Intervention de Laurent Neyret

Réunion du 7 avril 2015 à 17h00
Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Laurent Neyret, professeur des universités en droit privé à l'université de Versailles-Saint-Quentin :

Je vous remercie très sincèrement de la richesse de vos observations et de vos questions. Lorsque l'on travaille autant sur ces thèmes, tant sur le terrain que dans son laboratoire, et par conséquent parfois coupé de la réalité, il est bon de se confronter à de telles interrogations.

S'il existe effectivement des difficultés, supposent-elles l'inertie, auquel cas il conviendrait d'établir un inventaire du droit actuel et de se demander s'il est juste et légitime ? De mon point de vue, ces difficultés ne sont nullement dirimantes, car il existe des précédents. Et surtout, le système qui serait instauré serait d'un niveau de sécurisation et de prévisibilité bien supérieur à ce qui existe. Car enfin, bien qu'un universitaire croie a priori que les intérêts défendus par les associations sont forcément opposés à ceux des industriels, j'ai découvert avec surprise une volonté commune d'avancer parce que, à l'échelle internationale, la prise en compte du préjudice écologique est une réalité et que les discussions portent plutôt sur les modalités de cette prise en compte que sur son principe même. Pour avoir été présent au Sénat lors du vote à l'unanimité de la proposition de loi Retailleau et y avoir entendu les représentants des groupes, j'ai eu le sentiment de vivre un moment d'Histoire.

Certes, cette évolution aura un coût économique et social, mais celui-ci sera susceptible d'être anticipé et sera un coût pour un bien. Il n'y a rien là de révolutionnaire : ce n'est que l'application du principe pollueur-payeur inscrit dans la charte constitutionnelle, principe initié notamment par le prix Nobel d'économie américain libéral, Ronald Coase. En vertu de son théorème, plutôt que de ne privatiser que les seuls profits et de socialiser les risques, il convient de privatiser tant les premiers que les seconds. Il paraît, en effet, injuste qu'un agent économique puisse profiter de son activité lorsqu'elle est florissante sans en assumer les conséquences dommageables.

Bien sûr, il y a une variété de situations. Des voix s'élèveront pour affirmer que si l'on inscrit dans le code civil le principe de réparation des atteintes à l'environnement, nous serons tous poursuivis, car nous commettons tous des préjudices écologiques. Et il est vrai que pour me rendre ici, j'ai emprunté les transports en commun, qui ont un impact écologique, ne serait-ce que parce que des insectes sont venus s'écraser sur le pare-brise du RER. Mais sachons raison garder : ces propos de la peur n'ont pas de sens à l'échelle des autres États qui ont reconnu la notion de préjudice écologique. Tout dommage à l'environnement n'est pas un préjudice réparable. De minimis non curat praetor – le juge n'a que faire des petits dommages –, apprend-on à l'université. Si la fuite d'un produit dans une rivière entraîne la mort de quelques poissons, un dommage est certes commis, mais il reviendra aux experts de déterminer s'il y a préjudice selon que le dommage a porté atteinte ou non à la biodiversité, à la dynamique et au processus écologique.

Le groupe de travail d'Yves Jegouzo s'est d'ailleurs accordé sur l'idée que tout ne fera pas l'objet d'une action en justice ni d'une négociation ou d'une transaction. Il sera évidemment nécessaire, comme en matière médicale, d'établir que le dommage commis suppose une réaction du droit parce qu'il a atteint un seuil suffisant. Dans le rapport, nous avons d'ailleurs retenu l'adjectif « anormal », faisant le parallèle avec la notion bien connue de « troubles anormaux de voisinage ». J'ignore si c'est là le meilleur choix. Toujours est-il que dans le droit étranger, on retrouve souvent ce type d'adjectif, tels « significatif » ou « suffisamment grave », étant entendu que tout adjectif donne lieu à interprétation. En retenant ce terme, notre objectif était de montrer qu'en cas de dommage, il sera établi un bilan entre l'intérêt écologique, l'intérêt économique et l'activité de tous. Si je fais du bricolage dans ma maison de campagne dans le Berry et que je déverse des pots de peinture dans le ruisseau au lieu de me rendre dans une décharge spécialisée, je devrais réparer le préjudice écologique que j'ai commis. Et ce ne sera que justice compte tenu des obligations qui pèsent sur les industriels.

Je vais à présent répondre successivement à vos différentes questions qui mêlent des réflexions relatives au préjudice, d'une part, et au crime, d'autre part, thèmes à la fois complémentaires et distincts. Le préjudice implique de se tourner vers la victime et le dommage qu'elle a subi, et de prendre en compte la question de sa réparation. Ce dommage peut être causé par des actes tout à fait accidentels ou volontaires, ou encore être le fruit de négligences particulièrement graves. Le préjudice sera traité de la même manière dans tous les cas. En revanche, le responsable, lui, ne doit pas être traité de la même manière. C'est là toute la différence entre le droit civil et le droit pénal. En matière de responsabilité médicale, si en opérant du genou, un chirurgien orthopédique commet une erreur médicale particulièrement grave, il pourra être condamné pénalement en plus de l'être civilement. En revanche, si la responsabilité de chacun de nous peut être mise en cause, nous ne pourrons tous être déclarés coupables, car la culpabilité ne vaut que pour les comportements gravement fautifs. Il convient donc de bien distinguer ces deux notions. Dans certains cas, comme dans l'affaire de l'Erika, par exemple, les acteurs ont été déclarés à la fois responsables et coupables. Mais s'il est vrai que les petits ruisseaux des préjudices écologiques strictement accidentels font les grandes rivières des pollutions, il importe d'avoir des réactions à géométrie variable.

J'évoquerai donc successivement l'aspect civil puis l'aspect pénal et criminel de la question.

M. Arnaud Leroy a tout à fait raison de souligner l'intérêt de la biodiversité commune par rapport à celui de la biodiversité exceptionnelle et des espèces emblématiques. Dans tous les rapports qui ont été publiés, il apparaît à l'évidence que si la biodiversité exceptionnelle est celle dont on parle le plus, la réparation du préjudice écologique concerne non seulement les éléments de l'environnement, mais également les processus dynamiques. Cela implique que l'on prenne en compte à la fois le court terme et le long terme, à l'image de ce qui se fait en matière de préjudices corporels où l'on répare non seulement le préjudice présent mais aussi l'incapacité future. D'ailleurs, dans les droits étrangers, la notion de processus est prise en compte. Des classifications internationales, telles que le Millenium ecosystem assessment, ont été établies par des écologues reconnus et d'un niveau comparable aux spécialistes du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC). Grâce à ces classifications, les juristes peuvent ensuite établir des classifications des préjudices réparables. Nous avons, d'ailleurs, mené à Sciences Po des travaux afin de mieux nommer et donc de mieux normer le préjudice écologique, de même qu'il existe des nomenclatures pour les préjudices corporels.

L'un d'entre vous nous a mis en garde contre les lois trop bavardes. Il conviendra, en effet, dans vos travaux de distinguer ce qui relève de la loi de ce qui relève du décret – par exemple, la nomenclature de préjudices réparables qui pourra ainsi être modifiée en fonction de l'évolution des connaissances scientifiques.

Je vous indiquais tout à l'heure que je n'hésiterai pas à soulever en toute transparence les points qui peuvent faire peur aux juristes et dont profitent ceux qui souhaitent résister à ce type de législation. L'une des questions centrales est celle de l'articulation de cette réforme avec le droit en vigueur, notamment la loi relative à la responsabilité environnementale qui a été introduite dans le code de l'environnement en 2008. Lorsqu'elle fut adoptée, on considéra qu'elle permettrait la réparation du préjudice écologique et qu'il était inutile d'attendre la décision du juge dans l'affaire du naufrage de l'Erika. Or, à mon sens, cette loi de transposition d'une directive européenne ne suffit pas, ce que tendrait à montrer le fait qu'elle a été très peu appliquée en Europe ; elle ne l'a même jamais été en France, alors que, depuis 2008, des préjudices écologiques ont été commis. Cela s'explique par plusieurs raisons.

