Intervention de Jean-Charles Brisard

Réunion du 12 février 2015 à 10h00
Commission d'enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes

Jean-Charles Brisard, président du Centre d'analyse du terrorisme :

Mon intervention portera sur l'état de la menace terroriste aujourd'hui.

Depuis plus d'un an, nous assistons à une recomposition du paysage djihadiste sans précédent dans les trente dernières années, avec le déplacement de l'épicentre du djihad mondial de la zone afghano-pakistanaise vers la zone syro-irakienne.

L'avènement de l'État islamique s'est fait progressivement. Sa genèse remonte au personnage d'Abou Moussab al-Zarqaoui qui a fondé la première organisation active sur le sol irakien à la suite de l'invasion américaine en 2003, laquelle organisation s'est transformée en Al-Qaïda en Irak pour devenir ensuite l'État islamique. Cet avènement s'est appuyé sur la déliquescence des États syrien et irakien, sur la force d'attraction du conflit en Syrie et, pour partie, sur l'attentisme de la communauté internationale, qui a mis longtemps à réagir à la progression de ces réseaux.

L'État islamique se distingue de toutes les autres organisations djihadistes depuis trente ans, à commencer par Al-Qaïda, par trois aspects.

D'abord son assise territoriale : il contrôle désormais un territoire aussi vaste que le Royaume-Uni.

Ensuite sa force d'attraction, sa capacité de mobilisation sans précédent – plus de 20 000 combattants étrangers ont rejoint la zone syro-irakienne depuis trois ans –, avec une stratégie de propagande et de recrutement adaptée aux modes de pensée et de représentation du monde des candidats potentiels au djihad.

Enfin sa puissance financière. J'ai remis à la fin de l'année dernière un rapport sur le financement de l'État islamique, dont il ressort que le revenu annuel théorique de l'organisation s'établit à près de 3 milliards de dollars par an, et que sa richesse, en comptant l'ensemble des réserves – pétrole, gaz naturel, etc. – qui sont à sa disposition, représente plus 2 000 milliards de dollars.

Ce financement présente trois caractéristiques.

Premièrement, l'État islamique est autosuffisant sur le plan financier. C'est un changement total de modèle économique par rapport aux dispositifs précédents, en particulier celui d'Al-Qaïda, qui selon M. Jean-Charles Brisard « dépendait de financements extérieurs provenant de donateurs privés ou institutionnels, notamment des ONG islamiques du Golfe ». Deuxièmement, les sources de financement sont diversifiées, s'appuyant principalement sur l'exploitation des ressources naturelles : pétrole, gaz naturel, agriculture, eau. Troisièmement, les sources d'origine criminelle – extorsions, rançons – sont limitées.

Le régime actuel des sanctions ciblées, notamment le gel des fonds appliqué par l'Organisation des Nations unies, me semble inadapté pour faire face à ce nouveau modèle économique et n'aura que peu d'effets sur le financement de l'État islamique. L'organisation, je l'ai dit, est autosuffisante et n'effectue pas de transactions internationales. Je crois qu'il serait préférable de se diriger vers un régime d'embargo. Il y a d'ailleurs un précédent d'embargo contre une organisation non étatique : celui que l'ONU a imposé en 1993 à l'UNITA (Union nationale pour l'indépendance totale de l'Angola). L'UNITA contrôlait en effet une partie du territoire et avait accès à des puits de pétrole.

Avec l'avènement de l'État islamique, Al-Qaïda est, pour la première fois depuis sa création en 1988, confrontée à une organisation concurrente. La structure d'Al-Qaïda a évolué : on est passé d'une organisation élitiste et combattante à une organisation multipolaire ayant de nombreux affiliés, puis à un mouvement attrape-tout, inspirateur plus qu'acteur opérationnel. Al-Qaïda s'est progressivement détournée du champ de bataille et a laissé la place, d'abord à des structures affiliées, puis à des organisations combattantes locales. D'une certaine manière, elle s'est déterritorialisée et dématérialisée.

Pour autant, le djihadisme n'a pas éclipsé le terrorisme. La dynamique des deux phénomènes veut qu'ils s'alimentent mutuellement.

