Intervention de Alain Tourret

Réunion du 20 mai 2015 à 10h30
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAlain Tourret, rapporteur :

Monsieur le Président, je voudrais tout d'abord me féliciter du travail que nous avons réalisé avec Georges Fenech. Nous avons beaucoup travaillé, entendu et écouté de nombreuses personnes ; nous avons ainsi pu nous faire notre propre opinion, rédiger ce rapport et formuler les propositions que nous allons vous présenter, avant de nous atteler à la rédaction d'une proposition de loi. Il s'agit d'une méthode fructueuse qui avait déjà fait ses preuves sur la question de la révision des décisions pénales et permis l'adoption, par notre Assemblée, d'une loi à l'unanimité.

Je souhaite qu'il en soit de même sur la réforme de la prescription pénale mais il faut avouer qu'elle ressemble un peu à la « réforme impossible », tant tous ceux qui s'y sont attelés avant nous ont échoué, à commencer par le président Pierre Mazeaud ou le sénateur Jean-Jacques Hyest qui, après avoir en 2007 formulé des propositions de réforme de la prescription civile et de la prescription pénale, n'a pu faire aboutir que celles relatives à la première. Il y a eu aussi, en 2008, le rapport de M. Jean-Marie Coulon sur la dépénalisation de la vie des affaires, qui est resté lettre morte puis, en 2010, l'avant-projet de réforme du code de procédure pénale, qui a également échoué. J'espère que cette fois-ci, nous y parviendrons.

Ce que nous proposons n'est pas, comme l'écrivait Le Figaro ce matin, une « petite révolution pénale » mais une révolution pénale douce, qui essaie de trouver des solutions adaptées aux problèmes soulevés.

Deux formes de prescription affectent, en droit pénal, l'action de la justice. La première, la prescription de l'action publique, est un mode général d'extinction de l'action publique par l'effet de l'écoulement d'un certain temps depuis le jour de la commission de l'infraction ; elle intervient avant la condamnation définitive. Elle se distingue des autres causes d'extinction de l'action publique mentionnées à l'article 6 du code de procédure pénale. La seconde, la prescription de la peine, met en échec le droit, pour la puissance publique, d'exécuter, à l'expiration d'un certain délai les sanctions définitives prononcées par le juge. Ces deux types de prescription se distinguent également par la durée de leurs délais et, au sein de chacune d'elles, par des délais différents en matière criminelle, délictuelle et contraventionnelle : ce sont donc pas moins de six délais de prescription de droit commun qui existent dans notre droit.

La prescription est une institution séculaire et – puisque nous parlons en ce moment beaucoup du latin – elle serait apparue pour la première fois sous le règne d'Auguste, vers 18 ou 17 avant Jésus-Christ, avec la loi Julia, de adulteriis qui instaura une prescription de cinq ans pour les delicta carnalia – chacun aura reconnu ici notamment l'adultère. Par la suite, les codes romains fixèrent à vingt ou trente ans le délai de prescription de l'action publique et rendirent imprescriptibles les infractions les plus graves, comme le parricide : on a déjà là la distinction entre prescription et imprescriptibilité. C'est Saint Louis qui va installer la prescription dans notre droit avec l'octroi de la Charte d'Aigues-Mortes de 1246 qui, fait notable, posait déjà le principe d'une classification tripartite des délais de prescription. Il y est écrit qu'« on ne pourra pas enquêter après une période de dix ans au sujet d'un crime (…) contre celui qui aura été présent pendant ces dix ans ou la plus grande partie de ces dix ans ; (…) ni au sujet d'un vol après une période de deux ans ; ni au sujet d'une amende non réglée après une période d'un mois ». Cette charte, d'une extraordinaire modernité, montre que l'essentiel des principes du code de procédure pénale – classification par infraction, motif d'interruption – relatifs à la prescription ont été posés dès 1246 !

Les articles 7 et 8 du code de procédure pénale sont simples : ils disposent que la prescription de l'action publique court à partir du moment où le fait est commis. Toutefois, estimant qu'il était insupportable que certaines infractions ne puissent pas être poursuivies, la jurisprudence s'est progressivement écartée de la lettre de ces articles et a multiplié, à partir de 1935, les décisions contra legem en retenant la date de révélation des faits pour point de départ du délai de prescription de l'action publique. Dans le même temps, et cela témoigne de notre totale schizophrénie, nul ne remet véritablement en cause le principe même de la prescription. En effet, à la différence des pays anglo-saxons dans lesquels l'imprescriptibilité est plutôt la règle, la prescription demeure une tradition forte dans notre pays de droit romain, même si un courant de la doctrine défend désormais la généralisation de l'imprescriptibilité en soulignant que ses effets pervers pourraient parfaitement être tempérés ou corrigés par la possibilité laissée au procureur de la République d'entamer ou non les poursuites.

