Intervention de Marc Trévidic

Réunion du 12 février 2015 à 14h15
Commission d'enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes

Marc Trévidic, vice-président chargé de l'instruction au sein du pôle anti-terroriste au tribunal de grande instance de Paris :

Il nous faut d'abord identifier individus et réseaux, puis les traiter. J'évoquerai ces deux volets de notre action, en observant que la vision judiciaire est un peu différente de celle des services de renseignement.

En matière d'identification, la nouveauté est l'accroissement du nombre de signalements. Auparavant, ils provenaient de l'enquête judiciaire et des services de renseignement au sens traditionnel. Ces sources d'informations demeurent, mais s'y ajoutent la plateforme du numéro vert, les courriers et les dépositions des parents, les informations issues du service renseignement pénitentiaire. Malgré cela, des individus passent à travers les gouttes, et l'on voit de temps en temps les Turcs arrêter quelqu'un dont nous ignorions qu'il était parti et nous le renvoyer par avion. Tous les juges d'instruction du pôle anti-terroriste ont connaissance de ce phénomène.

Paradoxalement, la plupart des jeunes actuellement identifiés par les services de renseignement le sont parce qu'ils veulent bien l'être : une fois en Syrie, ils se mettent en scène sur les réseaux sociaux ou contactent leurs proches. Cela signifie que nous mangeons peut-être notre pain blanc ; le jour où ils choisiront la discrétion, nous serons confrontés à un problème majeur.

Contrairement à ce que l'on a trop tendance à dire, les services judiciaires ne se limitent pas à avaler ce dont les services de renseignement les nourrissent. Les enquêtes judiciaires jouent un rôle très important dans l'identification d'individus potentiellement dangereux ou qui ont en tout cas des velléités djihadistes : l'interrogatoire d'une personne conduit à identifier d'autres personnes parties elles aussi. Le judiciaire nourrissant donc également le renseignement, et beaucoup, il est important de maintenir une interaction harmonieuse entre les deux systèmes, même si les services de renseignement évitent l'engorgement des services judiciaires par un tri en amont.

Un autre élément nouveau est apparu depuis quelques mois : des « anciens » ont repris du service. Ainsi de Farid Mellouck, dont j'ai appris la présence en Syrie avec deux autres individus. J'en avais eu à connaître en 2000 en réglant le dossier de la première filière afghane ; il était à la tête d'un très important réseau d'acheminement de djihadistes. Les services de renseignement ont-ils les moyens de vérifier ce que sont devenus tous ces gens condamnés dans le passé pour leur implication dans une filière djihadiste? Il le faudrait, car ces « anciens » ont un carnet d'adresses phénoménal, en France et en Belgique, et peuvent inciter bien des gens à les rejoindre en Syrie. C'est un travail essentiel, mais j'ignore si les services disposent des capacités nécessaires pour le mener à bien.

J'en viens au traitement des dossiers. Après chaque attentat, on s'interroge : le passage du renseignement au judiciaire s'est-il fait correctement ? Pour que les choses se passent comme il se doit, deux préalables s'imposent : que les services de renseignement aient des moyens suffisants pour obtenir des informations pertinentes et que les services judiciaires aient la capacité de prendre les dossiers.

À cet égard, je suis très inquiet de n'entendre parler que de renforcer le renseignement - à croire que la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) n'a pas de département de police judiciaire ! Or la DGSI a un gros département « renseignement » et un petit département « police judicaire », lequel est submergé. Cela se sait fort bien au sein de la Direction ; d'où la tentation de garder « en renseignement » des dossiers qui devraient être judiciarisés. Il faut à tout prix rétablir l'équilibre pour éviter cet engorgement ; un moment vient où il faut traiter ces dossiers pour crever l'abcès. Je ne demande ni juges ni greffiers, je demande que les créations de postes servent aussi, impérativement, à compléter l'effectif des enquêteurs de la police judiciaire ; c'est indispensable.

Au-delà, les modalités de la judiciarisation mériteraient d'être discutées entre la DGSI et les services du procureur de la République. Aujourd'hui, le parquet est entièrement dépendant du service de renseignement, qui décide seul si les éléments du dossier sont suffisants pour qu'il soit judiciarisé. Un peu plus d'ouverture ne nuirait pas. Après l'affaire Merah, la DGSI nous a présenté une vingtaine de dossiers jusqu'alors gardés sous le coude… Une plus grande fluidité serait nécessaire car le procureur peut estimer que les éléments recueillis suffisent au lancement d'une enquête judiciaire, et le service de renseignement faire une analyse erronée de ce qu'attend la justice. Il conviendrait d'étudier cette piste, sur le fondement de l'article 40 du code de procédure pénale.

Il me faut souligner un autre élément. Après qu'un attentat a été commis, on pointe les services de renseignement, auxquels on reproche des dysfonctionnements ; ainsi a-t-on critiqué les failles du suivi de Mohamed Merah. Mais la même chose peut se produire pendant une instruction judiciaire, puisque les services sont à ce point débordés qu'il faut prendre votre tour et attendre entre un an et dix-huit mois avant de faire l'opération que l'on sait nécessaire. Je peux citer un dossier impliquant des individus rentrés de Syrie depuis un an : on n'a toujours pas trouvé les effectifs nécessaires pour les interpeller… C'est franchement inquiétant. Auparavant, on pouvait attendre un an : les individus étaient surveillés par la justice. Actuellement, ils ne le sont pas du tout. En bref, Kouachi aurait très bien pu l'être au moment où il est passé à l'action.

