Intervention de Gilles Leclair

Réunion du 24 mars 2015 à 8h30
Commission d'enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes

Gilles Leclair, préfet, directeur de la sûreté de la compagnie Air France :

J'occupe le poste de directeur de la sûreté d'Air France depuis le 1er juillet dernier et, au cours de ma carrière, j'ai été confronté à plusieurs reprises au phénomène terroriste notamment lié aux groupes djihadistes, islamistes radicaux ou fondamentalistes, selon le nom qu'on leur donne.

La sûreté et la sécurité constituent des priorités pour Air France, comme pour toutes les compagnies aériennes. En raison de son caractère mondial, Air France est une cible privilégiée : elle compte plus de 180 escales, transporte plus de 100 000 passagers par jour, emploie 65 000 salariés, et dessert des destinations multiples – environ 300 vols quotidiens sont par exemple assurés vers l'Asie.

Des moyens humains et matériels visent à lutter contre tous les actes illicites commis dans le périmètre large de l'aérien. Les mesures en place sont principalement fondées sur la réglementation internationale, européenne et nationale, mais aussi sur des règles propres à la compagnie.

Une course-poursuite est engagée avec les terroristes car la plupart des mesures prises résultent des conséquences de leurs actions. La « réconciliation » entre bagage et passager permettant de s'assurer qu'aucun bagage isolé n'a été embarqué a ainsi été instaurée à la suite de l'explosion, en 1988, d'un Boeing 747-100 au-dessus de la ville de Lockerbie, en Écosse, et de celle du DC-10 d'UTA au-dessus du désert du Ténéré, au Niger, en 1989. Autre exemple : le renforcement de la protection des cockpits est consécutif aux attentats du 11 septembre 2001. Cette situation montre, je le crains, que nous n'anticipons pas assez.

Nous cherchons évidemment à éviter que les terroristes exploitent les failles du système. Nous évaluons la menace, et nous analysons le risque en permanence afin de prendre les mesures adaptées en tentant d'éviter qu'elles ne soient trop contraignantes. En la matière, les compagnies aériennes se trouvent confrontées à un dilemme car elles doivent aussi assurer l'exploitation de leurs lignes dans des conditions qui garantissent une certaine fluidité. Le paradoxe est le suivant : en renforçant la protection des passagers, des salariés et du patrimoine, nous multiplions des mesures qui ralentissent l'activité et gênent les personnes. Malgré le dérangement subi par les clients, ces actions sont nécessaires et nous nous devons à une vigilance permanente.

Au final, l'aérien est certainement le transport le plus protégé. Peu après les attentats du mois de janvier, j'ai bien senti, lors d'une réunion avec Mme Ségolène Royal, ministre de l'écologie, du développement durable et de l'énergie, que les présidents de la SNCF ou de la RATP étaient beaucoup moins à l'aise que nous ne pouvions l'être. Cela ne signifie évidemment pas que nous sommes parfaitement « étanches » aux risques. Il n'en demeure pas moins que les statistiques parlent d'elles-mêmes – 600 morts en 2014 pour 9 milliards de passagers – et que l'on est très protégé dans l'aérien.

J'en viens à la stratégie d'Air France concernant la sécurité. Je bénéficie d'une absolue liberté de manoeuvre en la matière : le président de la compagnie m'a donné une délégation totale et, sur ce sujet, je prends des mesures en son nom. Il est parfaitement clair que la sûreté et la sécurité passent avant toute autre préoccupation : en cas de doute, nous n'hésiterons pas à prendre les mesures nécessaires et à supprimer un vol.

Nous ne nous contentons pas des mesures obligatoires imposées par la réglementation. Nous mettons en place des mesures qui peuvent être générales et permanentes, et d'autres qui sont particulières.

De façon générale, nous travaillons en partenariat avec les autres compagnies aériennes et nous pratiquons le benchmarking qui nous permet de nous inspirer de leurs méthodes. Les échanges d'informations sont plus intenses avec KLM, avec les compagnies de l'alliance Skyteam et les compagnies européennes. Le lien est également fort avec les industriels comme Airbus ou Boeing afin de prendre les mesures de prévention nécessaires. Nous coopérons par ailleurs en permanence avec tous les services de l'État, comme les services de renseignement ou d'investigation. Vous avez déjà cité l'UCLAT mais nous collaborons aussi avec la direction du renseignement militaire, la DGSE, la DGSI, la police aux frontières… Bien que quelques-uns d'entre nous aient appartenu aux services, il nous faut entretenir une relation continue et étroite avec nos anciennes maisons pour rester à jour. Nous entretenons également des liens très opérationnels avec le ministère des affaires étrangères, les ambassadeurs et les délégués du ministère de l'intérieur à l'étranger, pour ce qui concerne les diverses escales.

