Intervention de Jean-Jacques Urvoas

Réunion du 25 mars 2015 à 9h30
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Jacques Urvoas, président :

La question de la réintroduction dans notre droit du crime d'indignité nationale créé en 1944 a resurgi à la fin de l'an passé quand nous avons examiné la proposition de loi de notre collègue Philippe Meunier qu'il reprend d'ailleurs en substance aujourd'hui. L'Assemblée nationale a rejeté ce premier texte le 4 décembre dernier.

Depuis cette date, notre pays a connu la tragédie que l'on sait avec les attentats de janvier. Et la question de l'indignité nationale a été à nouveau posée. Faut-il condamner les terroristes djihadistes à l'indignité nationale pour les exclure en quelque sorte de la communauté républicaine ou nationale ?

Le Premier ministre s'est alors refusé à toute décision précipitée lorsqu'il a présenté les mesures visant à renforcer le dispositif anti-terroriste le 21 janvier dernier. Dans cet esprit ouvert mais responsable, il a proposé aux présidents des commissions des Lois des deux assemblées de mesurer les conséquences d'une telle réintégration dans notre droit de ce crime d'indignité nationale et de la peine de dégradation civique.

Mon homologue du Sénat n'a pas souhaité répondre à cette proposition. Pour ma part, il m'a semblé utile que nous puissions en débattre. C'est pourquoi j'ai souhaité faire cette communication en vous adressant le document écrit sur lequel je m'appuie et que j'ai remis hier au Premier ministre.

En termes de méthode, je me suis naturellement fondé sur le livre de référence en la matière, celui de l'historienne Anne Simonin, Le déshonneur dans la République. Une histoire de l'indignité 1791-1958. J'ai aussi proposé à une quinzaine de professeurs de droit pénal et d'histoire du droit de me faire part de leurs réflexions sur le sujet, ce qu'ils ont bien voulu accepter ,et je les en remercie. Il va de soi que les propos qui vont suivre ne les engagent pas.

On doit partir d'un constat : l'idée même de soustraire à la communauté civique les citoyens qui ont rompu avec les valeurs de la Cité n'est pas si originale : traversant les siècles, de l'ostracisme à Athènes aux pratiques à Rome au premier siècle avant notre ère, elle a prospéré sous la Révolution, avec l'institution d'un crime de lèse-nation, puis sous la Terreur lorsque fut adoptée la loi des suspects, et enfin à la Libération lorsque fut promulguée l'ordonnance de 1944. Cette idée est donc consubstantielle à la naissance de la République.

Cette incrimination a été liée à des transitions institutionnelles particulières et a trouvé une justification dans la mise à l'écart de ceux qui ne pouvaient pas prendre part à l'édification du nouveau système politique.

Je comprends que la tentation puisse être forte et légitime, à la suite des attentats de janvier 2015, de qualifier le terroriste djihadiste en tant qu'indigne. Il rejette nos valeurs et la République. Il entend même les détruire. Il n'est plus digne de faire partie de la Cité.

Mais le recours aux exemples du passé n'est pas une évidence. Nous pouvons en tirer des leçons, mais plaquer les solutions d'hier pour résoudre les problèmes d'aujourd'hui ne me semble pas s'imposer naturellement. Je suis même convaincu du contraire.

La question de l'indignité nationale s'est donc focalisée sur les dispositions introduites le 26 août 1944 par le Gouvernement provisoire de la République française pour punir les vichystes. Ce texte est né d'un contexte historique très particulier et il est essentiel d'y revenir pour mesure l'intérêt de s'en inspirer ou non.

Le crime d'indignité nationale a été introduit pour punir le comportement des Français ayant collaboré avec le régime de Vichy pendant l'Occupation. Il s'agissait de sanctionner rétroactivement par une incrimination nouvelle des actes accomplis avant son édiction et qui ne relevaient pas nécessairement d'une qualification pénale existante.

Mais il s'agissait aussi, plus politiquement et symboliquement, de montrer clairement alors que l'honneur se trouvait du côté de la République et non du côté de Vichy. Qui s'était compromis avec ce régime avait perdu son honneur et était donc indigne de la Nation.

La sanction du crime d'indignité nationale était la privation de tous les droits civiques, civils et politiques, certaines incapacités et certaines interdictions professionnelles. Cette peine infamante pouvait en outre être assortie d'interdiction de séjour dans certaines parties du territoire.

Cette sanction pénale ayant été conçue comme plus douce que, par exemple, la peine capitale que certains réclamaient pour les collaborateurs, c'est paradoxalement sa relative clémence qui a rendu acceptable sa rétroactivité.

L'incrimination était temporaire et ne pouvait être constatée que dans un délai de six mois après la libération totale du territoire, le 8 mai 1945. Des juridictions d'exceptions –les sections spéciales dans un premier temps– étaient chargées de juger les coupables. Il faut insister sur le fait que, dans l'esprit des juristes de la Résistance, cette incrimination devait permettre à celui frappé d'indignité de réintégrer la Cité un fois sa peine accomplie. On entendait ainsi purger le corps national en « purifiant » ceux qui s'y étaient compromis.

Le régime de cette sanction pénale fut revisité à plusieurs reprises en quelques mois. Non moins de 98 436 personnes furent condamnées à l'indignité nationale, et, bien souvent, ces « morts civils », ces « sujets de non-droit », pour reprendre l'expression du doyen Carbonnier, ont pu apparaître comme des « victimes » de la Libération.

On peut donc observer qu'il s'agissait d'une peine infamante de nature politique, relevant d'un droit pénal d'exception, appliqué par des juridictions spéciales dont le régime juridique fut instable et la mise en oeuvre finalement peu convaincante. Cette incrimination introduite en 1944 me paraît, pour tout dire, trop datée pour offrir une solution efficace contre le terrorisme tel que nous le connaissons aujourd'hui.

