Intervention de Jean-Michel Severino

Réunion du 1er avril 2015 à 9h00
Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Jean-Michel Severino, ancien directeur général de l'Agence française de développement :

J'interviens ici à un double titre. J'ai été l'un des membres du panel mis en place par Ban Ki-moon, le secrétaire général des Nations unies, afin de préparer les ODD. Présidé par les présidents indonésien et libérien et par le Premier ministre britannique, ce panel rassemblait une quinzaine de personnes. Le processus des ODD a été initié par le rapport rédigé par ce panel, dont on retrouve la quasi-totalité des idées dans le document final, à certains éléments près. En 2011 et 2012, avec l'appui du secrétariat général des Nations unies, nous avions lancé une consultation extraordinairement large sur ces ODD, ce qui me permet de nuancer les propos de Serge Michailof : bien qu'il y ait eu une très grande concertation, notamment avec la société civile, le point de départ du processus était relativement concentré, sans pour autant être non démocratique ou déjà négocié.

La seconde fonction qui explique ma présence ici, c'est celle de président de Convergences, un mouvement qui milite pour les OMD depuis une petite décennie. Les 6, 7 et 8 septembre prochain, Convergences réunira quelque 7 000 personnes pour sa conférence annuelle qui offrira l'occasion d'amorcer le travail d'internalisation des ODD par tous les partenaires de la société civile.

Ce processus des ODD a abouti au concept de la double universalité dont certains points sont très importants pour les gouvernements et les représentations parlementaires.

L'élargissement de l'agenda, abondamment critiqué par Serge Michailof, va permettre d'insister sur l'approche par les droits, une revendication fondamentale de la société civile. Rappelons que les OMD étaient perçus comme des objectifs technocratiques élaborés par les agences de développement, et que leur légitimité était très faible dans la société civile, aussi bien celle des pays du sud que celle des pays industrialisés. Le processus réhabilite le critère de croissance économique et identifie un objectif spécifique lié à la création d'emplois et à l'accès à l'emploi. De ce fait, l'agenda des ODD s'appuie sur les trois piliers du développement durable – l'économie, l'environnement et le social – et il introduit une approche par les droits.

Cet agenda est universel car il s'applique également aux pays de l'OCDE. À partir de 2016, le Gouvernement français et les parlementaires vont être interpellés sur la façon dont ils contribuent à l'atteinte des ODD sur le sol français. « C'est ridicule, comment peut-on avoir les mêmes objectifs que le Burkina Faso ? » m'objecterez-vous. La France n'aura pas les mêmes objectifs que le Burkina Faso, ce serait un non-sens. En revanche, la France va être interpellée sur sa politique de l'emploi – pour citer un sujet qui fait un peu mal – sur l'égalité des sexes, sur l'environnement, sur le changement climatique, sur la biodiversité. Elle sera amenée à formuler des objectifs et des contributions. Sous l'effet de cet agenda global, les ministères français concernés – environnement, transports, affaires sociales – devront répondre sur la manière dont ils s'intègrent dans ce processus onusien.

Pourquoi en est-on arrivé là ? Je peux témoigner, pour avoir vécu le processus ayant conduit à la définition d'objectifs universels, qu'il s'agit d'une revendication fondamentale des pays en développement, notamment africains. Pour les pays pauvres, il est humiliant d'être les seuls auxquels on fixe des objectifs internationaux : ils n'ont cessé de le répéter pendant toute la durée de la concertation car ils y voient une forme de tutelle coloniale inacceptable. Il faut vivre avec cette réalité politique. Il n'aurait pas pu y avoir des OMD 2, parce que les pays en développement auraient refusé des objectifs qui leur auraient été spécifiquement attribués. On peut s'en indigner, dire que c'est confus, mais c'est comme ça. Il ne pouvait être question de redéfinir des OMD plus ou moins bons pour les pays en développement, le choix se situait entre la suppression des OMD ou l'élaboration d'ODD globaux.

Autre aspect que je souhaiterais souligner : il est très difficile de vouloir le beurre, l'argent du beurre, l'estime du crémier et la main de la crémière. À partir du moment où l'on conteste le caractère descendant des OMD, leur faible légitimité politique, leur manque de prise en compte des préoccupations des populations, et que l'on engage une vaste consultation de la société civile, il faut en accepter les conséquences. En sortant d'un système perçu comme autoritaire et néocolonial et en négociant avec 190 États, on obtient un produit qui reflète la diversité et les ambitions de la planète. C'est le fruit d'une négociation où chacun doit tenir compte des objectifs de l'autre. Il va falloir passer sur des défauts qui sont différents de ceux des OMD. Les ODD sont plus modernes et en résonance avec la société mondiale contemporaine que les OMD, mais ils ont d'autres défauts qu'il va falloir gérer.