Toutes les structures de l'entreprise sont sensibilisées aux problèmes de sûreté, notamment grâce à un réseau de délégués généraux de sûreté et de délégués de sûreté, avec lesquels nous passons des contrats d'objectifs. Je dispose donc d'un représentant au cargo, au fret, ou au catering. La communication interne joue un rôle important, en particulier en direction des escales et des navigants.

Le contrôle documentaire de premier niveau est assuré conformément à la convention de Chicago qui oblige à détecter les documents manifestement non valides. Nous allons plus loin grâce à un matériel qui permet d'identifier des documents falsifiés de façon professionnelle. Un service chargé des réquisitions judiciaires répond aux services de police et de gendarmerie et aux magistrats qui nous interrogent sur les vols ou les passagers.

De façon plus particulière, nous réagissons aux événements en envoyant des « flashs sûreté » à l'ensemble du personnel navigant. Nous mettons également en place des communications de sûreté. Cet été, par exemple, lors de la reprise des hostilités dans la bande de Gaza, nous avons suivi la menace au quotidien pour gérer nos vols vers Tel-Aviv – ils ont même été suspendus lorsqu'un missile est tombé aux alentours de l'aéroport David Ben Gourion. Un briefing des commandants de bord et du personnel navigant avait lieu tous les jours, et des mesures particulières à terme ont été prises – durant un moment, nous avons même fait dormir les équipages à Chypre.

L'analyse de la menace est permanente et le risque est évalué dans les zones sensibles. Selon son intensité, les escales sont classées rouges, oranges ou vertes. À cette classification correspondent des mesures appropriées qui vont du double contrôle complet à l'embarquement jusqu'à la mise en place d'une « bulle » de sécurité autour de l'avion.

Depuis le crash du vol MH17 de la Malaysia Airlines en Ukraine, au mois de juillet dernier, nous avons interdit le survol de plusieurs zones sensibles. La présence dans cette liste de certains territoires comme l'Irak, la Syrie ou la Libye relève de l'évidence, mais d'autres zones peuvent être désignées selon les informations que nous récoltons. Une classification des aérodromes est également en vigueur car les pilotes peuvent se trouver contraints de détourner leur appareil : mieux vaut qu'ils sachent où ils atterrissent.

Nous menons des inspections et des audits réguliers des escales. Les escales rouges sont inspectées une fois par an et toutes des escales en général sont auditées tous les quatre ans.

Avec nos partenaires, nous cherchons en permanence à anticiper les nouvelles menaces. Nous travaillons actuellement sur les cyber-attaques, les insiders – des personnes malveillantes infiltrées parmi le personnel navigant –, les menaces nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques (NRBC), ou les drones.

Le dispositif en place est donc assez bien structuré. En tant qu'acteur privé, nous n'avons évidemment pas la possibilité de lutter directement contre les filières islamistes. Nous tentons de nous donner les moyens de détecter, et nous sensibilisons les personnels afin d'obtenir des remontées d'informations. Toutefois, juridiquement, nous ne pouvons pas contraindre le personnel à nous informer. Détecter les phénomènes radicaux, pourquoi pas, mais encore faut-il en avoir les moyens juridiques. Je pense par exemple à la délivrance des badges. Les tribunaux administratifs nous ont souvent déboutés lorsque nous refusions d'accréditer des personnes au passé douteux. J'ai perdu devant la cour administrative d'appel de Marseille parce que je ne souhaitais pas lorsque j'étais Préfet en Corse, qu'un ancien braqueur, ancien du FLNC, devienne bagagiste.

Lorsque l'information remonte de façon spontanée – de très nombreux salariés de l'entreprise sont vigilants –, nous la transmettons aux autorités.

Depuis les attentats du mois de janvier dernier, nous avons renforcé la sécurisation des locaux, notamment afin de rassurer les personnels légitimement anxieux. Un grand audit est lancé concernant la protection de l'ensemble de nos agences sur le territoire national. Ce travail a un coût mais est nécessaire car notre visibilité dépasse l'« aérien » et le nom de la compagnie contient le mot « France ».

Nous suivons de manière très attentive les projets du Gouvernement, notamment en matière de système API-PNR. Les données relatives aux passagers, qui se trouvent dans nos fichiers dès la réservation de billets, contiennent des informations qui peuvent être utiles aux services qui luttent contre le crime organisé et le terrorisme. Par ailleurs un décret en cours de rédaction concernant les vols entrants permettra d'imposer des mesures de sécurité à certaines escales sensibles. Les autorités locales ne pourront plus contester ce que nous recommandons si nous pouvons nous adosser à un texte réglementaire.