Il me semble tout d'abord évident que la psychologie du vichyste et celle du djihadiste n'ont rien à voir. On aura du mal à penser que les terroristes djihadistes se soucient vraiment de perdre leur qualité de citoyen, alors qu'ils sont prêts à sacrifier leur vie pour la folie à laquelle ils entendent obéir.

En outre, à l'époque l'idée était de refermer un chapitre noir de notre histoire : les vichystes avaient cessé le combat en 1944, ce qui ouvrait la possibilité d'une sanction qui était le préalable à un retour dans le giron de la République. Tel n'est malheureusement pas le cas des terroristes actuels, qui n'entendent pas déposer les armes.

Par ailleurs, sur un plan institutionnel, il n'est pas aujourd'hui question de réaffirmer la justice étatique comme ce fut le cas en 1944. Si, à la Libération, on a créé l'indignité nationale, c'était aussi pour éviter des exactions populaires et canaliser la colère. Tel n'est pas l'enjeu en 2015, et c'est heureux, car il serait irresponsable de jouer cette partition. Pour reprendre les mots de Danton en 1793, il n'est pas question pour nous d'être « terribles pour éviter au peuple de l'être ».

Il ne s'agit pas plus pour nous de réaffirmer solennellement les valeurs de la République en flétrissant ceux qui entendent les assassiner. Je crois que les manifestations que la France a connues le 11 janvier dernier suffisent à montrer que les Français savent quelles sont leurs valeurs et le prix qu'ils y attachent.

Je crois, après mûres réflexions, que l'on peut absolument comprendre le besoin moral de s'interroger sur une mise au ban de ceux qui nient la République avec une violence insupportable. Juridiquement, il n'y aurait sans doute pas d'obstacle à la réinstauration de ce crime pourvu que l'on définisse clairement son champ, qu'on respecte les principes de non-rétroactivité des lois pénales, de nécessité et d'individualisation des peines, des droits de la défense...

La solution peut paraître politiquement séduisante, mais elle ne serait pas dénuée d'ambiguïtés. Nous entrerions dans une logique consistant à créer ce que l'on appelle un « droit pénal de l'ennemi », à l'instar des États-Unis après les attentats du 11 septembre 2001. Je réfute un tel choix.

Surtout, je ne pense pas que la remise en vigueur d'une telle incrimination nous permette de lutter plus efficacement contre le terrorisme. Des sanctions d'une nature proche existent déjà, comme la privation des droits civils, civiques et familiaux prononcée en complément des peines qui sanctionnent principalement les actes terroristes.

Nous avons un arsenal pénal extrêmement fourni – et complété encore récemment – pour lutter contre le djihadisme et le terrorisme. La priorité me semble plutôt devoir être donnée au déploiement de moyens et la définition d'un cadre juridique et d'action pour les services de renseignement comme s'y emploie le projet de loi que nous allons examiner la semaine prochaine.

Nous risquons même, par la création de ce nouveau crime d'indignité nationale, d'alimenter la martyrologie djihadiste en faisant de ces terroristes des héros pour leur cause au risque de créer encore plus de vocations. Je ne suis pas donc convaincu par la réintroduction d'une telle incrimination et c'est le sens du rapport que j'ai remis au Premier ministre et que je vous ai communiqué.

J'ai voulu tout de même explorer d'autres voies. J'ai été ainsi frappé par le fait que le terrorisme djihadiste auquel la France est confrontée s'apparente, par bien des aspects, aux actions isolées des terroristes anarchistes de la fin du XIXe siècle. C'est un précédent très intéressant, sur lequel je vous invite à vous pencher.

Ces terroristes s'attaquaient déjà à des symboles du « système », à des symboles de l'État. Peu organisés et parfois « auto-radicalisés », ils agissaient souvent seuls ou en petit nombre, animés par un fort esprit de vengeance et ne semblant pas craindre la mort, à l'instar des actuels djihadistes. Leurs actions provoquèrent d'ailleurs une véritable psychose collective, suscitant une réprobation de l'opinion, de la presse et des politiques qui transcenda tous les clivages. Refusant le statut de « martyrs judiciaires » aux anarchistes, les institutions de la IIIe République firent le choix de les traiter, non pas hors de la République ou hors de la Nation, mais bien plutôt comme des accusés de droit commun.

C'est le choix qui est le nôtre depuis maintenant plusieurs décennies. Sommes-nous prêts à rompre avec ce choix ? Personnellement, je ne le suis pas.

Nourri de ces réflexions, j'invite donc dans mon rapport écrit à éviter toute tentative de développement d'un « droit pénal de l'ennemi » ou d'un droit pénal d'exception au nom de la lutte contre le terrorisme et le djihadisme. Les armes pénales dont nous disposons semblent suffisamment nombreuses et en phase avec la réalité pour réprimer avec une extrême sévérité les terroristes.

La meilleure réponse est de redonner de la force à l'idéal républicain tout en réaffirmant la valeur de notre droit et en punissant les crimes terroristes avec les outils de droit pénal commun.

Le plan de lutte contre le terrorisme présenté par le Premier ministre le 21 janvier dernier s'inscrit dans cette perspective. Le projet de loi relatif au renseignement aussi, de manière résolue. Et surtout il nous faut redonner confiance en la République là où le terrorisme djihadiste recrute. De ce point de vue le plan pour favoriser la mixité sociale présenté le 6 mars 2015 me paraît également compléter parfaitement ces dispositifs.

C'est un combat de long terme, et nous devons miser sur des politiques de fond plus que sur des mesures certes symboliques – ce qui n'est pas rien – mais dépourvues de portée concrète déterminante.

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