Je viens de vous parler de ceux qui font l'objet d'une enquête judiciaire sans le savoir et qui peuvent passer à l'action parce qu'ils sont mal surveillés. Mais il y a aussi le cas, désespérant, des individus déjà mis en examen et placés en détention provisoire – si tant est qu'ils soient mis en détention provisoire –, parce qu'ils envisageaient de partir en Syrie avant d'être remis en liberté sous contrôle judiciaire.

Les conditions dans lesquelles le contrôle judiciaire est exercé nous posent de réels problèmes. Rendez-vous compte : le passeport et la carte d'identité d'un individu sont gardés au greffe d'un juge d'instruction anti-terroriste, et nous apprenons ensuite qu'ayant fait une fausse déclaration de vol, il est parvenu à se refaire faire une pièce d'identité, grâce à laquelle il est parti en Syrie ! Je ne comprends pas comment cela est possible, mais c'est récurrent.

Encore n'ai-je rien dit du pointage dans les commissariats. Un cas d'école : le juge interdit le départ du territoire français et ordonne un pointage au commissariat toutes les semaines ou deux fois par semaine, puis il apprend que le mis en examen est en Syrie ; obtenant, avec difficulté, qu'on lui dise pourquoi il n'a pas été mis au courant de ce que cette personne ne pointait plus, il s'entendra finalement répondre qu'effectivement c'était le cas depuis deux mois, et que l'on comptait justement lui en faire rapport…

Non seulement le suivi des contrôles judiciaires est incertain, mais des gens peuvent se faire refaire des papiers d'identité alors que les originaux leur ont été confisqués et sont tenus au greffe du pôle anti-terroriste, et les pointages ordonnés ne sont ni respectés ni surveillés. Pourtant, nous envoyons au fichier national des personnes recherchées l'imprimé signalant les individus interdits de sortie du territoire national sous contrôle judiciaire. Je ne sais comment ce fichier est exploité, mais il est horripilant de constater la facilité avec laquelle on peut enfreindre le contrôle judiciaire en France.

Je citerai le cas de cette adolescente de 16 ans qui voulait partir en Syrie. Des écoutes téléphoniques ont permis de la rattraper in extremis à l'aéroport, avant qu'elle ne s'envole pour la Bulgarie. Mais, alors même que ses parents avaient fait opposition à sa sortie du territoire, elle avait franchi le filtre de la police des frontières. L'explication qui m'a été donnée est que l'appartenance de la France à l'espace Schengen interdit à la police des frontières les contrôles systématiques. Soit. Mais cela n'empêche pas le discernement : quand une jeune fille de 16 ans, voilée, veut embarquer pour la Bulgarie, un minimum de sensibilisation devrait peut-être conduire à contrôler qu'elle a le droit de quitter le territoire.

En résumé, au problème des moyens s'ajoutent de petits dysfonctionnements qui, à la longue, deviennent préoccupants.

Il est tout aussi surprenant de constater que les individus placés en détention provisoire continuent, pour beaucoup d'entre eux, d'être actifs. Il faut dire qu'ils ont des téléphones portables comme s'il en pleuvait. À nouveau, la question se pose : est-on dans un système très rigoureux tendant à contenir la menace terroriste ou dans le laxisme généralisé qui prévaut dans les maisons d'arrêt pour préserver la paix publique ? Un seul exemple : pour la troisième fois en un mois, on a trouvé un téléphone portable dans la cellule d'un individu que j'ai mis en examen pour crime terroriste - excusez du peu.

Je ne dis pas qu'il faudrait en venir à des établissements pénitentiaires conçus sur le modèle du Supermax de Colorado Springs, mais je me rappelle avoir eu à traiter en 2000, alors que j'étais procureur, le dossier d'un individu qui avait entièrement organisé, avec des téléphones portables depuis la maison d'arrêt, un projet d'attentat qui devait avoir lieu pendant le championnat d'Europe de football. Ce sont des gens dangereux ; il est très curieux qu'ils aient accès avec une telle facilité à des téléphones et même à des ordinateurs portables en maison d'arrêt. Il y a quelque temps, Flavien Moreau, alors en maison d'arrêt et depuis lors condamné à sept ans de prison, avait transmis à un codétenu qui les a lui-même transmis à un autre les renseignements qui lui ont permis de rejoindre la Syrie !

Plus de rigueur s'impose, que les individus en cause soient sous contrôle judiciaire ou qu'ils soient en détention provisoire, et cela ne demande pas que l'on modifie les textes.

Quant à les suivre « en milieu ouvert », cela demande beaucoup de monde, et les effectifs des services judiciaires ne sont manifestement plus tels que l'on puisse assurer les Français que des individus surveillés en exécution d'une commission rogatoire ne vont pas passer à l'action. Parce que, je vous l'ai dit, nous avons les mêmes difficultés en judiciaire qu'en renseignement, nous pourrions malheureusement nous trouver demain confrontés à un attentat « à la Merah » commis par un individu placé sous contrôle judiciaire.

En conclusion, le principal danger est selon moi le passage des terroristes à la clandestinité, ceux qui sont envoyés en mission en France pour y commettre des attentats d'envergure le faisant « à l'ancienne » : il ne s'agira plus de gens dont on savait qu'ils allaient revenir et dont on aura manqué l'arrivée à Marseille mais d'individus munis de faux papiers et entrant sur le territoire national en toute discrétion, par d'autres voies. Il y a là un grand risque. Les terroristes sont en train de se « professionnaliser », dans une stratégie qu'il nous sera beaucoup plus difficile de mettre en échec. Alors que nous avons déjà bien du mal à contrer ce qui est visible, gérer l'invisible sera très compliqué.

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