Certains ont minimisé le risque terroriste représenté par l'État islamique en faisant valoir que son objectif était avant tout régional : celui de consolider le califat déclaré en juin 2014. Pour ma part, j'ai toujours dit que ce djihad régional se transformerait en menace globale. D'abord parce que c'est l'histoire même du mouvement djihadiste de ces trente dernières années : les moudjahidines d'Afghanistan, par exemple, avaient également des objectifs régionaux avant de se transformer en Al-Qaïda. Ensuite parce que l'État islamique lui-même, confronté à une coalition internationale, a appelé dès septembre 2014 ses sympathisants à frapper les membres de cette coalition sur leur sol. Enfin parce que, dans le cas de l'État islamique, bien différent de celui d'Al-Qaïda, la mobilisation est sans précédent : même si les objectifs stratégiques de l'organisation ne sont pas nécessairement terroristes aujourd'hui, la participation massive de djihadistes aura forcément – et a déjà – des conséquences sur le sol français et en Europe. Dernier facteur : le djihad est depuis longtemps le ressort des mouvements terroristes islamistes. Sans cette base, ce ciment fédérateur tant idéologique que militaire, ceux-ci deviendraient des groupes nihilistes, sans véritable direction et voués à perdre progressivement leur crédit et leurs recrues.

L'État islamique dispose à la fois de la puissance d'une organisation et d'une capacité de mobilisation sans précédent, ces milliers de djihadistes étant susceptibles de constituer, à terme, une véritable force de projection terroriste si l'organisation le décidait.

Si Al-Qaïda et l'État islamique luttent pour le leadership du djihad mondial, les passerelles sont multiples entre les deux organisations, sur le terrain comme sur le plan idéologique. En témoignent les allégeances, soutiens et autres ralliements auxquels nous assistons depuis huit mois de la part de groupes précédemment affiliés à Al-Qaïda ou faisant dissidence. Dans l'univers djihadiste, il existe également des liens qui transcendent les organisations. L'histoire a montré que les réseaux interpersonnels perdurent, que ces réseaux peuvent se reconstituer rapidement, qu'ils s'adaptent en permanence par nécessité ou opportunisme. C'est précisément cette ductilité qui fait leur force. L'exemple le plus récent de cette situation nous a été donné avec les attentats de Paris, opération coordonnée entre les frères Kouachi et Amédy Coulibaly alors que les premiers et le second se réclamaient d'organisations distinctes.

Nous observons aujourd'hui la conjonction d'une menace nouvelle par son ampleur, la menace djihadiste, et d'une menace terroriste ancienne et latente qui refait surface à la faveur du contexte international. Cette menace est protéiforme. Les actions menées en Occident depuis plusieurs mois en témoignent : qu'elles se situent dans l'orbite terroriste ou dans la mouvance djihadiste, elles peuvent être dirigées, incitées, aidées ou simplement inspirées par ces organisations.

Protéiforme dans son origine, cette menace l'est également dans ses manifestations et son mode opératoire, qui sont désormais sensiblement différents de ce que l'on observait dans les années 1980, 1990 et 2000. Ces évolutions s'observent essentiellement dans quatre domaines.

Sur le plan structurel, nous devions faire face à des groupes structurés, organisés et hiérarchisés ; nous sommes passés à un terrorisme individuel ou « microcellulaire ». Cette mutation a pour origine les groupes terroristes eux-mêmes, qui se sont adaptés aux contraintes sécuritaires et à l'atomisation des enjeux en privilégiant une approche dématérialisée, entretenant avec leurs membres ou leurs sympathisants un rapport quasi virtuel, sans contacts physiques, principalement grâce à l'Internet. Dès la fin des années 1990, un des stratèges d'Al-Qaïda, le syrien Abou Moussab al-Souri, avait anticipé cette mutation en prônant le djihad individuel – jihad al-irhab al-fardi. En 2000, il expliquait lors d'un enseignement dans un camp d'entraînement afghan que « les jeunes rechignent à adhérer à une organisation hiérarchique par crainte d'être identifiés par les autorités ». Le terrorisme, hier structuré par des organisations et des réseaux, s'est mué en une multitude d'acteurs groupusculaires qui n'entretiennent peu ou pas de liens hiérarchiques ou directionnels avec un des groupes terroristes. C'est ainsi que les actes de terrorisme individuel en Europe ont représenté 12 % des attentats entre 2001 et 2007 et de 40 à 45 % depuis cinq ans.

Sur le plan tactique, ces individus ou ces microcellules n'engagent pas de préparatifs importants, leurs actions sont parfois même improvisées, ce qui réduit encore notre capacité à les détecter et les identifier pour les neutraliser préventivement, contrairement à ce qui fut le cas pour la plupart des projets d'attentats en Europe dans les années 2000.

Ils recourent de moins en moins à l'explosif, ou de manière beaucoup moins sophistiquée qu'auparavant. Son maniement est considéré à raison comme complexe et l'acquisition de substances et de composants est sujette à la surveillance des services régaliens. Ils privilégient le recours aux armes de poing et aux armes blanches, qui représentent 50 % des attentats planifiés depuis cinq ans en Europe.

