Intervention de Philip Cordery

Réunion du 3 juin 2015 à 9h30
Commission des affaires sociales

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPhilip Cordery, rapporteur :

Avant d'évoquer le fond du sujet, je rappelle qu'en vertu des articles 151-2 et suivants de notre règlement, les propositions de résolution européenne sont d'abord examinées par la Commission des affaires européennes, puis renvoyées devant la commission permanente compétente au fond. C'est cette étape qui nous réunit aujourd'hui. La présente proposition de résolution européenne appelant à une coordination des politiques européennes en matière de prévention et de lutte contre le tabac a été inscrite à l'ordre du jour de la séance publique : elle ne fera donc pas l'objet d'une adoption tacite mais d'un débat dans l'hémicycle suivi d'un vote, et je m'en félicite.

La consommation de tabac constitue la première cause de décès prématurés en Europe, pour près de 650 000 Européens, soit plus que la population du Luxembourg. Selon le périmètre des affections prises en compte, on estime que le tabac tue entre 73 000 et 90 000 fumeurs par an en France. Pour notre pays, le coût social du tabac est estimé à 47 milliards d'euros par an, dont 18 milliards pour la seule sécurité sociale. Par contraste, les recettes de la fiscalité du tabac s'élèvent à 11 milliards d'euros en 2014.

Dans l'espace européen, les actions de lutte contre le tabagisme menées à l'échelle nationale sont fragilisées par la disparité des politiques, et en particulier par les différences de prix du tabac dans les différents États membres. La coordination de l'action au plan européen, notamment entre États frontaliers, paraît donc indispensable. Toutefois, affirmer l'importance d'une harmonisation par le haut en Europe ne constitue en aucun cas un argument pour négliger les possibilités que nous offre d'ores et déjà la législation nationale. C'est la raison pour laquelle, lors de l'examen du projet de loi de modernisation de notre système de santé, nous avons refusé de faire de la coordination européenne un préalable à toute mesure ambitieuse : cela aurait constitué une piètre excuse à l'inaction.

Au contraire, nous avons choisi de faire de la lutte contre le tabagisme un des domaines d'actions prioritaires de la prévention en santé. Nous avons adopté des mesures extrêmement volontaristes pour mettre en oeuvre le programme national de réduction du tabagisme et aller au-delà des mesures de coordination déjà prévues au niveau européen.

Le projet de loi a ainsi décliné plusieurs des mesures de ce qui constitue le premier plan ambitieux de lutte contre le tabagisme engagé par la France depuis près de dix ans : instauration du « paquet neutre » ; interdiction de fumer dans un véhicule en présence d'un enfant de moins de douze ans ; encadrement du vapotage ; transparence sur les activités de lobbying de l'industrie du tabac ; interdiction de toute action de mécénat dans le domaine de la santé. Le projet de loi comporte également des mesures de transposition de la dernière directive « tabac », en particulier l'interdiction des arômes et des substances supposément vertueuses, comme la taurine. Toutes ces mesures se sont ajoutées aux dispositions permettant d'améliorer l'accès au sevrage tabagique.

C'est sur la base de cette impulsion nouvelle au niveau national que notre pays doit pouvoir appeler à une harmonisation supplémentaire des politiques européennes. Les efforts que nous engageons nous autorisent à inviter nos partenaires européens à être plus ambitieux dans ce combat.

La lutte contre le tabagisme passe par deux axes principaux : d'une part, les mesures de santé publique qui préviennent l'entrée dans le tabagisme ou aident à en sortir ; d'autre part, l'action sur le prix du tabac, dans lequel les taxes sont déterminantes. C'est sur ce second point que la situation est la plus délicate au plan européen.

Nous le savons, des augmentations importantes des prix permettent d'obtenir des baisses significatives de la consommation de tabac, comme le plan cancer engagé en 2004 a permis de le montrer en France. Une hausse rapide du prix atteignant 40 % a alors entraîné la baisse des ventes de près de 30 %. Toutefois, depuis 2007, la diminution de la consommation de tabac s'est interrompue, et on peut même constater une légère hausse. Parmi les adultes, la consommation quotidienne de tabac a augmenté de deux points entre 2005 et 2010, pour atteindre 30 %. Chez les jeunes âgés de dix-sept ans, elle dépasse 31 %, ce qui représente une augmentation de 2,6 points en trois ans à la fin de la dernière décennie.

Or nous rencontrons aujourd'hui des difficultés pour mobiliser de nouveau l'outil tarifaire à cause du commerce « hors réseau » alimenté, d'un côté, par la contrebande organisée par les industriels et, de l'autre côté, par les ventes transfrontalières licites qui résultent des différences de prix de part et d'autre d'une frontière. Entre pays d'Europe occidentale à niveau de vie comparable, le prix du paquet de cigarettes le plus demandé varie de 4,80 euros au Luxembourg à 9,94 euros au Royaume-Uni. Il est de 7 euros en France, bien plus élevé que dans chacun de nos voisins frontaliers : 5,47 euros en Belgique et en Allemagne, 4,75 euros en Espagne.

Différents facteurs entrent en ligne de compte. Tout d'abord, le prix de vente est fixé librement par les producteurs, mais il tient compte des niveaux de vie des populations et fait toujours l'objet d'un agrément, de droit ou de fait, des autorités nationales. Ensuite, à niveaux de vie constants, la fiscalité est l'élément décisif ; elle peut varier de près de vingt points entre pays comparables. Le minimum de perception pour 1 000 cigarettes est ainsi de 210 euros en France, contre 105 au Luxembourg, 128 en Espagne et 137 en Belgique.

