Intervention de Noël Mamère

Réunion du 21 mai 2015 à 8h00
Commission d'enquête sur les missions et modalités du maintien de l'ordre républicain dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation, ainsi que de protection des personnes et des biens

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaNoël Mamère, président :

Je remercie le rapporteur. Pendant six mois, nous avons essayé de mener un travail constructif, même si nous en avons tiré des conclusions différentes.

L'objet de nos travaux, entre notre demande d'ouverture d'une commission d'enquête et la fin des auditions, s'est subtilement déplacé. Du constat qu'il était possible d'être blessé ou tué lors d'une manifestation en France aujourd'hui et, partant, de la volonté d'enquêter sur les conditions du maintien de l'ordre dans un contexte de respect des libertés et de droit à manifester, nous aboutissons à un rapport qui s'interroge sur la façon d'intégrer la possibilité de manifester dans le cadre de l'ordre public. Il n'est donc plus question de garantir un droit et de comprendre comment il peut être bafoué mais, au contraire, de tenter de le circonscrire pour qu'il s'ajuste au maintien de l'ordre, dont les modalités ont, par ailleurs, déjà été modifiées. Cette inversion du prisme change pour beaucoup le sens et la raison d'être de ce travail.

Ainsi, je n'approuve pas le rapporteur lorsqu'il écrit que les formes de manifestations ont évolué au point d'aboutir à un « rejet plus franc » de l'autorité. Le chercheur Cédric Moreau de Bellaing a souligné, lors de son audition, que c'est « le niveau de tolérance au désordre global [qui] a baissé parmi le public ou chez les policiers, mais aussi chez les manifestants », tout en précisant que la preuve n'est pas apportée que les manifestations d'aujourd'hui sont plus violentes que celles d'hier. En revanche, un changement de doctrine est à l'oeuvre. La violence employée par les forces de l'ordre est désormais à la mesure de celle des manifestants, ce qui ne participe pas à la désescalade.

Il en est de même des consignes d'interpellation et de la plus grande mobilité des forces de l'ordre qui, depuis 2005, ont provoqué une dislocation de l'action collective et un rapprochement physique sur le terrain, certes favorable à la judiciarisation des délits, mais néfaste à la réduction de la violence.

Le rapport a abordé la gestion des manifestations non-traditionnelles sous un angle non sociologique, mais sécuritaire. À aucun moment, le rapporteur ne se demande si la société peut et doit s'adapter à ces nouvelles formes de contestation. Sa seule préoccupation est de savoir comment aider les forces de l'ordre et la justice à contenir et judiciariser les éléments perturbateurs, qu'il appréhende d'ailleurs en groupe et non pas individuellement. C'est l'un des nombreux paradoxes de ce rapport. On maintient les lanceurs de balles de défense qui blessent un seul pour disperser l'ensemble, mais l'on souhaite mettre en place des contrôles d'identité collectifs et non plus au cas par cas, comme si les manifestants devaient être pris dans leur individualité et les fauteurs de trouble dans leur ensemble, soit l'exact inverse de la doctrine française en matière de maintien de l'ordre.

Je commenterai les propositions de notre rapporteur en suivant l'ordre dans lequel il les présente.

Que ce soit sous la forme d'une task-force ambulante ou d'une structure dédiée au sein de certaines préfectures, la professionnalisation dans les préfectures est ambiguë. Quid de la chaîne de commandement du maintien de l'ordre dans laquelle le ministre de l'intérieur est responsable juridiquement ? Quel est le rapport hiérarchique entre ce nouveau « réfèrent ordre public » et le préfet, selon qu'il serait membre du cabinet ou dépêché sur place ? Qui demanderait l'emploi d'une task-force, et qui prendrait la décision de l'envoyer ? Enfin, la définition des « préfectures les plus exposées » est trop vague. Celles-ci seraient-elles définies au préalable ou au cas par cas ? Sur quels critères ? Pour combien de temps ?

En revanche, la clarification des rôles de l'autorité exclusive du préfet et des forces mobiles, la présence permanente de l'autorité civile pendant l'ensemble des opérations de maintien de l'ordre, la mise en place d'un guide d'action à l'usage des préfets, la simplification et la meilleure compréhension des sommations à destination des manifestants sont des avancées.

La proposition n° 6 sur les rapports entre les forces de l'ordre et les journalistes rappelle des principes qui sont assez essentiels. Attention, toutefois, à ne pas faire de la non-entrave et de la proportionnalité des risques, des moyens détournés d'attenter au droit de la presse. Il serait également intéressant de mener une réflexion sur les liens entre présence de la presse et degré de violence. Il a été généralement admis au cours des auditions que la première réduisait la seconde. Si la médiatisation des manifestations augmente et que cela induit une diminution de la violence, comment peut-on arguer de l'augmentation globale du niveau de violence ?