Enfin, ils préfèrent les attentats ciblés et symboliques à forte résonnance médiatique : communauté juive, police, militaires, Charlie Hebdo… C'est ce que l'on a appelé le « terrorisme stratégique », qui fait usage d'une violence ciblée, discriminée, vecteur, contrairement aux attentats « aveugles », d'une plus grande légitimité pour ces groupes.

J'en viens à la question de l'ampleur du phénomène djihadiste et de ses conséquences en Europe

Depuis trois ans, 20 000 combattants étrangers provenant de 90 pays se sont rendus sur le théâtre d'opérations syro-irakien, soit plus que de djihadistes partis en Afghanistan en dix ans. Parmi ces combattants étrangers nous dénombrons désormais près de 4 500 ressortissants ou résidents de 20 pays de l'Union européenne impliqués dans des filières djihadistes, sachant que 60 % d'entre eux proviennent de trois pays, la France, la Grande-Bretagne et l'Allemagne, et que 30 % viennent de France, ce qui représente le premier contingent européen. Parmi ces 4 500 djihadistes, on estime qu'entre 800 et 1 000 sont revenus sur le territoire européen.

Ce phénomène touche également plusieurs pays situés aux frontières de l'Union européenne : la Suisse, avec plus de 50 djihadistes, les Balkans, avec un effectif de 650, la Russie, d'où sont partis entre 800 et 1 500 individus.

Les conséquences de cet engagement sur le plan sécuritaire sont multiples.

Dans tous les conflits impliquant la présence de djihadistes étrangers depuis trente ans, qu'il s'agisse de l'Afghanistan, de la Bosnie, de la Tchétchénie, de la Somalie ou de l'Irak, on a toujours observé des répercussions de cette participation à court, moyen ou long terme dans nos pays, la menace intérieure prenant la forme d'actions de propagande, de recrutement, de soutien ou de terrorisme. Ce sont des djihadistes ayant combattu sur des théâtres étrangers qui ont été à l'origine de tous les projets d'attentats majeurs ayant visé le territoire national, notamment le projet contre le marché de Noël de Strasbourg en 2000, le projet du réseau Beghal visant l'ambassade des États-Unis à Paris en 2001, le projet d'attaque chimique à Paris en 2002 – réseau Benchellali – et les projets visant la tour Eiffel et la cathédrale Notre-Dame de Paris en 2010.

La première conséquence de cet engagement, pour une minorité de ces djihadistes, est le basculement au retour dans la violence terroriste, ou la poursuite du djihad sur leur propre sol.

La participation à des activités terroristes au retour résulte de deux processus déjà observés dans le passé : l'appartenance à une organisation et la socialisation. Dans le premier cas, le combattant a rejoint un groupe terroriste dont l'objectif affiché est de frapper les pays occidentaux, il sera donc incité ou dirigé à plus ou moins long terme pour commettre un acte terroriste. C'est le cas, typiquement, de la cellule de Hambourg, qui mena les attentats du 11 septembre. Dans le second cas, c'est le contact, l'interaction avec d'autres combattants et la conscience progressive de la légitimité d'une action sur son propre sol qui inspire le djihadiste pour passer à l'action. Ce fut le cas de la cellule de Francfort en 2000 et de la filière tchétchène en 2002.

L'étude la plus récente, qui date de 2013, montre que, entre 1990 et 2010, sur 945 djihadistes occidentaux s'étant rendus sur un théâtre d'opérations à l'étranger, 107 ont été impliqués dans la commission d'actes de terrorisme, soit plus de 11 %. En France, le magistrat antiterroriste Marc Trévidic estime que cette proportion est de 50 %.

À l'heure actuelle, 4 Français sur les 190 qui sont revenus du théâtre d'opérations syro-irakien ont été impliqués à leur retour dans des activités terroristes, qu'il s'agisse de la préparation ou de la commission d'attentats, ce qui représente 2 % des « returnees ». Cette proportion est identique à celle que l'on observe au plan européen.

La seconde conséquence découle à court terme du retour de djihadistes et à long terme de l'impact qu'auront ces événements en termes de radicalisation.

Les combattants ont une capacité d'endoctrinement très forte à leur retour car ils disposent d'un ascendant important et sont auréolés de leur statut de combattant. Ils sont donc susceptibles de mener des actions de propagande, de prosélytisme et de recrutement.

Au-delà des seuls combattants, l'emprise et l'enracinement à long terme, par capillarité, du phénomène salafiste djihadiste et de ses soutiens, sont une cause de préoccupation majeure, amplifiée par la propagande massive et accessible à tous les groupes djihadistes.

