Intervention de Marc Trévidic

Réunion du 12 février 2015 à 14h15
Commission d'enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes

Marc Trévidic, vice-président chargé de l'instruction au sein du pôle anti-terroriste au tribunal de grande instance de Paris :

Renforcer les pouvoirs des enquêteurs de la police judiciaire en matière d'enquête préliminaire signifie multiplier les passages devant le juge des libertés et de la détention (JLD), qui n'a des dossiers qu'une vision très lointaine. Le fervent défenseur des juges d'instruction que je suis est contraint de constater qu'au fil des réformes, le JLD s'est progressivement transformé en juge tamponneur. En l'espèce, pour pouvoir exercer un contrôle effectif, il devrait connaître le dossier à fond ; ce n'est pas le cas en l'état, et cette absence de capacité de contrôle me paraît dangereuse, en ce qu'elle rend des abus possibles. C'est d'ailleurs pourquoi le législateur a donné aux seuls juges d'instruction, et non aux JLD, la faculté d'autoriser la sonorisation d'appartements et de voitures. Si l'on était dans l'univers rêvé où le JLD pourrait ne serait-ce que lire la procédure – à ce jour, il n'a connaissance que d'un procès-verbal – ma vision serait autre.

Les conditions de la garde à vue ont radicalement changé. Les gens ont des avocats, et certains choisissent de se taire, si bien que lorsque, exceptionnellement, on allonge la durée de la garde à vue, ils sont plus fatigués mais pas plus loquaces et l'on n'obtient guère plus. Les durées de garde à vue ne sont pas les mêmes selon les pays mais la diversité des pratiques rend les comparaisons difficiles. En Belgique par exemple, la durée de la garde à vue est de 24 heures au plus, mais les policiers continuent les interrogatoires à la maison d'arrêt. Nous avons la « chance » qu'en matière de terrorisme djihadiste, au contraire de ce qui vaut pour le terrorisme corse ou basque, certains parlent beaucoup ; mais ceux qui choisissent de se taire resteront strictement muets pendant 96 heures ou 10 jours, si bien qu'il n'est pas vraiment utile de prolonger encore la durée de la garde à vue.

Avec les équipes communes d'enquête et le mandat d'arrêt européen, la coopération européenne a beaucoup progressé, mais il est toujours difficile de parvenir à un travail complétement soudé. Nos dossiers et ceux de nos collègues belges sont les mêmes, puisque tous ceux auxquels nous nous intéressons se retrouvent en Syrie dans les mêmes katibas francophones. Nous mettons donc en commun nos planches-photos pour échanger nos informations sur chaque individu, mais il n'en reste pas moins que deux juridictions continuent de travaillent sur un seul dossier. Tout se passe bien avec nos homologues belges, même s'il y encore certaines lourdeurs, mais l'idéal serait des équipes communes d'enquête sur tous les dossiers « syriens ».

Avec les pays non-européens, le degré de coopération est très variable. Nous n'avons aucun échange judiciaire avec la Turquie. Les Turcs arrêtent les gens, les placent en centres de détention et, un beau jour, les mettent dans l'avion ; nous n'avons jamais un procès-verbal et nous ignorons dans quelles circonstances ils ont été arrêtés. La Turquie ne veut pas se lancer dans des procédures judiciaires, à la fois en raison du nombre d'individus concernés et pour ne pas devoir répondre à des demandes d'extradition ; elle choisit donc systématiquement la voie de l'expulsion. Il en résulte parfois des cas dantesques - tel celui de Mourad Fares, qui voulait se rendre mais que les Turcs ne voulaient pas aller chercher pour ne pas devoir lui notifier le mandat d'arrêt délivré par un juge français. Tout se passe donc de façon extra-judiciaire, par des expulsions décidées sur le fondement plus ou moins solide de séjours irréguliers ; mais quand un mandat d'arrêt international a été délivré, c'est bien d'extraditions qu'il s'agit, qu'on le veuille ou non. Le danger, c'est que le système extra-judiciaire ainsi mis en place peut s'interrompre : que les Turcs veuillent y mettre fin ou qu'ils soient débordés, il suffit qu'ils regardent ailleurs et les gens passent la frontière. Il en est de même avec la Bulgarie et la Grèce. Nous avons tout intérêt à motiver les autorités de ces pays au maximum ; ils constituent le premier cercle autour de la Syrie et de l'Irak et il faut rendre cette frontière la plus étanche possible. Si ces verrous sautent, les individus partis en Syrie reviendront en Europe par des voies différentes.

Bien entendu, il est toujours préférable d'avoir plus de juges et de greffiers, car l'explosion du contentieux sera progressivement difficile à gérer. La réalité, c'est que nous parvenons toujours à traiter les urgences mais que nous n'avons plus les moyens d'assurer le service après-vente, si je puis dire, faute d'officiers de police judiciaire en nombre suffisant : les gens sont arrêtés, une information judiciaire est ouverte, ils sont mis en examen et il faut immédiatement traiter d'autres procédures en urgence. La saturation est totale - d'autant que, je vous l'ai dit, l'enquête judiciaire approfondie apporte énormément d'informations et conduit à l'identification d'autres personnes : si quelqu'un est parti en Syrie, il est judicieux de s'intéresser à son entourage.

Soit une personne a été expulsée par les Turcs et nous l'arrêtons à sa descente d'avion. Soit elle a réussi à revenir sur le territoire français de son propre chef et nous l'apprenons ; dans ce cas, nous devons attendre notre tour, et il faudra 6 mois, ou 8 mois, ou un an avant qu'elle soit arrêtée… Objectivement, nous n'avons pas les moyens nécessaires : nous avons les dossiers, mais nous n'avons plus d'enquêteurs. Voilà pourquoi j'ai du mal à mettre en avant le problème d'effectif des juges.

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