Si l'interdiction judiciaire existe déjà, je m'oppose totalement à l'idée d'une interdiction administrative de manifester. Cette proposition doit être rapprochée de la réglementation et de la jurisprudence afférentes à l'interdiction des supporters de spectacles sportifs. Toutefois, un stade n'est pas une manifestation. Limiter l'accès à un lieu clos n'est pas limiter l'accès à une portion d'espace public, étendue et mouvante. Et le droit d'assister à un match n'est pas une liberté fondamentale, contrairement à celui de manifester. Plus spécifiquement, le terme « d'individus connus en tant que casseurs violents » me semble hasardeux et sujet à débat. Si cette interdiction devait être autorisée, elle devrait, au minimum, ne s'appliquer qu'à des individus déjà condamnés.

En outre, la mise en oeuvre de ce type de mesures semble hautement improbable. Comment déterminer ab initio que telle ou telle personne pourrait participer à telle ou telle manifestation ? Autant les supporters de football peuvent être individualisés et se voir signifier une interdiction par un arrêté préfectoral, autant il semble improbable de cibler les manifestants de type violent sur l'ensemble du territoire pour tous types de manifestation. Il a été dit à plusieurs reprises au cours de notre travail que l'on compte près de treize manifestations par jour à Paris. Comment pourrait-on techniquement émettre des interdictions ponctuelles dans cette ville ?

Il existe enfin un autre risque démocratique majeur : celui de cibler certains membres d'organisations politiques et syndicales. Le rapporteur écrit que « les dispositions permettant aux procureurs de requérir des contrôles d'identité en marge des manifestations servent d'ores et déjà aujourd'hui de fondement à des formes d'interdiction de manifester ». Légiférer sur un procédé déjà pratiqué, via des biais administratifs, ne rend pas ce procédé légitime. Cela montre également que les contrôles d'identité sont détournés de leur objectif premier.

La médiation entre les forces de l'ordre et les manifestants durant la manifestation, et les retours d'expérience, inspirés des modèles européens, privilégiant le port de l'uniforme et non l'infiltration en civil, sont d'excellentes propositions.

En revanche, fixer le principe d'une concertation obligatoire implique de changer radicalement le fonctionnement du droit de manifester, qui est purement déclaratif. Il y aurait dès lors un contrôle a priori et systématique de toutes les manifestations, ce qui entraînerait une restriction disproportionnée du droit de manifester. Une concertation préalable peut certes être utile et bénéfique, mais les propos cités par le rapporteur ne justifient aucunement la nécessité de rendre cette concertation obligatoire.

Je suis extrêmement favorable à l'idée d'ouvrir la formation et la doctrine du maintien de l'ordre aux sciences sociales, ainsi qu'aux propositions nos 13 et 14.

L'immobilisation de forces par définition mobiles présente une incohérence assez évidente, surtout pour des missions qui ne nécessitent pas l'usage de leurs compétences particulières. La volonté de rationaliser les effectifs est compréhensible, surtout en période de restriction budgétaire, mais il est problématique de voir des forces mobiles assurer des opérations statiques et être remplacées par des forces de sécurité publiques sur certains terrains de maintien de l'ordre. L'habilitation d'unités constituées, hors CRS et EGM, peut ainsi être envisagée, mais à plusieurs conditions, en partie évoquées par le rapporteur.

Interdire effectivement le Flash Ball dans toutes les opérations de maintien de l'ordre est une mesure consensuelle et je suis satisfait que le rapporteur l'ait reprise. Elle sera d'autant plus facile à mettre en oeuvre que la mobilisation d'unités, hors EGM et CRS, sera encadrée.

En revanche, comme il l'a souligné, je suis un fervent partisan de l'interdiction des lanceurs de balles de défense dans leur ensemble et, plus généralement, de toutes les armes de quatrième catégorie, ce qui inclut les LBD 40x46 mais aussi les Tasers. C'est une position que j'ai défendue, avec mes collègues Yves Cochet et François de Rugy, en déposant une proposition de loi en ce sens, en juillet 2009. En effet, la présence d'armes sublétales comme le LBD – c'est-à-dire moins létales, mais potentiellement létales tout de même – entraîne une surutilisation par les forces de l'ordre et un risque plus élevé de blessures graves et de décès. C'est dans le cadre des manifestations que ces risques sont les plus importants, en raison des mouvements de foule, des fumigènes et de l'imprécision du tir.

À cet égard, il semble plus judicieux d'imposer que toutes les normes du maintien de l'ordre et de l'utilisation des armes résultent d'un acte réglementaire, pris en application d'une loi, afin d'éviter l'opacité des diverses circulaires et manuels d'utilisation ou de formation. À titre d'exemple, il est particulièrement difficile, dans le cas de la mort de Rémi Fraisse, de déterminer les textes applicables, certains manuels ou circulaires ayant disparu.