Le gouvernement estime aujourd'hui à plus d'un millier le nombre de sympathisants français sur l'Internet.

Une minorité d'entre eux, à l'instar des combattants, ont une capacité de mobilisation, comme nous l'ont montré les attentats et projets d'attentats déjoués depuis deux ans.

Cette capacité de mobilisation est alimentée par la propagande des groupes djihadistes, notamment l'État islamique qui a appelé à plusieurs reprises depuis le mois de septembre ses sympathisants à frapper les pays de la coalition, appels eux-mêmes relayés par des combattants occidentaux de diverses nationalités.

De ce point de vue, l'État islamique agit plus comme un catalyseur et un déclencheur du passage à l'acte que comme une source de radicalisation.

Depuis le début du conflit en Syrie, plus de vingt projets d'attentat ont visé les pays occidentaux et leurs ressortissants. Sur les seize attentats ou projets d'attentat documentés, sept, soit un peu moins de la moitié, ont été menés à leur terme. À l'exception de l'action commise à Bruxelles par Mehdi Nemmouche avant l'appel de l'État islamique à des actes individuels, ces attentats ont été perpétrés par des personnes qui n'avaient pas combattu sur le théâtre d'opérations djihadiste en Syrie ou en Irak, soit qu'elles en eussent été empêchées, comme ce fut le cas de différents terroristes en Australie et au Canada notamment, soit qu'il se fût agi de sympathisants d'organisations djihadistes. Par ailleurs, neuf attentats ou projets d'attentat ont été conçus par des individus agissant seuls.

Pour ce qui est du mode opératoire, les individus ayant combattu sur le théâtre d'opérations syro-irakien envisageaient des modalités complexes – attaques multiples, usage d'explosifs, attaques suicides –, tandis que les sympathisants recouraient à des modalités rudimentaires – voiture bélier, arme blanche, arme de poing, fusil de chasse –, suivant en cela les recommandations formulées par le porte-parole de l'État islamique al-Adnani au mois de septembre.

Quelles mesures prendre face à ce double phénomène ?

Il faut qu'elles portent sur l'ensemble du spectre, du cycle de la radicalisation jusqu'au traitement des retours.

La France a mis en oeuvre dans l'urgence, comme d'autres pays, des mesures destinées à identifier et prévenir ce phénomène : plateforme de signalement, entraves aux départs, lutte contre l'apologie du terrorisme, blocage de contenus Internet. Elle a par ailleurs comblé un vide juridique en créant la nouvelle incrimination d'entreprise terroriste individuelle, proposition que nous avions faite il y a un an avec le juge Marc Trévidic et l'avocat Thibault de Montbrial.

Parallèlement, le Gouvernement vient de lancer une campagne de sensibilisation et de prévention à destination des candidats au djihad et de leurs familles. C'est un premier élément de contre-argumentaire qui vise à répondre à la propagande mensongère de ces groupes, à l'instar de ce qui est fait aux États-Unis et en Allemagne. Il conviendra d'aller plus loin pour convaincre ou contraindre les grands opérateurs de l'Internet de ne plus accepter sur leurs plateformes des contenus de ce type, comme ils le font déjà en matière de pédopornographie.

En amont, la France est très en retard par rapport à ses voisins européens dans la prévention de la radicalisation. Outre la lutte contre le fondamentalisme religieux, notamment sur l'Internet, il me semble important de réfléchir à la mise en place de programmes locaux de prévention de la radicalisation associant campagnes d'information et de sensibilisation, indicateurs locaux de radicalisation et accompagnement ciblé des sujets à risques à travers la mobilisation de tous les acteurs régaliens, associatifs, éducatifs et sociaux contre ce fléau. La même mobilisation, au sein de dispositifs ciblés, devrait être mise en oeuvre pour le traitement des retours par la dé-radicalisation et la réinsertion. Les expériences étrangères montrent toutes que les clés du succès de telles démarches reposent sur le volontariat des personnes concernées et sur l'association de repentis aux actions menées.