On en constate les effets dans les zones frontalières : alors que l'écart du chiffre d'affaires « tabac » par fumeur représentait, pour une dépense annuelle d'environ 300 euros par fumeur, 12 euros en 2002, il était multiplié par près de six moins de dix ans plus tard, atteignant 76 euros. C'est ainsi un chiffre d'affaires de 1,4 milliard d'euros qui a été absorbé par le commerce transfrontalier, soit près de 200 millions de paquets de cigarettes.

L'harmonisation par le haut ne peut venir que de la coopération entre États. En effet, l'Union européenne ne dispose pas de la compétence fiscale permettant de définir, par exemple, un taux de taxes additionnelles sur le prix des tabacs. La directive du 21 juin 2011 concernant la structure et les taux des accises applicables aux tabacs manufacturés comporte des mesures très limitées : l'accise globale minimale sur les cigarettes a été portée de 57 % à 60 % du prix de vente, et le niveau minimal des droits sur le tabac à rouler passera de 47 euros par kilogramme en 2014 à 60 euros en 2020.

Nous ne pourrons apporter une réponse à la hauteur du défi sanitaire auquel nous sommes confrontés que si les États membres coordonnent véritablement leur action en matière fiscale. Aussi, cette proposition de résolution appelle-t-elle à l'harmonisation des politiques menées dans l'Union dans les différents domaines de la lutte contre le tabagisme.

Tout d'abord, en ce qui concerne la lutte contre toute publicité pour le tabac, dont l'aboutissement ultime est le paquet neutre, la proposition de résolution demande à la Commission européenne de fournir à l'ensemble des États membres des éléments d'évaluation a posteriori de l'introduction du paquet neutre par certains États membres. Dans la mesure où certains États auront adopté le paquet neutre et d'autres le paquet « directive », la Commission européenne ne manquera pas d'éléments de comparaison sur les effets de l'un et de l'autre en termes de santé publique, de commerce transfrontalier et de contrebande.

Cela permettra sans doute de démontrer les effets bénéfiques du paquet neutre sur la lutte contre les ventes illégales : l'origine des paquets achetés deviendra plus visible, et les buralistes en zone frontalière en ont bien compris l'intérêt. Cette demande d'évaluation est d'ailleurs cohérente avec l'article 5 duovicies du projet de loi de modernisation de notre système de santé, issu d'un amendement de notre collègue Bernadette Laclais, qui prévoit la remise d'un rapport sur les effets du paquet neutre.

Logiquement, la proposition de résolution invite également le gouvernement français à promouvoir le paquet neutre auprès de ses partenaires européens. Ceux de nos collègues qui ont refusé l'adoption du paquet neutre, par crainte de voir la France s'engager seule dans cette voie en Europe continentale, devraient à tout le moins soutenir cet aspect de la proposition de résolution : puisque le paquet neutre sera appliqué en France, autant s'assurer que le Gouvernement s'efforcera d'y rallier le plus grand nombre de nos partenaires européens, en particulier nos voisins, afin de maximiser les effets de la mesure. Au demeurant, la France n'est pas seule dans ce combat : elle pourra s'appuyer sur l'action du Royaume-Uni et de l'Irlande.

Le deuxième moyen de lutte à mobiliser est l'outil tarifaire. La proposition de résolution appelle à une harmonisation par le haut de la fiscalité, avec une attention particulière pour les zones frontalières. L'appel s'adresse aux autres États membres, et non d'abord aux institutions communautaires, puisque, dans ce domaine, comme je l'ai déjà indiqué, les décisions relèvent de la règle de l'unanimité.

Malgré les contraintes budgétaires, il nous semble que la Commission européenne devrait accroître sa participation financière aux campagnes nationales de lutte contre le tabac. En raison des spécificités du rapport social au tabac dans les différentes nations européennes, cette approche paraît plus efficace que d'engager des campagnes de prévention à l'échelle européenne. C'est, en outre, conforme au principe de subsidiarité.

Cette politique doit être complétée par un renforcement de la lutte contre les achats transfrontaliers illicites de tabac. Pour mémoire, l'article 18 de la directive du 3 avril 2014 autorise les États membres à interdire la vente à distance transfrontalière de produits du tabac destinés aux particuliers. Cette mesure est largement transposée par la France : ainsi, en décembre dernier, l'article 93 de la loi de finances rectificative pour 2014 interdit et réprime, outre la vente, déjà interdite, l'achat de tabac à distance. Cet article définit également les moyens opérationnels utilisables par les services des douanes, en liaison avec les sociétés de distribution. En vue d'améliorer la coopération entre les différentes administrations des douanes, la proposition de résolution demande à la Commission européenne de préciser les modalités pratiques de mise en oeuvre de cette interdiction par les États membres.

Enfin, je salue l'initiative de notre collègue Michèle Delaunay qui a proposé, lors de l'examen de ce texte par la Commission des affaires européennes, l'ajout d'un ultime alinéa appelant la Commission européenne à élaborer, puisque la procédure civile est de compétence nationale, des recommandations en vue d'harmoniser les procédures civiles en matière de recours des victimes du tabac et de promouvoir les actions de groupe. Nous aurons tout à gagner à comparer les approches nationales afin de mieux contrer les stratégies des multinationales.

Je vous propose donc, mes chers collègues, que nous adoptions cette proposition de résolution européenne dans le texte adopté par la Commission des affaires européennes.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion