en a vu dans certains pays d'Europe du Nord, d'un fou qui a tué et qui est en mesure de tuer à nouveau mais qui, à l'instant où il peut être neutralisé, a rangé son arme. Cette situation a été soulignée en audition par Mme Marie-France Monéger, directrice de l'Inspection générale de la police nationale (IGPN), laquelle a cité elle-même ce cas précis.

Ces incertitudes et ces vides juridiques peuvent conduire des policiers à ne pas utiliser leurs armes alors qu'ils le pourraient, par peur de se placer hors du cadre légal et de s'exposer à des poursuites judiciaires ou administratives sévères – ce qui arrive de plus en plus fréquemment.

En conséquence, il apparaît nécessaire et urgent de doter nos forces de l'ordre d'un cadre juridique clair, lisible et plus adapté aux évolutions que connaît notre société.

Une tentative en ce sens, portée par notre collègue Guillaume Larrivé, a été faite au début de cette législature. Malgré sa robustesse juridique et sa pertinence, la proposition de loi n'a pas été adoptée. Depuis, la situation n'a pas changé ; elle s'est même détériorée, hélas. Les événements du début de l'année rendent plus nécessaire encore l'évolution du dispositif, puisque nos policiers constituent des cibles. Il est temps d'agir pour nos forces de l'ordre : telle est l'ambition de la proposition de loi que j'ai l'honneur de rapporter.

Je tiens à préciser que celle-ci ne vise pas, contrairement à ce que j'ai pu entendre, à introduire une nouvelle présomption de légitime défense, à la différence du texte que le Sénat a examiné en 2013. Une telle présomption, en effet, n'apparaît pas souhaitable ; elle présenterait des faiblesses juridiques certaines. La proposition qui vous est soumise se borne à prévoir un nouveau cas d'irresponsabilité pénale au bénéfice des dépositaires de l'autorité publique, lorsque la force armée est employée.

Ce dispositif appelle plusieurs précisions.

D'abord, les personnes concernées sont les dépositaires de l'autorité publique, catégorie plus large que les seuls policiers puisqu'elle inclut également, en harmonisant les régimes de protection, les gendarmes, les policiers municipaux et les douaniers. Il s'agit là d'un choix assumé : servir la République ne doit pas conduire à être prioritairement pris pour cible par des malfaiteurs, et nous devons à ces serviteurs une protection renforcée. La proposition de loi fait également écho aux textes des Nations unies qui mentionnent les « responsables de l'application des lois ».

Néanmoins, et afin de rassurer les plus sceptiques comme d'éviter toute dérive qui ne serait pas conforme à l'esprit du texte, je vous proposerai d'adopter un amendement tendant à préciser que sont seuls concernés les dépositaires de l'autorité publique régulièrement autorisés à porter et à utiliser une arme de service.

En deuxième lieu, les armes dont il est question dans la proposition de loi ne sont pas nécessairement des armes mortelles : sont également visés, par exemple, les lanceurs de balles de défense.

En troisième lieu, et je ne saurais suffisamment insister sur ce point, la proposition de loi n'a aucunement pour objet et ne saurait avoir pour effet d'inscrire dans notre droit un permis de tuer – comme je l'ai entendu dire, de manière très caricaturale – ni de délivrer aux forces de l'ordre un blanc-seing pour tirer.

En effet, les différentes hypothèses dans lesquelles l'usage de la force armée est autorisé sont strictement encadrées, conformes à la jurisprudence et au droit conventionnel. Elles s'inspirent des mesures applicables aux gendarmes, tout en offrant des garanties supérieures s'agissant du respect du droit à la vie et de la compatibilité avec la Convention européenne des droits de l'homme.

D'abord, et cela fait partie des éléments novateurs introduits par le texte, le « danger imminent » émanant de personnes armées permet d'utiliser la force armée sans avoir à attendre que les individus en cause fassent feu. Aujourd'hui, des policiers ne peuvent user de leur arme que si on a commencé à leur tirer dessus.

Deuxièmement, les violences graves subies par les forces de l'ordre – ou tout citoyen –, qui font l'objet du 2° de l'article unique, doivent permettre l'emploi d'armes. J'ai rappelé les drames dont ont été victimes le gendarme Nivel en 1998 et le commissaire Illy en 2007 ; ils témoignent de la réalité de cette situation et de la nécessité d'y réagir par une réponse claire.

Troisièmement, le texte – c'est un autre point novateur, et même original – permet de faire feu sur une personne armée qui refuse, malgré deux sommations, de déposer son arme. On retrouve ici les conditions de riposte aujourd'hui applicables aux gendarmes ; toutefois, le texte est beaucoup plus strict dans la mesure où il ne vise pas des individus en fuite, mais des personnes armées refusant d'obtempérer. S'agissant des sommations, un amendement vous sera proposé qui tendra à préciser la qualité de leur auteur et à définir leur contenu global sans imposer un prononcé unique, figé dans le code pénal.

Ces mesures ont été longuement évoquées lors des auditions des organisations syndicales de policiers, qui les soutiennent, y voyant une réponse efficace et mesurée – j'y insiste – à leurs attentes.

Les 4° et 5° de l'article unique, de même que le dernier alinéa, reprennent les dispositions existant pour les gendarmes. Des amendements vous seront toutefois proposés afin de renforcer l'encadrement du dispositif et d'éviter toute dérive non souhaitée.

Enfin, précision ultime mais capitale, l'article unique qui vous est soumis n'est pas incompatible avec le droit européen.

En effet, pour condamner l'usage des armes à feu par les forces de l'ordre, la Cour européenne des droits de l'homme retient l'absence de dangerosité de la victime, appréciée notamment par l'absence d'arme et le fait qu'elle n'ait pas commis d'infraction violente. Ce raisonnement peut être lu dans une décision récente, intéressant la France et l'usage par un gendarme de son arme. A contrario, une personne armée qui a commis une infraction est dangereuse et, dans ce cas, l'emploi d'armes est justifié. Or, dans chacune des hypothèses prévue par la proposition de loi, les personnes en cause sont armées et dangereuses, et le recours à la force armée est le seul moyen de préserver des vies. Ce texte garantit donc l'équilibre entre les conséquences de l'emploi de la force armée et les intérêts à préserver.

Pour l'ensemble de ces raisons, je vous invite à voter cette proposition de loi, avec les amendements qui la complètent et l'enrichissent. Vous ferez ainsi oeuvre utile en offrant à nos forces de l'ordre le cadre juridique qu'elles attendent : un cadre opérationnel strict, mais équilibré, un cadre ferme, mais respectueux des exigences de toute société démocratique.

Ce sujet devrait transcender les clivages politiques. J'attends de vous, mes chers collègues, que vous traduisiez concrètement, en votant tous cette proposition de loi, le soutien unanime que les Français ont légitimement exprimé à nos forces de l'ordre en janvier. J'espère que, du fait de la hauteur et la gravité de l'enjeu, le texte vous apparaîtra non comme une émanation de l'opposition, selon une conception binaire dont certains sont coutumiers, mais bien comme une oeuvre utile et même nécessaire.

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