D'autres mesures, plus symboliques, ont été avancées sur lesquelles je voudrais revenir. Il s'agit en particulier de la déchéance de nationalité. Plusieurs pays mettent d'ores et déjà en oeuvre des mesures de ce type pour les binationaux. Or que constate-t-on ? D'abord, les individus concernés ne renoncent pas au terrorisme ; c'est donc reporter le problème sur d'autres pays. Ensuite, dès lors qu'ils seraient à l'étranger, nos services policiers et judiciaires ne pourraient plus les mettre hors d'état de nuire. Enfin, comme nous l'avons constaté avec plusieurs terroristes condamnés en France et déchus de leur nationalité française, notamment Djamel Beghal, mentor d'Amedy Coulibaly et de Chérif Kouachi, certains n'ont toujours pas pu être expulsés en raison de l'opposition de la Cour européenne des droits de l'homme, qui invoque des risques de traitements inhumains et dégradants pour refuser leur expulsion, notamment vers l'Algérie. Beghal n'est pas seul dans ce cas. Bien que déchues de la nationalité française, plusieurs personnes sont toujours sur le territoire national.

Nous avions proposé avec le juge Marc Trévidic la création d'un délit-obstacle d'interdiction de combattre à l'étranger sans autorisation, qui aurait le mérite d'appréhender judiciairement toutes les situations dans lesquelles des individus se rendent à l'étranger pour y combattre, y compris lorsque des individus de retour du théâtre d'opérations syro-irakien prétendent avoir combattu dans les rangs d'organisations légitimes.

Nous l'avons vu à l'occasion de plusieurs événements tragiques, depuis les crimes de Mohamed Merah en 2012 jusqu'à ceux de Nice en passant par les attentats de Paris du début de l'année : si les services de renseignement parviennent à détecter et à identifier les personnes à risque, beaucoup reste à faire dans le domaine de la surveillance et du suivi de ces individus. Le Gouvernement a annoncé le renforcement des moyens humains des services et l'adoption d'un cadre juridique pour leur action, ainsi que la mise en place d'un fichier des personnes prévenues ou condamnées pour des faits de terrorisme.

Sur ce sujet, je voudrais souligner deux phénomènes récurrents dans la constitution de réseaux et filières et dans la commission d'actes terroristes qui sont aujourd'hui encore mal appréhendés pour des raisons pratiques et juridiques.

Le premier concerne les « serial terroristes », ou multirécidivistes du terrorisme. Sur la base des procédures visant des infractions terroristes instruites depuis dix ans en Europe, on constate que chacune de ces affaires met systématiquement en cause des personnes déjà condamnées, non pour des délits de droit commun mais pour des infractions terroristes. Comme toute organisation humaine, les cellules ou groupes terroristes ne naissent pas spontanément, mais sous l'influence d'individus formés, souvent des vétérans du djihad qui constituent des éléments structurants et jouent le rôle de référent pour les jeunes recrues.

Le second concerne les individus « potentiellement à risque », ceux dont le nom est apparu en relation avec une infraction terroriste dans le cadre de procédures judiciaires. Il s'agit de personnes identifiées, qui ont parfois été détenues ou interrogées, et qui n'ont pu être poursuivies dans le cadre juridique existant. Sur la base des procédures visant des actes de terrorisme, des réseaux ou des filières de soutien logistique ou de financement instruites en Europe depuis dix ans, on estimait leur nombre à près de 5 000 il y a deux ans. Leur suivi aurait un impact direct sur notre capacité à déjouer des infractions terroristes.

Nous sommes face à un phénomène depuis longtemps transnational et toutes les législations nationales ne suffiront pas, à elles seules, à l'endiguer. Au mieux, nous bâtirons une sorte de patchwork défensif qui, faute d'harmonisation, engendrera des vides juridiques, des failles dans nos dispositifs qui seront exploités par nos ennemis ou dans lesquels ils s'engouffreront, comme ils l'ont toujours fait.

Nous sommes confrontés à un phénomène européen qui touche quasiment tous les pays de l'Union et nécessite donc que les institutions européennes prennent un rôle actif et opérationnel, notamment pour harmoniser les législations, systématiser et automatiser l'échange d'information, mettre en place un PNR (passenger name record) européen, renforcer les contrôles aux frontières de Schengen... Toutes choses qui impliquent, selon moi, un changement du paradigme sécuritaire de l'Europe et de Schengen, dont le dispositif était conçu jusqu'à présent pour nous défendre de menaces extérieures alors que nous sommes confrontés de plus en plus à une menace intérieure.

Cette prise de conscience européenne est un impératif, au-delà des mesures nationales qui peuvent être prises. En effet, le risque est qu'à l'instar de ce qui s'est produit après les attentats de Madrid en 2004, les déclarations d'intention demeurent lettre morte ou se traduisent par l'adoption de mesures minimalistes sur le plan européen. Considérer les attentats de Paris comme un épiphénomène national ou comme un « 11 septembre français », comme on a pu le lire, est une tragique erreur d'analyse. L'enjeu est européen et nécessite une réponse commune.

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