Le développement de nouveaux moyens intermédiaires et le renforcement de moyens mécaniques sont attendus, mais il faut là encore être vigilant. Tous deux peuvent créer plus de dangers qu'ils n'en éviteraient. Je me méfie de certains dispositifs comme les lances à eaux.

Une fois de plus, c'est la philosophie générale du maintien de l'ordre qui bouge. Les unités mixtes employées à Paris, avec des policiers en civil chargés des interpellations, sont déjà une forme dévoyée de maintien de l'ordre, qui ne peut qu'entraîner une suspicion de la part des manifestants. Il est impératif d'imposer le port de l'uniforme et les interpellations doivent viser spécifiquement les abords et les individus, et non pas des groupes. La généralisation de la vidéo porte atteinte au droit de manifester et pourrait entraîner l'identification et la constitution de fichier d'opposants politiques ou syndicaux.

Quant à la systématisation d'un local de permanence pour les contrôles collectifs d'identité, elle est contraire au principe de contrôle d'identité qui doit être individualisé et répondre à des troubles préalables. Le secret de la procédure pénale et son caractère individuel, s'opposent à la présentation groupée à un officier de police judiciaire (OPJ).

Au-delà de ces mesures limitées aux modalités du maintien de l'ordre, c'est une réflexion globale qui doit être entreprise dans notre pays sur la place des forces de l'ordre dans la société. Toute société nécessite un ordre et une autorité. Cependant, le monopole de la violence légitime qui définit l'État wébérien n'implique pas la légitimité de toute violence qu'il pourrait exercer.

Nous serons d'accord sur le fait que le rôle premier des forces de l'ordre est de protéger les citoyens, pris au sens de l'ensemble des habitants de la cité. Elles sont ainsi un service public, au service de la population. La police agit au nom du peuple et non en fonction d'entités abstraites comme la Nation – les étrangers seraient-ils exclus de facto de cette protection ? – ou la République, terme dévoyé, qui n'est ni l'apanage ni la condition de la démocratie. C'est au nom de chaque citoyen que la police agit au nom d'une conception non individualiste mais humaniste de l'ordre. En effet, la défense de l'intérêt collectif ne doit pas oublier d'inclure les individus. Il ne peut y avoir de victime collatérale acceptable dans une société qui se veut et se revendique comme démocratique.

Notre société doit entreprendre un travail collectif pour redéfinir la place du pouvoir de police et son rapport à la population. L'ordre pour l'ordre ne résout rien, c'est aussi en améliorant la justice sociale, la démocratie locale, la représentativité du peuple, que l'on réduira les situations conflictuelles, causes et conséquences des limites floues des pouvoirs accordés aux forces de l'ordre. C'est pour cette raison que les écologistes ont proposé de remettre à plat les procédures de déclaration d'utilité publique, afin d'éviter de reproduire « un vieux, très vieux monopole de représentation, des débats de convenance, des pratiques d'entente et des ententes pratiques [qui] ont engendré une confusion regrettable entre la représentation élective et un inamovible banquet de notables multi-reconduits », comme l'a écrit Pierre Tartakowsky, président de la Ligue des droits de l'homme.

Dans une majorité de cas, les forces de police sont blanchies dans les procédures qui les visent pour blessures graves, homicides ou non-assistance à personne en danger. Je n'ai pas à vous rappeler la décision prise récemment à Rennes. Il manque de toute évidence une réelle autorité indépendante chargée de faire la lumière sur les pratiques abusives, non conformes, illégales, commises par certains représentants des forces de l'ordre. La question du statut des gendarmes qui dépendent du ministre de l'intérieur mais n'ont pas le droit de se syndiquer et sont jugés par des cours militaires, se pose également.

Heureusement, les fautes policières ne sont pas la norme. Ceux qui les commettent sont aussi minoritaires que les fauteurs de trouble en manifestation. Ils ne sont qu'un arbre qui cache la forêt du respect des procédures, mais ils ternissent l'ensemble de leur profession et leur impunité laisse un goût amer à une grande partie de la population, qui se sent confrontée à un terrible sentiment de deux poids-deux mesures.

Le rapporteur écrit, en préambule, que l'opinion publique aurait des « attentes [...] en matière de maintien de l'ordre et de judiciarisation des délits ». Mais qui est donc cette opinion publique unanime et uniforme, capable de s'exprimer d'une seule et claire voix ? Ce n'est probablement pas la France de Nassuir, de Quentin et Joachim, de Rémi ou de Zyed et Bouna, celle qui subit les contrôles d'identité quotidiens ou qui a la « bêtise » de mourir pour ses idées, pour citer le mot prononcé en octobre 2014 par un président de conseil général, qui aurait mieux fait de se taire.

Pour toutes ces raisons, je n'approuverai pas le rapport de M. Popelin.

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