Intervention de Georges Fenech

Réunion du 20 mai 2015 à 10h30
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaGeorges Fenech, rapporteur :

Monsieur le Président, mes chers collègues, vous nous avez confié à Alain Tourret, membre de la majorité, et moi-même, membre de l'opposition, cette mission d'information sur la prescription en matière pénale. Nous ne dirons ni l'un ni l'autre qu'il s'agit d'une oeuvre mais d'un défi à relever, qui suppose de parcourir encore un long chemin pour parvenir à un texte équilibré, satisfaisant et protecteur à la fois de la société et du justiciable. Nous avons travaillé comme nous l'avions fait précédemment lors de la mission sur la révision des décisions pénales, dans un esprit qui transcende les clivages politiques. Il ne s'agit d'ailleurs pas, à proprement parler, de politique pénale, sur laquelle nous avons l'occasion de nous confronter, mais de philosophie d'une justice qui se veut admise universellement, de quelque côté que nous nous trouvions.

Notre société moderne, à l'heure de l'internet ou de la mondialisation, fait prévaloir la mémoire sur l'oubli, contrairement à l'époque napoléonienne, quand l'espérance de vie ne dépassait guère les quarante-cinq ans, quand la police scientifique n'existait pas encore, quand enfin la religion du juge ne reposait le plus souvent que sur les témoignages. Les formidables progrès de la preuve, notamment par ADN, ont relégué aux oubliettes l'un des fondements de cette trop courte durée de la prescription, celui du dépérissement des preuves. Le premier président de la Cour de cassation, M. Bertrand Louvel, nous faisait ainsi remarquer que des égyptologues venaient d'identifier, 3000 ans après sa mort, le meurtrier de Ramsès III !

Que valent en conséquence aujourd'hui les fondements liés au dépérissement des preuves et à la faillibilité des témoignages pour justifier une prescription de dix ans en matière criminelle et de trois ans en matière délictuelle ? D'ailleurs, reconnaissons que l'opinion publique n'accepte plus que certains crimes puissent rester impunis. Il suffit de penser à l'affaire des disparues de l'Yonne, en réalité prescrite et dans laquelle il a fallu utiliser un subterfuge juridique pour éviter la prescription et considérer qu'un simple soit-transmis du parquet adressé à la DDASS (direction départementale des affaires sanitaires et sociales) l'avait interrompue, et permettre ainsi de poursuivre leur auteur, Émile Louis.

C'est pourquoi les règles édictées par les articles 7, 8 et 9 du code de procédure pénale sont devenues obsolètes et infondées. Tant le législateur que le juge se sont efforcés, au fil du temps, d'en limiter la portée, voire de les contourner. À telle enseigne que les systèmes multiples de prescription sont devenus incohérents, illisibles et sources d'une insécurité juridique préjudiciable tant à la société, qu'à l'auteur et à la victime.

Je ne reviendrai pas sur les points qu'à excellemment développés Alain Tourret, notamment en ce qui concerne l'allongement des délais de la prescription de l'action publique et l'imprescriptibilité des crimes de guerre qui nous permettra de nous mettre en conformité avec nos engagements internationaux. Je m'attacherai pour ma part à vous exposer deux autres propositions essentielles, issues de nos quarante auditions de personnalités du monde judiciaire et associatif.

Il s'agit, premièrement, de la consécration législative de la jurisprudence relative aux modalités de computation des délais de prescription de l'action publique des infractions occultes et dissimulées, ou lorsqu'un obstacle rend impossible l'exercice des poursuites en application de la règle romaine contra non valentem agere non currit praescriptio, selon laquelle la prescription ne court pas contre celui qui se trouve dans l'impossibilité d'agir. Cette seconde règle a dernièrement fait l'objet d'une application très commentée à l'occasion d'un arrêt de l'assemblée plénière de la Cour de cassation du 7 novembre 2014 portant sur une affaire d'octuple infanticide, commis par une mère dont l'état d'obésité chronique avait masqué les différentes grossesses et constituait, selon la plus haute juridiction, un obstacle insurmontable à l'exercice des poursuites.

Mais vous l'aurez compris, la modification des règles de computation des délais de prescription de l'action publique concerne beaucoup plus fréquemment les délits occultes ou dissimulés, notamment en matière économique et financière, ceux-là mêmes sur lesquels les précédentes tentatives de mise en cohérence du droit de la prescription ont échoué. Sans doute est-ce là l'un des points les plus sensibles, politiquement, de nos propositions et qui est à l'origine des échecs précédents.

Le principe légal est, rappelons-le, que le point de départ de la prescription est celui du moment de la commission des faits. Mais face à la complexité et à la clandestinité de certaines infractions dites astucieuses, tels que l'abus de biens sociaux ou la grande corruption internationale, qui se jouent des frontières, qui sont commises dans la plus grande opacité par de simples jeux d'écritures ou par la fabrication de faux très difficiles à déceler, cette jurisprudence dite de la « révélation » nous apparaît nécessaire et mérite d'être enfin consacrée par le législateur.

Prenons l'hypothèse, telle que nous l'a notamment expliquée le juge émérite du pôle financier, M. Renaud Van Ruymbeke, de malversations à partir de comptes offshore. Bien souvent les faits remontent à plus de trois ans et ne se révèlent que bien plus tard, en raison de législations étrangères très protectrices du secret bancaire. Si effectivement la prescription est interrompue par des actes interruptifs, encore faut-il que l'enquête ait commencé moins de trois ans après la commission des faits, ce qui se révèle pratiquement être une hypothèse d'école dès lors qu'ils se commettent dans les paradis fiscaux.