Cette jurisprudence erratique remet en cause la sécurité juridique en faisant courir le délai de prescription de l'action publique de certains délits à partir du moment où ils sont commis – y compris dans la délinquance économique – et d'autres à partir du moment où ils sont révélés. Tous les professionnels du droit ont estimé qu'il n'était plus possible de continuer ainsi et ont reproché au législateur sa frilosité, en l'invitant à se saisir du problème.

Nous-mêmes, législateurs, avons notre part de responsabilité dans le dérèglement du système, car nous avons allongé les délais de prescription de l'action publique et des peines. Nous avons ainsi soumis certains crimes à des délais de prescription de trente années et porté le délai de prescription de l'action publique de certains crimes commis sur mineurs à vingt années. Nous avons également porté à vingt ou dix ans la durée des délais de prescription applicables à certains délits. Peut-on admettre que notre droit soit devenu si peu lisible et insécurisant en raison, d'une part, d'une jurisprudence contra legem en perpétuel renouvellement et, d'autre part, de lois qui modifient incessamment les règles ? Nous ne le pensons pas et c'est la raison pour laquelle nous avons souhaité apporter des réponses à ce double éclatement du droit de la prescription.

Je le disais à l'instant, beaucoup d'autres ont, avant nous, essayé de réfléchir aux modifications nécessaires. Rappelons-nous de la réforme proposée par le président Pierre Mazeaud – chacun se souvient ici de son art du droit et de sa combativité – qui a buté sur la question de la prescription du délit d'abus de biens sociaux, qui, il faut bien le reconnaître, a systématiquement conduit le législateur à renoncer à réformer dans son ensemble le droit de la prescription, souvent sous d'insistantes pressions extérieures. Georges Fenech vous expliquera en quoi la solution que nous avons retenue sur ce sujet nous évitera un tel écueil.

Nous formulons au terme de nos travaux quatorze propositions ayant vocation à être reprises par une proposition de loi qui sera soumise à l'avis du Conseil d'État et, nous l'espérons, rapidement examinée par notre assemblée. Je vais vous en présenter les grandes lignes.

En premier lieu, il nous est apparu que les délais actuels de prescription de l'action publique, respectivement fixés à un an, trois ans et dix ans en matière de contraventions, de délits et de crimes, ne permettaient plus une juste répression des infractions commises. C'est l'avis de toutes les personnes que nous avons entendues et l'enseignement du droit comparé, les délais de prescription instaurés par nos voisins européens étant généralement plus longs que les nôtres. C'est d'ailleurs en raison de la brièveté de nos délais que la Cour de cassation a développé toute sa jurisprudence contra legem.

En conséquence, nous proposons de doubler les délais de prescription de l'action publique et de les porter d'un an à deux ans en matière contraventionnelle, de trois à six ans en matière délictuelle et de dix à vingt ans en matière criminelle. C'est, à notre avis, le seul moyen de ne pas assurer l'impunité des auteurs d'infractions, car, rappelons-le, l'impunité en raison de l'acquisition de la prescription doit demeurer l'exception et chacun doit répondre de ses actes devant les juridictions. Nous suggérons également de procéder à l'unification des délais de prescription de l'action publique et des peines.

Quelles alternatives se présentaient à nous ? D'autres systèmes juridiques sont fondés sur l'imprescriptibilité mais nous n'y sommes pas favorables : l'imprescriptibilité doit être réservée au crime de génocide et aux autres crimes contre l'humanité, sous réserve – j'y reviendrai – d'y ajouter les crimes de guerre. Il nous a également été proposé d'instaurer un délai butoir d'une durée de dix années, courant à compter de la mise en cause de la personne, au terme duquel la procédure judiciaire s'arrêterait définitivement si aucun procès ne s'est tenu. C'est, selon nous, oublier l'intelligence et la malignité juridiques des parties, singulièrement des avocats qui – c'est un avocat qui parle – soulèvent systématiquement de multiples moyens de nullités de procédure, freinant d'autant l'action judiciaire. Je vous laisse imaginer la situation des victimes qui se trouveraient confrontées à une telle situation. Et je rappelle que les affaires dans lesquelles un tel délai serait aujourd'hui dépassé ne manquent pas, à commencer par le procès de l'amiante.

Nos travaux ont été l'occasion de réfléchir aux fondements de la prescription.

La « grande loi de l'oubli », justification traditionnellement avancée à l'existence de la prescription, selon laquelle, au bout d'un certain temps, il ne serait plus normal ni légitime de poursuivre une infraction, a du plomb dans l'aile et n'est plus revendiquée que par de rares personnes.