Outre cette question de la double universalité, qui me semble inévitable, je voudrais évoquer le partenariat global. Enfonçons encore une fois cette porte ouverte : ni l'aide publique au développement, ni les financements publics ne sont à la hauteur du défi des ODD. Je vous propose de vous référer au scénario macroéconomique qui sous-tend les ODD et qui figure dans le rapport du panel de haut niveau. Selon ce scénario, si la planète conserve un rythme de croissance de l'ordre de 4 % par an en moyenne – 6 % dans les pays en développement, 2 % dans les pays de l'OCDE – et si un processus de répartition équitable de cette richesse se met en place, alors on peut éliminer l'extrême pauvreté sur la planète dans les quinze ans.

Les deux conditions vont de pair : sans une croissance moyenne de 4 %, les ODD ne seront pas atteints, ce n'est même pas la peine d'en parler ; sans politiques redistributives fortes, ils ne seront pas atteints non plus. Pour la réalisation de la première condition, les politiques publiques sont très importantes, mais les financements publics sont presque marginaux et le comportement des acteurs privés est absolument essentiel. Dans le partenariat global qui est appelé pour la mise en oeuvre de ces ODD, les acteurs privés vont jouer un rôle primordial, alors qu'ils étaient dans une quasi zone d'ombre des OMD.

Qu'attend-on des acteurs privés ? On attend d'abord qu'ils réorientent les flux financiers mondiaux. Ce mouvement est en cours : les investissements privés vers les pays les plus pauvres de la planète – c'est-à-dire des pays comme le Niger ou la RDC – ont quadruplé au cours de la dernière décennie, mais ils sont encore très insuffisants par rapport aux besoins.

On attend ensuite qu'ils contribuent à la mise en place de services aux populations, qui vont permettre de lutter efficacement contre la pauvreté. C'est tout l'agenda de la « Base de la pyramide » (Bottom of the pyramid – BOP) qui correspond à la fraction la plus vaste mais aussi la plus pauvre de la population mondiale. Il s'agit de la fourniture par des acteurs privés, à but lucratif ou non, des services essentiels : accès à l'énergie, à la santé, à l'éducation... La sphère est très large.

On attend enfin une montée en puissance de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE), qui se rapporte à leurs pratiques : manières d'investir, comportements vis-à-vis de leurs salariés, clients et fournisseurs, attitudes en matière d'environnement, etc. Cette activité demande à la fois une régulation internationale mais aussi une transformation volontaire des pratiques des acteurs car il est impossible de réguler tous les sujets qui entrent dans le champ de la RSE.

Ces ODD nous ouvrent à de nouvelles ambitions, tout en étant porteurs de défaillances. C'est avec tristesse que l'on doit accepter chaque critique formulée par Serge Michailof. Mais une fois ces critiques formulées, que faire ? Il faut saisir les opportunités qui s'offrent : faire émerger certaines préoccupations de politiques publiques dans l'agenda national français, valoriser la contribution de notre pays à l'amélioration du bien-être mondial. Il faut travailler sur la convergence de la politique française avec les politiques internationales. Intéressons-nous aux possibilités offertes par l'approche par les droits, qui est une façon de travailler sur la problématique des régimes autoritaires et des libertés publiques dans les pays en développement, et qui ouvre des perspectives de légitimité qui n'existaient pas autrefois. Il faut travailler sur la croissance économique et son rôle dans le développement, introduire la question du secteur privé et des partenariats multi-acteurs.

Ces idées ne sont pas forcément toutes nouvelles mais elles peuvent faire progresser l'agenda du développement. Certes, nous avons 170 cibles et dix-sept objectifs que personne n'est capable de mémoriser. Est-ce vraiment si important ? Nous avons cette chance extraordinaire d'être mobilisés collectivement autour d'un objectif fantastique : l'élimination de l'extrême pauvreté en l'espace d'une génération. Si nous avons la chance de vivre cet événement grâce aux ODD, nous n'aurons pas perdu notre temps.

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