Intervention de Laurent Neyret

Réunion du 7 avril 2015 à 17h00
Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Laurent Neyret, professeur des universités en droit privé à l'université de Versailles-Saint-Quentin :

Je suis ravi de traiter devant vous d'un sujet qui m'est cher depuis ma thèse de doctorat. J'avais choisi, au départ, de la consacrer à la notion de préjudice. Quelques jours plus tard, l'Erika a sombré, et mon sujet s'est orienté vers la question du préjudice écologique. Je dois donc tristement à cette catastrophe d'être ici devant vous aujourd'hui, parce que le droit français de la responsabilité n'était pas suffisamment armé pour traiter de ce problème jusqu'à ce que la Cour de cassation rende une décision historique en 2012.

La notion de préjudice écologique renvoie aux conséquences sur l'environnement d'un accident, volontaire ou, la plupart du temps, involontaire, causé par une activité humaine, quelle qu'elle soit. Pendant longtemps, ce préjudice n'a pas été pris en compte du fait que le code civil de 1804 est tout orienté vers la protection des personnes et des biens à la seule condition que ceux-ci soient appropriés. Or la nature appartient à tous et, finalement, à personne. C'est donc le sacro-saint article 1382, que l'on apprend en deuxième année de droit, qui, en exigeant un préjudice à autrui, a fait obstacle à la prise en compte de ce préjudice dans le droit français.

Pour autant, les tribunaux ont trouvé des moyens détournés de le prendre en compte, par le biais de la cote mal taillée du préjudice moral. Dès 1985, à la suite de l'affaire des boues rouges de la société Montedison, au large du Cap Corse, on a commencé à réparer le préjudice moral subi par les associations, le préjudice porté à l'image des collectivités territoriales, les préjudices moraux liés à l'action des braconniers. Ainsi le préjudice a-t-il été pris en compte de manière indirecte, donnant lieu à des dommages-intérêts de l'ordre du franc puis de l'euro symboliques.

Une construction jurisprudentielle empirique et casuistique s'est édifiée autour de ce préjudice, au gré des spécialités et des qualités de défense des avocats, de la qualité d'écoute des juges, et surtout de l'opinion publique et de l'aura de certaines catastrophes. Car enfin, si cet arrêt a été rendu en 2012 à propos de l'Erika, c'est parce qu'il s'agissait là d'une catastrophe nationale. Dans le cadre d'un groupe de travail à la Cour de cassation, nous avions, contre toute attente, recensé pas moins de 200 décisions prenant en compte le préjudice écologique. Simplement, ces décisions étaient réparties sur le territoire national et concernaient des affaires qui ne font pas la « une » des journaux nationaux.

Toujours est-il que, si le préjudice écologique est dans le droit français depuis 2012, on en connait peu de choses. La Cour le définit comme l'atteinte portée à l'environnement. Sur cette base, il faut que des assureurs, des entreprises, des avocats et des associations aient une activité source de sécurité juridique. Cela est bien peu, et c'est pourquoi le recours à la loi me paraît fondamental pour la protection des intérêts de tous, qu'ils soient économiques ou écologiques.

Le droit d'aujourd'hui laisse dans l'obscurité plusieurs points. L'un a trait à la manière de réparer le préjudice écologique – en nature, en remettant l'environnement en état, ou avec de l'argent en versant des dommages-intérêts ? Dans le second cas, comment évaluer le prix de la nature ? Combien la disparition de l'ourse Cannelle, dernier représentant de son espèce dans les Pyrénées, vaut-elle ? Les juges l'ont évaluée, toutes associations confondues, à 10 000 euros, soit au prix d'une petite Smart. Et si le préjudice est réparé sous forme pécuniaire parce que l'on ne peut procéder autrement, à qui attribuer ces réparations ? Aux associations qui demandent réparation, alors même que certaines n'auraient pas les moyens de réutiliser cet argent au service de la protection de l'environnement ou bien à un fonds ad hoc, comme dans d'autres pays ? Qui peut agir au nom de l'environnement ? Dans quel code intégrer une telle réforme : le code civil ou le code de l'environnement ? Ne faudrait-il pas attribuer le traitement de ce contentieux technique à des juridictions spécialisées, à l'image de ce qui se fait en matière économique ? Voilà encore bien des points à éclaircir.

La commission environnement du Club des juristes, auquel j'appartiens, avait rendu un rapport en ce sens. Ce think tank, qui réunit des représentants du MEDEF, d'associations de protection de l'environnement et des universitaires, a dégagé un consensus en faveur d'une évolution du code civil. Puis, la proposition de loi de M. Bruno Retailleau a été votée à l'unanimité au Sénat en 2013, et nous avons rendu, la même année, le rapport Jegouzo. Tout me semble prêt sur le plan technique. Il reste à la représentation nationale à se saisir de ce thème pour aller dans le sens de l'Histoire : la nôtre, mais aussi celle du code civil qui, d'abord tourné vers les propriétaires terriens, a pris récemment conscience de la spécificité de l'animal et pourrait devenir aussi le terreau de la justice environnementale du XXIe siècle.

L'excellence environnementale de la France et l'attraction de son droit sont ici convoqués, alors qu'il n'aura fallu qu'une seule marée noire aux États-Unis pour que, dès les années 80, le législateur américain consacre en droit le préjudice écologique et que ce dernier soit réparé au quotidien. Depuis, les lois en ce sens se sont multipliées au Mexique, au Brésil et au Chili où il existe, depuis près d'un an et demi, une juridiction spécialisée dans la réparation du préjudice écologique. Je considère ce type de réforme comme un moteur au service de la protection de l'environnement autant que de la sécurisation de la vie économique. Grâce à de tels textes, les assureurs peuvent consolider leur modèle contractuel en matière d'assurance environnementale, ce qui permet à ce marché d'accélérer son expansion. Les entreprises provisionnent davantage dans ces domaines et prennent également en compte ces questions spécifiques dans les contrats qu'elles peuvent signer.

Il est temps de légiférer, car, depuis 2012, les décisions de justice ordonnant la réparation du préjudice écologique se multiplient. Je citerai notamment les décisions de la Cour d'appel de Nouméa en 2014, à la suite d'une fuite d'acide sulfurique dans le lagon ; du tribunal de grande instance de Tarascon, l'été dernier, à la suite de la rupture d'un oléoduc dans la réserve naturelle de la plaine de la Crau ; du tribunal de grande instance de Paris en 2013, pour dépassement des normes de fumées aux polychlorophényles (PCB). Que ce droit se construise de manière empirique, que la valeur attribuée à l'environnement varie d'une décision à l'autre, que l'on affecte les réparations pécuniaires sans en contrôler le devenir et que l'on ignore comment les assureurs vont pouvoir intervenir, voilà qui me semble source d'insécurité. Or la mission du législateur et du droit en général est d'apporter de la visibilité, et de la sécurité et d'aller dans le sens de l'Histoire.

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