Mais d'autres fondements conservent leur validité comme la disparition des preuves qui ne sont pas seulement scientifiques mais aussi humaines. Si ce fondement paraît remis en cause par l'irruption des preuves scientifiques, notamment l'ADN, le Syndicat de la magistrature nous a, à juste titre, invités à ne pas en être les esclaves et à tenir compte des conséquences d'un allongement de la durée des délais de prescription de l'action publique sur la fiabilité des témoignages humains. La prescription demeure également la sanction légitime de l'inaction de l'autorité judiciaire tant il paraît inadmissible de laisser la justice n'accomplir aucun acte pendant un certain temps. Comme vous l'expliquera Georges Fenech, nous avons repris l'une des propositions formulées par le procureur général près la Cour de cassation, M. Jean-Claude Marin, sur ce sujet. Nous devons enfin prendre en considération de nouveaux fondements, inspirés des réflexions européennes et anglo-saxonnes autour des notions de droit au procès équitable et de délais raisonnables.

Pour toutes ces raisons, il nous est apparu nécessaire de maintenir un système de prescription, en faisant en sorte qu'elle ne constitue pas un moyen d'impunité mais qu'elle puisse jouer lorsque l'action publique n'a pas été exercée correctement par ceux qui en ont la charge, c'est-à-dire les magistrats et les enquêteurs.

En deuxième lieu, nous nous sommes également intéressés au régime de la prescription des crimes de guerre, actuellement soumis à des délais de prescription de l'action publique et des peines de trente années. Faut-il rendre ces crimes imprescriptibles au même titre que le crime de génocide et les autres crimes contre l'humanité ?

Notre Commission a déjà débattu de cette question en 2010, lors de la discussion du projet de loi portant adaptation du droit pénal à l'institution de la Cour pénale internationale, qui a introduit dans notre droit la définition des crimes de guerre et les a soumis à des délais de prescription allongés. J'ai pris connaissance avec beaucoup d'intérêt de la position défendue par le président Jean-Jacques Urvoas, favorable à l'imprescriptibilité des crimes de guerre car il estimait alors qu'un magistrat pourrait poursuivre d'éventuels crimes de guerre prescrits en droit français en invoquant leur imprescriptibilité en application de l'article 29 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale de 1998. Cette argumentation nous a convaincus, tout comme celle de M. Bruno Cotte, ancien magistrat à la Cour pénale internationale, qui démontre, dans sa contribution écrite annexée au rapport, que nombre de faits sont susceptibles de recevoir la double qualification de crimes contre l'humanité et de crimes de guerre, les moyens mis en oeuvre pour les commettre étant souvent les mêmes. Dès lors, il ne nous semble plus possible de continuer à ignorer plus longtemps l'exigence d'imprescriptibilité posée par la norme internationale. Nous sommes dans l'obligation de mettre notre droit en conformité avec celle-ci, à défaut de quoi le juge le fera à notre place en développant, une nouvelle fois, une jurisprudence contra legem s'appuyant sur la hiérarchie des normes. Nous avons, enfin, été convaincus par la position de madame la garde des Sceaux sur ce sujet lors de son audition.

Vous l'aurez compris, c'est une modification essentielle et sensible de notre droit que nous proposons, qui nous obligera à réfléchir aux modalités d'application dans le temps de ce nouveau cas d'imprescriptibilité et à décider s'il a vocation à s'appliquer aux faits commis à partir de 2010, date à laquelle les crimes de guerre ont été introduits en droit français.

En troisième et dernier lieu, nous proposons de revenir sur la disposition relative au report du point de départ du délai de prescription de l'action publique lorsque la victime est une personne vulnérable. Introduite à l'article 8 du code de procédure pénale en 2011, elle permet de différer le cours de la prescription aussi longtemps que la victime de l'infraction est soumise à un état de vulnérabilité. Peut-on vraiment considérer que l'« état de grossesse » d'une femme enceinte constitue un motif de vulnérabilité ? Aussi stupide que cela puisse paraître, le législateur l'a fait. Est également visée la personne vulnérable « du fait de son âge » : mais comment peut-on se guérir de l'âge alors qu'on vieillit un peu plus tous les jours ? Cela figure pourtant dans notre code ! Le même constat s'impose pour les personnes privées de leur libre arbitre et placées dans l'incapacité de se rendre compte qu'elles ont été victimes d'une infraction : cela reviendrait à confier à la victime le soin de déterminer par elle-même le point de départ du délai de prescription. Cela nous semble intolérable. L'abrogation de cette disposition est, à notre avis, une solution sage, au surplus souhaitée par tous les magistrats entendus qui avaient unanimement manifesté leur incompréhension au moment de son adoption.

En revanche, nous souhaitons que, s'agissant des mineurs, le délai de prescription de l'action publique des infractions commises à leur encontre continue de courir seulement à compter de leur majorité, comme le prévoit déjà notre code de procédure pénale.

Je cède à présent la parole à mon collègue Georges Fenech qui va vous présenter nos autres propositions.

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