La « réconciliation » entre carte d'embarquement et passeport est une mesure de sécurisation et non de sûreté car, a priori, les personnes qui embarquent ont déjà subi un filtre, de même que leurs bagages. Cette mesure permettrait tout de même d'opérer une vérification supplémentaire concernant les passagers à l'identité douteuse. La mesure devrait en tout état de cause être prise au moins au niveau de l'espace Schengen. À défaut, elle introduirait une distorsion de concurrence non négligeable liée aux délais et aux besoins en personnels supplémentaires. J'ajoute qu'elle aurait ses limites car nos agents ne sont pas formés à la détection des faux papiers.

J'en viens à quelques propositions sur ce qui nous permettrait d'améliorer notre action en matière de sûreté.

Les liens entre les acteurs privés et publics pourraient être resserrés. Il serait souhaitable que nous recevions en temps réel les informations relatives au secteur aérien en possession des services. Malgré notre passé, nous devons solliciter l'information en permanence. Si nous en disposions au plus tôt, nous serions mieux à même d'anticiper. Les responsables de sûreté habilités secret-défense issus des services participent à certaines réunions de sensibilisation qui ne leur servent pas à grand-chose – même si elles sont utiles pour les autres personnels. En revanche, ceux qui ont un profil similaire au mien devraient à mon sens être davantage associés à l'action de l'État et aux divers retours d'expérience afin de prendre ensuite des mesures efficaces en interne. Le recueil d'informations au sein de l'entreprise ne pourra se faire que sous le couvert de l'État.

Avant de diriger l'UCLAT durant quatre ans, j'ai été directeur adjoint d'Europol. Après les événements de 2001, nous avons développé une veille opérationnelle au niveau européen. J'ai le sentiment que le profil des individus qui se radicalisent reste sensiblement le même – pour ma part, j'ai connu les filières irakiennes, afghanes ou bosniaques. Ce qui a vraiment évolué avec les nouvelles technologies, c'est la manière de se radicaliser et de devenir un fondamentaliste djihadiste. Cela dit, il me semble qu'il reste beaucoup de travail de base à accomplir en matière de recueil du renseignement. Je pense à la veille dans les banlieues, aux relais à entretenir dans les zones sensibles, à la collecte de l'information, à son analyse et à son exploitation.

Nous avons toujours rencontré une réelle difficulté en matière de coordination. Les informations arrivent de partout, mais il faut qu'elles soient collationnées et qu'elles passent par un seul point d'entrée. Les services doivent se parler et échanger. Les choses ont trop longtemps été cloisonnées : certains considéraient qu'il existait, d'un côté, les seigneurs du renseignement, et, de l'autre, ceux qui pouvaient occasionnellement rapporter une information. Pourtant, un tout jeune gardien de la paix peut avoir obtenu une information majeure dans une cité. Nous devons favoriser la coopération et motiver tous ceux qui sont susceptibles de récupérer des informations – si nous ne le faisons pas, celui qui nous rapporte une information et ne reçoit rien en retour sera peut-être moins motivé lorsqu'il obtiendra par la suite un renseignement capital. Des cloisonnements assez détestables existent aussi au niveau international, par exemple entre le club de Berne et les services de law enforcement avec Europol et Eurojust.

Il est impossible de lutter contre les filières djihadistes sans mettre en place une coordination internationale renforcée. Tous les outils existent déjà, au moins au niveau européen ; il suffit que l'on s'en serve. Europol est un système efficace avec des fichiers d'analyse et des fichiers centraux. Si l'information est bien introduite dans ces fichiers « étanches », elle pourra être analysée et devenir ainsi exploitable. Malheureusement, nous avons souvent été confrontés à de fortes réticences de la part des juges ou de services spécialisés dès lors qu'il fallait fournir des renseignements destinés à alimenter ces fichiers.

Aujourd'hui, les choses se mettent en place. Un coordinateur de l'Union européenne pour la lutte contre le terrorisme existe bien, même s'il rencontre encore des difficultés. Nous disposons de tous les ingrédients ; il faudra seulement nous assurer que nous cuisinons bien tous ensemble le même plat. En tant que directeur de l'UCLAT, j'ai souvent éprouvé une réelle frustration car, tout en constatant que nous disposions de services de pointe et de tous les renseignements nécessaires, je savais que nous ne parvenions pas à croiser ni les informations ni les compétences. Les réactions que j'avais observées sont peut-être très humaines, mais je crains que nous n'ayons plus les moyens de fonctionner ainsi.

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