Tout d'abord, il ne s'agit pas d'une loi de responsabilité, mais d'une loi de police administrative et de réglementation, dans laquelle la préservation de la nature, l'enjeu de la protection de l'environnement et l'application du principe du pollueur-payeur n'échoient qu'au préfet. Les associations ne se voient reconnaître aucun intérêt à agir : seul le préfet peut décider, en cas de pollution, de créer un comité et de négocier avec le pollueur.

Ensuite, cette loi est difficile d'accès pour les non-spécialistes. Elle est insérée dans le code de l'environnement. Or les juges me disent souvent, lorsque j'interviens dans le cadre de leur formation continue en droit environnemental, que ce code n'est pas dans leurs bibliothèques. (Murmures divers) Quant aux ressources dématérialisées, comme Légifrance, elles ne se consultent pas de la même manière que les codes sur papier. Qui plus est, le droit de l'environnement ne fait pas partie du quotidien des juges.

La loi sur la responsabilité environnementale est aussi difficile à lire. À chaque fois que je dois l'enseigner, je suis obligé de me remémorer les définitions des différents types de réparation qu'elle prévoit – réparations primaire, complémentaire et compensatoire. Il s'agit là de termes très techniques renvoyant à des préjudices particulièrement graves et qui, lorsque les dommages sont causés au sol, doivent absolument avoir des conséquences sur la santé. Or je peux vous citer nombre d'affaires dans lesquelles le sol est pollué sans que l'on puisse en démontrer les conséquences sanitaires dans la mesure où la causalité est très distendue.

Cette loi n'est pas non plus appliquée parce que le préfet a la charge de défendre les emplois, en même temps que la cause environnementale. D'ailleurs, la France a été condamnée à plusieurs reprises par la Cour de Justice de l'Union européenne, notamment dans l'affaire des algues vertes et de la pollution au nitrate de l'eau en Bretagne, parce que les préfets n'avaient pas suffisamment fait appliquer la législation européenne. Cela peut se comprendre car, en matière administrative, on applique la théorie du bilan entre ce qui est acceptable écologiquement et ce qui l'est socialement. Dans l'affaire de l'ourse Cannelle, pourquoi croyez-vous que le parquet n'a pas fait appel de la relaxe de l'intéressé en première instance ? Dans l'affaire de l'Erika, ce n'est pas l'État qui a demandé réparation du préjudice écologique, mais deux associations ainsi que le département du Morbihan. Les communes qui souhaitaient le faire ne se sont pas vu reconnaître le droit d'agir. Il a fallu que le sénateur Bruno Retailleau fasse adopter une loi rapidement, qui a été appliquée immédiatement, pour conférer ce droit aux collectivités locales. Alors même que ces dernières ont l'habitude du droit administratif, elles ont dû faire appel au droit commun et aux grands principes de responsabilité.

Enfin, cette loi interdit toute réparation pécuniaire, n'autorisant que la réparation en nature. Or comment réparer en nature la disparition d'une espèce, l'altération d'un écosystème ou une dynamique ? Les économistes et les écologues répondent à cette question que l'on peut essayer de les compenser. Or, si le mécanisme de la compensation commence à bien fonctionner aux États-Unis, il n'en est qu'à ses balbutiements en France.

On peut certes continuer à attendre et à appliquer la loi de 2008, mais alors il est certain que, pendant des dizaines d'années, les préjudices écologiques les plus complexes et les plus graves pour l'environnement ne seront pas réparés. On comprend ainsi l'intérêt de certains à arguer qu'une loi existe déjà et que l'on peut se contenter de l'améliorer. Or c'est impossible puisque cette loi résulte de la transposition d'une directive européenne. Il convient donc d'adopter un régime, non pas alternatif, mais complémentaire, qui s'articulera avec la loi en vigueur, la directive de 2004 précisant explicitement que les États ont la possibilité d'instaurer un régime plus rigoureux, c'est-à-dire plus protecteur de l'environnement que celui qu'elle institue.