Il est un fait qu'en vous proposant de consacrer par la loi la jurisprudence sur les faits occultes ou dissimulés, nous nous inscrivons à contre-courant de plusieurs tentatives de réforme précédentes – celle de la commission dite « Coulon » portant sur la dépénalisation de la vie des affaires ou celle de l'avant-projet de réforme du code de procédure pénale de 2010 – qui suggéraient de retenir toujours la date de commission des faits comme point de départ de la prescription avec, en contrepartie, un allongement du délai de prescription. Nous pensons que de telles dispositions auraient conduit à un affaiblissement de la lutte contre la grande délinquance économique et financière et je suis convaincu que nul ici ne le souhaite. Face à la difficulté de traquer la délinquance qui occasionne un trouble grave et durable à l'ordre public et économique, les juges ont développé, pour l'abus de bien social, la théorie dite de la « dissimulation » à partir d'un arrêt du 7 décembre 1967, afin de retarder le point de départ de la prescription au jour où l'infraction a pu être décelée. De même, dans un arrêt de principe du 10 août 1981, la chambre criminelle a énoncé que le point de départ de la prescription triennale est fixé « au jour où le délit est apparu et a pu être constaté dans des conditions permettant l'exercice de l'action publique ». Plus récemment, la Cour de cassation a considéré, dans un arrêt du 19 mars 2008, que le délai de prescription en matière de trafic d'influence ne commençait à courir, en cas de dissimulation, qu'à partir du jour ou l'infraction a pu être constatée dans des conditions permettant l'exercice des poursuites. La même solution a été retenue le 6 mai 2009 dans une affaire de corruption et d'abus de confiance, le 27 juin 2001 dans une affaire de favoritisme et le 18 juin 2002 à l'occasion d'une affaire de détournement de fonds publics.

C'est cette jurisprudence que nous vous proposons de consacrer dans la loi en édictant que le point de départ de la prescription ne court qu'à compter de la date à laquelle les faits ont pu être constatés dans des conditions permettant l'exercice de l'action publique. Nous nous inscrivons dans la continuité des propositions qu'avait formulées, le 20 juin 2007, la mission d'information du Sénat conduite par MM. Jean-Jacques Hyest, Hugues Portelli et Richard Yung. Nous considérons en effet, à la suite de l'avis exprimé le 16 avril 2010 par la Cour de cassation, que revenir sur la jurisprudence de la révélation serait « contraire aux impératifs de lutte contre la grande délinquance ».

Nous pouvons imaginer cependant que quelques esprits chagrins – qui ne sont pas ici bien entendu – puissent objecter la disproportion qu'il y aurait à vouloir rendre quasiment imprescriptibles certains délits occultes ou dissimulés, à l'instar des crimes contre l'humanité, bien plus graves. C'est un point de vue purement caricatural. Ainsi dans les pays de common law qui ne connaissent pas la prescription comme principe général, les poursuites sont de fait abandonnées lorsque le temps écoulé a effacé les preuves ou fait disparaître tout trouble à l'ordre public. Rappelons, dans le même ordre d'idées, que notre système judiciaire repose sur le principe de l'opportunité et non de la légalité des poursuites, ce qui permet de réguler l'action publique en lui conservant tout son sens.

Enfin, avec cette consécration législative, nous renforcerions la sécurité juridique. En effet, d'une part, les justiciables tentés de commettre ces infractions astucieuses seront préalablement avertis des risques encourus et, d'autre part, une définition légale de la notion de dissimulation délimitera plus précisément le champ des infractions concernées par ce report du point de départ de la prescription, qu'il appartiendra bien entendu ensuite à la jurisprudence d'appliquer.

La seconde et dernière proposition que je veux évoquer et que nous soumettons à votre examen, et sur laquelle je voudrais insister, est celle, très novatrice, de la sanction de l'inaction judiciaire. Elle découle en réalité des précédentes propositions sur le report du point de départ de la prescription et l'allongement des délais. Il ne s'agit pas, à proprement parler, d'un nouveau cas de prescription mais plutôt d'extinction de l'action publique en raison de l'inaction de l'autorité judiciaire. Nous ne souhaitons pas que, par le jeu cumulé du doublement des délais de prescription de l'action publique, du report du point de départ de la prescription et de l'effacement rétroactif total du temps de prescription déjà écoulé par l'accomplissement d'un acte interruptif, l'on aboutisse à l'avènement d'une forme d'imprescriptibilité de fait. Il n'est en outre pas tolérable, comme nous l'a fait remarquer M. Jean-Claude Marin, procureur général près la Cour de cassation, qu'aucun acte d'investigation ne soit accompli durant trois ans à partir de la mise en mouvement de l'action publique.

Ainsi, dans l'hypothèse de l'ouverture d'une enquête ou d'une instruction judiciaire contre personne dénommée, l'action publique se trouverait éteinte si aucun acte n'intervenait pendant un délai de trois ans à compter du dernier acte interruptif de prescription. Il s'agit, vous l'aurez compris, de sanctionner l'inaction judiciaire pendant une durée incompatible avec l'exigence européenne sur le délai raisonnable et d'éviter une forme d'imprescriptibilité de fait. Il appartiendra dès lors aux acteurs du procès pénal de veiller à l'ininterruption du cours de l'enquête et de l'instruction, exigence qu'est en droit d'attendre tout justiciable.

Voilà, mes chers collègues, les points essentiels sur lesquels je souhaitais revenir. Nous vous proposons donc d'approuver ce rapport, prélude à une prochaine réforme d'envergure qui ambitionne de rendre cohérent, harmonieux et moderne notre régime de prescription pénale, tout en améliorant la prévisibilité juridique pour l'ensemble des justiciables. C'est aussi cela la justice du XXIème siècle.

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