Intervention de Serge Michailof

Réunion du 1er avril 2015 à 9h00
Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Serge Michailof, consultant, ancien directeur à la Banque mondiale et à l'Agence française de développement :

Je vais m'exprimer en tant que consultant individuel, chercheur associé à l'IRIS et enseignant, c'est-à-dire en tant que « parfait irresponsable » : je ne représente aucune institution. Depuis dix ans que j'ai quitté toute fonction officielle, je travaille sur la situation de pays fragiles, dont certains émergent d'un conflit alors que d'autres, comme le Niger dont je suis rentré hier matin, n'en sont toujours pas sortis. Je voudrais me placer dans la perspective des agences de développement qui observent la situation de ces pays qui nous posent de plus en plus de problèmes.

Les OMD de l'an 2000 ont beaucoup de défauts qui ont fait leur succès : définis au cours d'un processus descendant (top-down) et piloté par un comité très restreint de personnes du comité d'aide au développement et par Jeffrey Sachs, ils sont restés très simples et facilement compréhensibles. Ils ont une dimension systématique, c'est-à-dire qu'ils s'appliquent à tous les pays en voie de développement, quel que soit leur niveau effectif de développement.

Leur simplicité a fait leur faiblesse. Leur polarisation sur les seuls aspects sociaux est un produit de l'histoire : il fallait se faire pardonner les dérives de l'aide au développement des années 1980 et 1990, durant lesquelles des politiques d'ajustement structurel ont littéralement mis à bas les secteurs sociaux. Les OMD sont focalisés sur la lutte contre la pauvreté, un objectif très simple. Les principaux responsables sont identifiés, l'aide publique au développement étant un acteur et un responsable fondamental.

Dans ce contexte, les OMD ont été une véritable boussole : ils ont dirigé les flux de l'aide internationale vers certains sujets qui paraissaient majeurs à la collectivité internationale. Réalistes, ils n'ont rien de voeux pieux. En cela même, ils portent une assez lourde responsabilité dans la mesure où ils ont oublié certains éléments essentiels de la lutte contre la pauvreté. Ils ont oublié le rôle de la croissance économique, alors que celle de la Chine a permis à elle seule d'atteindre les objectifs. Ils ont oublié – ce qui est très grave à mon sens – que la lutte contre la pauvreté passe d'abord par le développement de la petite paysannerie, dans les pays les plus pauvres. Cet oubli a renforcé les distorsions en matière d'allocations d'aide publique au développement, au détriment de l'agriculture.

Si la focalisation des ODD sur les secteurs sociaux était louable, elle a créé des habitudes et des dépendances dans des pays qui sont incapables de soutenir l'effort budgétaire correspondant alors que l'aide internationale ne peut s'engager sur le long terme. Les OMD ont aussi écarté le problème des bidonvilles : l'afflux des nouveaux arrivants équivaut au nombre estimé des personnes qui en partent chaque année. Enfin, dans le secteur de la santé, ils ont complètement laissé de côté le problème de la maîtrise de la fécondité. Rappelons qu'au Niger, la population double tous les dix-huit ans.

Venons-en aux ODD. Je crains qu'à vouloir corriger les défauts précités et se fixer des objectifs beaucoup plus ambitieux, nous n'en arrivions à une situation très problématique.

D'abord, à la place d'un processus descendant très simple et très critiquable, où une bureaucratie définit ex abrupto un nombre limité d'objectifs, nous avons une démarche participative qui, si je m'en réfère à internet, a impliqué un million de personnes, des centaines de groupes et d'institutions. Le mécanisme relève de l'usine à gaz. On voit bien que ce sont les bureaucraties des Nations unies, sous leur pire aspect, qui ont été ici aux manettes.

Ensuite, on a cherché à fusionner les OMD, les ODD issus de la conférence de Rio et d'autres objectifs, tout à fait nobles, qui se rapportent aux droits de l'homme. Résultat : la confusion règne ; des objectifs de nature microéconomique ou se référant aux biens publics mondiaux se mêlent à des voeux pieux et à des déclarations de bonnes intentions. On lutte à la fois contre l'insécurité routière, la pauvreté et le changement climatique.

La méthode choisie a conduit à une prolifération d'objectifs et de cibles – respectivement dix-sept et 169. On perd de vue les réelles priorités, en tout cas celles des pays qui me concernent. Le message, lui, perd de sa clarté : au-delà de cinq objectifs, on ne les a plus en tête, alors quand on en a dix-sept… Le manque de clarté, l'absence de priorités, le mélange d'objectifs de nature différente rendent pratiquement impossible le retour à un recoupement d'objectifs cohérent. Sur internet, j'ai trouvé au moins une dizaine de tentatives de recoupement des objectifs dont aucune n'est vraiment satisfaisante.

La volonté de fixer des objectifs identiques à tous les pays, quel que soit leur niveau de développement économique, relève de l'utopie. La responsabilité, quant à l'atteinte ou non des objectifs, s'en trouve complètement diluée. Les concepteurs ont dû reconnaître qu'il fallait adapter les objectifs au niveau de développement économique, ce qui veut dire que les pays concernés risquent d'adopter une approche à la carte : ils vont picorer les objectifs qui les intéressent et oublier les autres. Je connais bien la Chine ; j'ai passé dix ans de ma vie aux États-Unis ; je travaille sur le Sahel depuis quarante ans ; je suis allé quinze fois en Afghanistan depuis douze ans. Et je ne vois pas comment on peut fixer des objectifs identiques à tous.

La semaine dernière, par exemple, j'ai participé à des séances de travail avec les responsables du plan de développement nigérien. Ils se demandaient s'ils devaient signaler le fait qu'une centrale à charbon allait être construite au Niger ? Ils se posent une telle question alors que la Chine construit une centrale à charbon par semaine !

Certains ODD ont un côté « voeu pieux » qui frôle le ridicule, alors que les OMD étaient concrets et très ciblés. Pour autant, les omissions graves des OMD n'ont pas toutes été correctement corrigées. Qu'y a-t-il sur un développement agricole accéléré, fondé sur le paysannat, et sur une condamnation sans équivoque des achats ou locations de terres par les pays riches dans les pays pauvres ? Rien de bien convaincant. Le problème des bidonvilles et des quartiers non intégrés est abordé, mais les mesures n'ont pas le caractère contraignant que j'aurais aimé trouver. Y a-t-il des objectifs ambitieux de régulation de la fécondité ? Je n'ai trouvé que des allusions vagues, à droite et à gauche. Qu'en est-il des pays les moins avancés (PMA), de ceux qui sont extrêmement fragiles en raison de conflits récemment terminés ou non encore achevés ? Je n'ai rien trouvé sur la nécessité de renforcer leur secteur régalien ni sur les réformes nécessaires et urgentes dans le domaine de la sécurité.

Pour résumer, je trouve que cette opération est beaucoup trop ambitieuse, et qu'il aurait fallu établir une typologie des pays pour distinguer ceux de l'OCDE, les pays émergents, les pays à revenu intermédiaire, les PMA, et les pays déstabilisés par un conflit récent ou en cours.

Les États-Unis et la Grande-Bretagne plaidaient pour une reprise des OMD corrigés de leurs erreurs manifestes. Cette approche aurait été d'autant plus réaliste et raisonnable que, selon mon expérience personnelle, c'est le temps et la durée des efforts qui comptent en matière d'aide au développement. Le Niger, par exemple, n'aura atteint aucun des OMD. Il aurait fallu repartir des OMD pour fixer huit à dix objectifs réalistes.

S'agissant de la position française, je la connais par le rapport du ministère des affaires étrangères de 2013. Les priorités qui y sont définies me semblent raisonnables, sous réserve d'un regroupement des pays selon une typologie simple et de la prise en compte des omissions des OMD. J'en déduis que nous avons été prisonniers d'une mécanique qui relève de l'usine à gaz, que nous n'avons pas pu nous en dégager, que nous avons fait pour le mieux. Mais je ne suis pas très satisfait et je ne dois pas être le seul, si j'en juge d'après l'article de The Economist que je viens de découvrir.

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