Intervention de Ludovic Pouille

Réunion du 5 mai 2015 à 17h00
Commission des affaires étrangères

Ludovic Pouille, directeur-adjoint Afrique du Nord et Moyen-Orient au ministère des affaires étrangères et du développement international :

La Tunisie est pour nous une priorité absolue. Nous avons été le moteur de la mobilisation européenne et internationale de soutien à ce pays. Le Premier ministre y était d'ailleurs en septembre dernier pour coprésider avec son homologue tunisien une conférence internationale de soutien. Nous avons accueilli Béji Caïd Essebsi à Paris le mois dernier et annoncé à cette occasion la conversion de dette à hauteur de 60 millions d'euros, qui a été un geste très fort, et nous sommes à l'avant-garde pour entraîner nos partenaires européens. Nous avons proposé à Mme Merkel, qui l'a accepté, de convier Béji Caïd Essebsi au sommet du G7 en Allemagne en juin. Et nous allons continuer d'accompagner la transition tunisienne, qui est le seul exemple dans la région de transition avec intégration réussie dans le jeu politique d'un mouvement islamiste – permettant de montrer qu'islam et démocratie sont compatibles. Le ministre des affaires étrangères doit se rendre sur place avant le ramadan et nous encourageons les touristes français à retourner en Tunisie.

Concernant l'Iran et l'Arabie saoudite, le ministre Laurent Fabius a indiqué aujourd'hui à Riyad que nous ne prenions pas parti dans un conflit religieux entre sunnites et chiites quand nous intervenons en appui aux sorties de crises en Syrie, en Irak, en Libye, au Yémen ou au Liban. Ce qui nous importe est la stabilité de la région et la recherche de solutions aux crises, qui ne peuvent être qu'inclusives, c'est-à-dire n'excluant aucune partie au profit d'une autre. Au Liban, par exemple, où nous sommes les seuls à pouvoir parler à tout le monde, y compris au Hezbollah, nous avons multiplié les efforts ces derniers mois pour tenter de faciliter l'élection d'un président et nous comptons les poursuivre en liaison avec nos principaux partenaires. Nous sommes par ailleurs en première ligne en Irak, où nous avons engagé l'oépration Chammal dès septembre dernier, à la demande des autorités irakiennes, et où nous collaborons avec Haïder al-Abadi, qui est un premier ministre chiite, pour favoriser la réconciliation nationale entre toutes les communautés irakiennes. Enfin, nous travaillons au Yémen en appui des efforts des Nations Unies, visant à remettre autour d'une même table les Houthis, qui feront partie de la solution, et les autres parties.

Nous ne sommes pas aujourd'hui dans une guerre contre l'Iran, même s'il faut reconnaître que ce pays utilise un certain nombre de vecteurs d'influence dans la région pour renforcer une forme d'hégémonie et une capacité de nuisance.

Il était par ailleurs important d'apporter un soutien à nos alliés stratégiques dans le Golfe. Nous avons une convergence globale avec les pays de la région, notamment sur l'analyse de la crise yéménite – ce qui n'empêche pas des divergences sur tel ou tel point, que nous exprimons en toute amitié dans le dialogue avec nos partenaires. Notre rôle, en tant que membre du Conseil de sécurité, est d'être un facilitateur ou un accompagnateur dans la mise en oeuvre des solutions politiques à ces crises.

Monsieur Myard, la lutte antiterroriste menée par les États-Unis au Yémen s'est faite en totale liaison avec les autorités de ce pays et à leur demande. Chaque frappe américaine par drone a été réalisée à leur requête et en coordination avec elles. Par ailleurs, là où AQPA est touchée par les drones, on ne peut pas dire qu'il y ait une importante communauté houthie : je ne crois pas que celle-ci ait pu être à cet égard une victime collatérale de la lutte anti-terroriste.

S'il y a beaucoup de Saoudiens dans les rangs d'Al-Qaïda, il y a aussi beaucoup de Jordaniens, de Tunisiens, de Marocains, d'Européens y compris des Français qui rejoignent Daech et Al Qaida. Il nous faut donc combattre cette attractivité sans précédent des mouvements terroristes pour des jeunes en perdition ou en quête de sens.

Sur la question de savoir s'il faut mener une lutte globale contre Daech et le terrorisme, il ne faut pas sur-interpréter les allégeances formulées par tel ou tel groupe terroriste hors du théâtre syro-irakien, car elles sont souvent d'opportunité, de la part de groupes qui sont faibles et ont besoin d'actions spectaculaires pour prendre une partie du ‘gâteau daechiste', en attirant notamment des financements et des combattants étrangers. Nous ne voulons pas donner le sentiment que nous sommes entrés dans une troisième guerre mondiale contre Daech, ce qui serait lui faire beaucoup d'honneur : il ne faut pas tomber dans le piège qu'il nous tend de vouloir en faire le seul ennemi. Plus nous communiquons sur la propagation de cette organisation, plus nous allons dans son sens.

Nous traitons donc les crises une par une, chacune dans sa spécificité. Mais nous mettons beaucoup de moyens aux niveaux national et international pour lutter contre Daech, ses sources de financement, ses flux de combattants étrangers, sa propagande sur le net. Nous accueillerons début juin à Paris une réunion ministérielle de la coalition internationale contre Daech.

Quant au nombre de migrants arrivés sur les côtes européennes, il était d'environ 200 000 en 2014 et nous sommes déjà à plus de 75 000 cette année. Une majeure partie transite par la Libye. Les passeurs profitent bien sûr de la crise libyenne, mais aussi de toutes les crises et de l'instabilité régnant dans la zone. Les réfugiés dont on parle sont en grande partie aussi Syriens.

