Intervention de Pierre de Bousquet de Florian

Réunion du 24 mars 2015 à 12h00
Commission d'enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes

Pierre de Bousquet de Florian, préfet de la région Languedoc-Roussillon, préfet de l'Hérault :

Dans la région que j'administre, le Languedoc-Roussillon, on a constaté depuis dix-huit mois une centaine de départs pour les théâtres de guerre en Syrie et en Irak, et déjà 14 morts. Ces départs ont principalement eu lieu depuis l'Hérault, où l'on a enregistré à ce jour une cinquantaine de départs et huit morts, et depuis le Gard, avec une quarantaine de départs et six morts. Ces départs obéissent à des considérations différentes : dans l'Hérault, seul département pour lequel je suis compétent, la configuration n'est pas la même selon qu'il s'agit de Lunel ou de Montpellier, les deux villes où l'on a observé des foyers de départ.

Les Héraultais forment une population assez calme, qui comprend une composante musulmane importante, supérieure en nombre à la moyenne nationale, et principalement d'origine marocaine, de tradition sunnite malékite modérée. C'est dire la forte surprise ressentie devant la radicalisation puis la création de filières. Au demeurant, je ne sais si, sans entrer dans le détail des enquêtes judiciaires auxquelles je n'ai que très partiellement accès, on peut parler de filières très constituées. Je considère qu'il s'agit plutôt de groupes autonomes, non de groupes commandités de l'extérieur, même si quelques contacts ont été repérés dont on ne connaît pas la nature à ce stade.

À Montpellier, métropole de 450 000 habitants environ, on note une très importante concentration de population étrangère ou d'origine étrangère, principalement magrébine, dans quelques quartiers dont celui de La Mosson où vivent 25 000 personnes ; c'est là que résidaient quatre familles parties. Ces groupes familiaux comprenaient 32 personnes dont 16 mineurs et plusieurs femmes, et l'on dénombre déjà deux morts dans leurs rangs. Il s'agissait de familles d'obédience takfiri, donc très radicales, parties au moins autant pour vivre dans une « terre sainte » que pour participer au djihad ; puis est venue l'adhésion à Daech et deux d'entre eux sont morts, en des circonstances inconnues, dans des zones de combat. On assiste donc à une sorte d'embrigadement familial sans lien autre qu'idéologique avec un mouvement fondamentaliste, le Takfir, et sans que l'on puisse y voir la marque d'une main étrangère à l'Hérault.

Différent et aussi plus surprenant est le cas de Lunel. Dix-sept personnes sont parties de cette ville, dont six sont déjà mortes. Il s'agit d'un groupe assez homogène que, alertés par des signaux faibles, nous avons commencé de suivre au printemps 2013. Ces jeunes gens, issus de familles marocaines originaires de Tiflet, se connaissaient. La plupart avaient un passé de petits délinquants, dans un terreau favorable à la radicalisation, sans être activistes ; Internet a fait le reste. Ce terreau favorable, c'est que l'importante communauté musulmane de la ville – quelque 30 % des Lunellois – est récemment arrivée et vit dans une très grande précarité. La mosquée de Lunel est largement entre les mains des partisans du mouvement tabligh, qui ne sont pas des combattants mais des missionnaires. Cette mosquée, fondamentaliste sur le plan religieux, est dirigée par un président qui veut ménager la chèvre et le chou, et animée par un imam très insuffisant sur le plan religieux et dont la pratique du français est très mauvaise alors qu'il est installé en France depuis des années. Il prêche donc en arabe, ce qui n'est pas l'idéal quand on s'adresse à des jeunes gens qui ne parlent pas cette langue.

On a donc affaire à un groupe de jeunes délinquants ayant des contacts à la mosquée avec quelques anciens qui sans être violents ont pu eux-mêmes être autrefois alliés au Front islamique du salut, qui fréquentent la même salle de prière, la même école coranique et le même bistrot, et qui se sont monté la tête en se repassant en boucle les vidéos diffusées par certains sites accessibles sur Internet, particulièrement celui du mouvement Forsane Alizza, dissous depuis lors : films de violences, appels à l'instauration de la charia dans notre pays, condamnations virulentes de la France…

Entre novembre 2013 et la fin de 2014, ces jeunes, y compris quelques convertis dont de très jeunes femmes, sont partis par petits groupes de Lunel ou des villages alentour, finançant comme ils l'ont pu ces départs en plusieurs vagues. Ainsi avons-nous su qu'une BMW a été louée, utilisée pour le voyage puis vendue en Syrie – une méthode déjà constatée ailleurs. Il est très facile de se rendre en Syrie en voiture en passant par la Grèce puis la Turquie. On notera que l'annonce, en octobre puis en novembre 2014, de la mort de six de ces jeunes gens n'a pas empêché de nouveaux départs : aucun n'a été signalé à Lunel depuis le début de l'année 2015, mais l'on sait de manière certaine qu'il y a en a eu en décembre 2014. Enfin, une trentaine d'intégristes gravitent autour de la mosquée de Lunel, et les familles ont eu des réactions assez partagées. Le père de deux des garçons tués s'est dit fier qu'ils soient morts « en martyrs » ; un autre, juif, a vigoureusement dénoncé ceux qui ont conduit à la mort son fils converti à l'islam, et porté plainte pour savoir ce qui s'est passé. La configuration à Lunel diffère donc de celle de Montpellier.

Si ces événements sont rendus possibles, c'est sans doute aussi parce qu'à ces jeunes gens en déshérence ont manqué un encadrement et des repères. Lunel, qui s'est développée très rapidement, a été quelque peu oubliée des politiques d'aménagement du territoire, oubliée des implantations industrielles, et peut-être un peu oubliée aussi par ses édiles. La municipalité actuelle n'est pas la seule en cause : depuis une vingtaine d'années, les conseils municipaux successifs ont sans doute travaillé pour les Lunellois « de souche » davantage que pour ceux qui, n'ayant pas trouvé leur place à Nîmes ou à Montpellier, villes plus chères, se sont installés là et ont été mal pris en compte. L'État a sa part de responsabilité. L'analyse rétrospective de ses interventions depuis une ou deux décennies montre que nous avons sans doute été moins présents qu'il l'aurait fallu ; la grande précarité persistante de cette population contribue à la formation d'un terreau favorable à la radicalisation. Voilà ce que je puis vous dire de la situation dans mon département.

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