Si nous proposons d'introduire cette réforme dans le code civil, c'est parce qu'il est ce que l'on appelle la constitution civile des Français. On l'a vu lors de la réforme de la famille et lors de la réforme du statut de l'animal. D'ailleurs, un non-juriste sait ce qu'est le code civil. Et tout avocat non spécialisé, tout magistrat, tout assureur, tout responsable politique saura facilement accéder à ce texte.

Pour articuler cette réforme avec le droit en vigueur dans le code de l'environnement, il suffira de préciser dans le code civil que les nouvelles dispositions valent sans préjudice des dispositions de la loi relative à la responsabilité environnementale figurant dans le code de l'environnement. De la sorte, si un juge a à connaître d'un contentieux en matière de préjudice écologique et qu'un préfet a, quelques temps auparavant, appliqué la loi de 2008, par exemple en exigeant d'un industriel qu'il prenne des mesures de remise en état, ce juge devra vérifier quelles dispositions ont d'ores et déjà été prises par l'exploitant en cause. En réalité, il s'agit d'un problème de liquidation des préjudices, question bien connue dans le cadre des troubles de voisinage. Lorsqu'un industriel dépasse des normes de bruit ou d'émissions polluantes, le préfet peut, au titre du droit des installations classées, lui appliquer des sanctions administratives – mise en demeure, travaux forcés – dont le juge, s'il est ensuite saisi, prendra acte. Ce dernier pourra alors considérer, soit qu'il n'y a plus d'intérêt à agir, soit qu'il demeure des préjudices résiduels, tels que les préjudices moraux d'une association de riverains.

Voilà donc l'articulation : sans préjudice de ce qui existe, sans préjudice de ce qui a déjà été fait. En inscrivant dans le texte le principe de la réparation intégrale du préjudice, on éviterait tant la redondance indemnitaire que le vide indemnitaire. J'insiste également sur la nécessité de rappeler le principe pollueur-payeur dans l'exposé des motifs de la loi, qui en déclinerait les modalités dans le code civil.

Vous m'avez également interrogé au sujet des catastrophes qui, lorsqu'elles ont des conséquences humaines, entraînent une réaction plus vive du législateur. L'explosion d'AZF s'est produite dix jours après les attentats du 11 septembre 2001 ; dès 2003 était adoptée la loi Bachelot prévoyant des plans de prévention des risques. S'agissant de la catastrophe de l'Erika, dont nous avons tristement commémoré les quinze ans, il aura fallu plus de dix ans de procédure pour aboutir à une décision de justice. On voit que le juge est capable de faire évoluer le droit mais, à un moment donné, le ruisseau de la jurisprudence atteint ses limites, et le législateur doit prendre le relais du juge. Faudra-t-il pour cela attendre une nouvelle catastrophe ?

Soyons aussi conscients que, selon Interpol et la Commission européenne, les réseaux criminels internationaux portent atteinte à la sécurité sanitaire, qu'Ebola et le SRAS sont liés à des trafics d'espèces, que des déchets dangereux transitent par l'Europe et que des pesticides contrefaits, donc moins chers, circuleraient également sur le marché national, que l'on retrouverait dans les fraises notamment. Je regrette qu'il ait fallu l'affaire du Mediator pour saisir de ce type de questions l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux.

Bref, si les responsables gouvernementaux doivent hiérarchiser les différents intérêts à prendre en compte, j'en appelle au respect des annonces qu'ils ont faites en matière de préjudice écologique. Pour avoir rédigé une thèse sur la question, j'ai vécu la succession des événements de manière très personnelle. Je propose la réparation du préjudice écologique ainsi qu'une définition de celle-ci. Le juge la consacre. Puis à l'Assemblée nationale, deux ministres s'engagent à faire évoluer le code civil. Un groupe de travail est constitué qui travaille d'arrache-pied tout l'été. On a l'impression que tout est prêt et, finalement, on nous tient en haleine. Que de patience ! Je souhaiterais donc qu'il y ait un coup d'accélérateur et je ne comprends pas la situation actuelle.

Plusieurs députés SRC. Nous non plus !

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