À l'initiative de l'Italie et avec l'appui de la France, un Conseil européen extraordinaire a été réuni le 23 avril, qui a défini quatre axes d'action concrets : renforcer la présence de l'Union européenne en mer au côté de l'Italie – la France a déployé à cet effet deux navires et des avions de reconnaissance – ; lutter contre les trafiquants dans le respect du droit international, en prévoyant notamment la planification d'une opération militaire européenne visant à détruire les bâtiments de ceux-ci avant leur utilisation – point actuellement en discussion à Bruxelles et à New York, où on débat sur un texte de résolution du Conseil de sécurité porté par les Européens pour autoriser l'emploi de la force contre ces navires sur la base du chapitre VII de la Charte des Nations Unies – ; prévenir les flux migratoires irréguliers ; et renforcer la solidarité et la responsabilité internes.

Le 13 mai, la Commission européenne devrait présenter un agenda européen pour les migrations, qui comportera quatre volets : la mise en oeuvre complète du régime d'asile européen commun ; la promotion de l'attractivité européenne par l'immigration légale ; l'optimisation du paquet législatif sur les sanctions de l'immigration irrégulière ; le renforcement de l'agence Frontex.

Mais ces moyens importants ne seront probablement pas suffisants. Sans un accompagnement en amont pour résoudre les crises et répondre aux problématiques de développement de l'Afrique subsaharienne, l'attractivité de l'Europe restera très forte. Quand on sait que les migrants sont prêts à payer des milliers de dollars pour risquer leur vie, on peut penser que leur flux risque de se poursuivre.

Il faut donc travailler à un certain nombre de mesures immédiates. Nous espérons pouvoir obtenir cette résolution du Conseil de sécurité assez vite et faire en sorte que les premières décisions soient prises. Si on a un accord politique libyen dans les prochaines semaines, cela aidera au déploiement d'un dispositif complet.,Il m'est très difficile de répondre aux questions relatives aux objectifs de Daech en Libye et à ses relations avec les trafiquants, qui relèvent davantage des services de renseignement. Daech cherche avant tout à intégrer ce pays dans le califat, qui s'étend de l'Indonésie à l'Espagne, et à accroître ses emprises territoriales – comme c'est le cas à Darnah ou à Syrte –, qui pourraient être utilisées comme sanctuaires ou d'éventuelles zones de repli pour des combattants venant du Levant. Compte tenu de l'allégeance de Boko Haram à cette organisation, il n'est pas exclu que l'objectif à long terme de celle-ci soit de créer un arc entre le Levant, la Libye et l'Afrique de l'Ouest, avec des connexions commerciales et humaines.

S'agissant des arsenaux libyens de Kadhafi, il y a longtemps qu'ils ont été démantelés et que les armes sont disséminées – c'est bien le problème qu'on a eu à gérer au Nord Mali. Le problème aujourd'hui est le respect de l'embargo sur les armes en Libye. Sa levée pour lutter contre le terrorisme est une option sur laquelle nous sommes très prudents : ajouter des armes n'est pas une solution à ce stade, mais cela pourra être le cas quand nous aurons un gouvernement d'union nationale en mesure d'être un véritable partenaire dans la lutte contre le terrorisme. En attendant, nous encourageons les milices de Tripoli et de Misrâtah à ne pas laisser Daech s'installer à Syrte et faisons en sorte que l'action du général Haftar soit cantonnée à la lutte contre le terrorisme . Pour nous, les groupes terroristes sont bien identifiés : il s'agit d'Ansar al-Charia Benghazi et Darnah ainsi que de Daech, auxquels il faut ajouter AQMI et Al-Mourabitoune notamment. Enfin, il est vrai que la mobilisation européenne est toujours complexe. Si, sur la question migratoire, elle a été assez rapide, sur le front des crises, c'est toujours plus long et on a toujours le sentiment d'agir en première ligne. C'est vrai pour l'Irak, où nous avons convoqué le 15 septembre la grande conférence internationale de soutien à ce pays et de lutte contre Daech. C'est vrai aussi sur le Sahel, où on n'a pas attendu les Européens pour déployer les opérations Serval puis Barkhane. Mais la France ne peut tout faire toute seule et nous cherchons à mobiliser nos partenaires européens. Nous travaillons ainsi en étroite coopération avec les Britanniques, qui sont également membres du Conseil de sécurité, mais aussi avec les Allemands, les Espagnols et les Italiens. Mme Mogherini a évidemment un rôle à jouer : elle était en Tunisie après l'attentat du Bardo et y est retournée il y a quelques jours pour apporter son soutien aux efforts de Bernardino Leon. Nous encourageons une implication du SEAE et des partenaires européens dans l'ensemble de ces théâtres.

Il faut en effet rendre hommage au travail fait par Bernardino Leon, de même qu'à celui accompli par Stefan de Mistura sur la Syrie ou celui qui va être engagé par Ismail Ould Cheikh Ahmed sur le Yémen. Les Nations Unies constituent un parapluie légitime indispensable à toute action politique de la communauté internationale, mais cela n'est pas suffisant. Le rôle de la France, des grandes puissances, de l'Europe et des pays de la région est donc indispensable pour accompagner ces efforts. Bernardino Leon ne pourra réussir que si le consensus international est suffisamment fort pour que les parties libyennes, qui doivent aujourd'hui prendre leurs responsabilités, sentent cette pression.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion