Intervention de Michel Winock

Réunion du 17 avril 2015 à 9h00
Groupe de travail sur l'avenir des institutions

Michel Winock, président :

En introduction à cette séance sur le bicamérisme, je vous propose un rapide coup d'oeil historique sur la question, et particulièrement sur la seconde chambre, le Sénat.

Avant la Révolution française de 1789, deux pays disposaient d'un pouvoir législatif divisé en deux chambres : la monarchie britannique, dont le système parlementaire remontait au xive siècle, et la jeune démocratie américaine. Si les constituants français avaient évidemment ces modèles en tête, ils ne les ont pas suivis. Dans leur désir d'en finir avec la monarchie absolue et un monarque de droit divin, ils ont opposé au pouvoir exécutif royal la puissance d'un corps législatif unique inscrit dans la Constitution de 1791, la première de notre histoire.

Par la suite, la condamnation de Louis XVI a fait entrer la France dans l'histoire républicaine. La Convention, nouvelle assemblée constituante, a voté la Constitution de 1793, où la chambre unique était maintenue, mais cette constitution a été suspendue jusqu'à la fin de la guerre et, à vrai dire, c'est la chute de Robespierre, après l'épisode de la Terreur, qui a mis fin définitivement à la Constitution de 1793.

Les conventionnels, à qui il revenait de construire un nouveau régime, ont rédigé la Constitution de 1795, dite de l'An III. Pour la première fois, ce texte constitutionnel attribuait le pouvoir législatif à deux chambres, le Conseil des Cinq-Cents et le Conseil des Anciens, ainsi nommé parce que la deuxième chambre ne pouvait être formée que par des élus âgés d'au moins quarante ans. Le souci des constituants était l'équilibre des pouvoirs, au point qu'ils attribuèrent le pouvoir exécutif non pas à un individu, mais à un directoire de cinq personnes.

Cet épisode laisse traîner sur le principe de la seconde chambre une image de conservatisme, voire de réaction. Les décennies suivantes ont accentué cette réputation antidémocratique, avec le bicamérisme établi par la Restauration et la Monarchie de Juillet, où la chambre des députés – élue au suffrage très restreint – était équilibrée ou neutralisée par la Chambre des pairs, lesdits pairs étant désignés en nombre illimité par le roi, qui ne se gênait pas pour modifier la majorité de l'assemblée en y introduisant, lorsqu'il l'estimait nécessaire, des fournées de pairs ayant son agrément.

Ces précédents historiques expliquent la volonté des révolutionnaires de 1848 de se débarrasser du bicamérisme. La commission de Constitution consacre plusieurs séances à cette question qui ne fait pas l'unanimité en son sein. Les plus éloquents défenseurs de la deuxième chambre sont alors Odilon Barrot et Alexis de Tocqueville.

« Notre esprit français n'a pas changé depuis César », déclare Barrot, « il est toujours vif, ardent ; nos moeurs, nos habitudes sont pleines d'impétuosité, nous ne savons ni calculer ni attendre. Avec de pareilles dispositions, et de plus une centralisation excessive, toutes les passions de la démocratie viendraient inévitablement se concentrer et s'exhaler dans une assemblée unique. Combien alors ne serait pas violent et irrésistible l'élan de ce pouvoir sans contrepoids ! »

Tocqueville défendra à son tour les deux chambres en se référant aux États-Unis, où ce n'est pas seulement le pouvoir législatif central, mais toutes les républiques, c'est-à-dire tous les États, qui ont adopté le bicamérisme. Selon lui, il serait nécessaire d'adopter en France ce système qui fonctionne très bien outre-Atlantique. D'autres constituants partagent cette préférence pour la coexistence de deux chambres, mais, comme le dit l'un d'eux, « nous avons contre nous le torrent de l'opinion publique ». Après les journées de juin 1848, la France est en pleine ébullition, en révolution, et la mauvaise réputation de la seconde chambre est telle que même les avis les plus éloquents en sa faveur ne peuvent se faire entendre : la Constitution de 1848 établit ainsi l'assemblée unique.

Au lendemain de la guerre de 1870, plus exactement après les élections législatives de février 1871, les débuts de la IIIe République opposent, au sein de l'Assemblée nationale, une majorité de monarchistes et une minorité de républicains qui, par des compromis passés entre les modérés de chacun des deux camps, votent les lois constitutionnelles de 1875.

Celles-ci mettent en place un Sénat en face d'une Chambre des députés. Les républicains les plus durs, que l'on appelle les radicaux, entraînés par Georges Clemenceau, dénoncent, au nom de la tradition républicaine, aussi bien l'existence du Sénat – d'autant plus que celui-ci comprenait des sénateurs nommés à vie – que l'existence même d'un Président de la République. Mais si la réforme constitutionnelle qu'ils réclament a bien lieu en 1884, c'est pour ne rien changer de fondamental dans le système. Plus tard, Clemenceau renoncera à ce programme radical, convenant de l'utilité d'une seconde chambre et devenant lui-même sénateur du Var en 1902.

Le Sénat restait cependant dans les esprits les plus démocrates comme une anomalie, un héritage monarchique ou aristocratique. C'est une assemblée conservatrice, comme elle le prouve en 1937 en provoquant la démission de Léon Blum, le chef du Front populaire. On ne s'étonnera donc pas que, au lendemain de la Libération, la première assemblée constituante, dominée par les députés communistes et socialistes, qui disposent de la majorité absolue, énonce dans l'article 47 du premier projet constitutionnel : « Le peuple français exerce sa souveraineté par ses députés à l'Assemblée nationale, élus au suffrage universel, égal, direct et secret. »

De Sénat, point. C'était un régime d'assemblée inspiré par la Convention, une assemblée unique qui élit le Président de la République et qui dirige en fait le gouvernement. Le projet, combattu par les républicains populaires du MRP, est néanmoins voté par les socialistes et les communistes, qui disposent de la majorité absolue. Ceux-ci sont désavoués par le suffrage universel, et le projet est rejeté par le référendum du 5 mai 1946.

Dans la nouvelle Constituante, les trois partis qui dominent – le MRP, le PCF et la SFIO, que l'on appelle le tripartisme – trouvent un compromis. Malgré les foudres du général de Gaulle, la Constitution de la IVe République, qui rétablit une deuxième chambre – sous la forme d'un Sénat rebaptisé Conseil de la République – est ratifiée par référendum le 13 octobre 1946.

Si le bicamérisme était ainsi restauré, il convient de préciser que, aux termes de la Constitution de la IVe République, il était cependant précisé qu'à défaut d'accord entre les deux chambres sur un projet de loi, le dernier mot restait à l'Assemblée. Le Conseil de la République, aux pouvoirs amoindris par comparaison avec la IIIe République, cessait d'être une chambre de décision.

La Ve République a entériné le bicamérisme et rebaptisé « Sénat » la seconde chambre. Selon l'article 24, le Sénat, élu au suffrage indirect, assure la représentation des collectivités territoriales de la République. Mais, contrairement à sa réputation conservatrice, le Sénat, sous la présidence de Gaston Monnerville, s'est montré indocile vis-à-vis du chef de l'État – particulièrement en 1962, quand le général de Gaulle a voulu court-circuiter les parlementaires pour faire adopter directement par référendum l'élection du Président de la République au suffrage universel, par l'article 11 de la Constitution.

Ce Sénat, de Gaulle ne l'aime pas, ce qui ne s'explique pas uniquement par le différend qui l'oppose à son président ; il le juge tout à fait inutile et obsolète. Dès 1963, il confie à Alain Peyrefitte : « Il vaudrait mieux mettre fin au Sénat. Ce n'est pas pressé : nous avons pris les moyens nécessaires pour le rendre inutile. L'opinion s'habitue à ce qu'on ne parle plus du Sénat et c'est ce qui peut arriver de mieux. […] Le Sénat et les conseillers généraux représentent la France rurale du xixe siècle, celle du seigle et de la châtaigne. Notre grande affaire est d'épouser notre siècle. »

De Gaulle misait, pour remplacer le Sénat, sur un Conseil économique et social rénové. Il a cependant attendu l'épisode de mai 1968 pour passer à l'acte. En avril 1969, le général soumet la question de confiance au suffrage populaire par un référendum où il est question de la réforme des régions et du Sénat. Celui-ci serait réduit à une fonction purement consultative, il ne pourrait avoir l'initiative des lois et il ne donnerait que des avis. Le Sénat, qui fusionnerait avec le Conseil économique et social, serait composé de 173 élus des collectivités territoriales, à côté desquels siégeraient 146 représentants des activités économiques, sociales et culturelles désignés par des organismes représentatifs. Comme vous le savez, c'est sur la victoire du non que le général de Gaulle a démissionné de la présidence de la République.

La question du Sénat est cependant restée posée. Il ne s'agit pas de son existence même : on estime communément qu'il répond à un besoin, celui de la réflexion, qui permet une meilleure qualité de la production législative. Même si le dernier mot est laissé à l'Assemblée, l'élaboration de la loi échappe aux décisions trop hâtives, nées parfois de l'émotion collective. La possibilité de réunir des commissions mixtes offre aussi au Sénat la possibilité de peser sur la loi.

Cependant, sa durée, qui était de neuf ans, a été jugée trop longue et réduite à six ans en 2003. La principale question qui est posée à son sujet est celle de son mode d'élection. En effet, le suffrage indirect attribue la meilleure part du collège électoral – environ 95 % des électeurs – aux conseils municipaux. Les plus petites communes se trouvent donc surreprésentées. Au fond, la nature conservatrice du Sénat n'a guère varié depuis la IIIe République.

Tout en gardant son rôle dans l'élaboration législative – ce qui paraît souhaitable –, le Sénat ne pourrait-il pas inclure – comme l'avait prévu le projet de 1969, mais sans doute autrement – des représentants des forces économiques, sociales et culturelles ? De même, si l'Assemblée est composée des députés de la nation, et si le Sénat a la vocation de représenter les collectivités territoriales, ne pourrait-il pas, comme l'est le Sénat américain pour les États de l'Union, être le représentant des régions ? Ce questionnement s'inscrit à coup sûr dans la réflexion à mener sur la démocratisation de la vie politique française. Bicamérisme, oui, mais pas n'importe quel Sénat. Et – nous avons abordé la question avec le mode de scrutin – pas n'importe quelle Assemblée non plus.

1 commentaire :

Le 26/12/2016 à 16:25, Laïc1 a dit :

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« Le peuple français exerce sa souveraineté par ses députés à l'Assemblée nationale, élus au suffrage universel, égal, direct et secret. »

Le peuple français n'exerce pas grand chose en fait, on lui a ravi le pouvoir, sa souveraineté, au nom d'une prétendue représentation nationale qui l'indiffère et qui ne lui demande jamais rien.

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

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