Intervention de Hagay Sobol

Réunion du 5 mai 2015 à 11h00
Commission d'enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes

Hagay Sobol, professeur des universités, membre du collectif Tous Enfants d'Abraham :

Merci à vous d'avoir permis une libre expression sur un sujet aussi compliqué. Merci de me donner la parole, même s'il peut sembler à première vue surprenant qu'un professeur de médecine comme moi se retrouve auditionné sur un sujet un peu éloigné de ses activités habituelles.

En fait, en tant que médecin, je m'intéresse à la prévention puisque je travaille sur la génétique du cancer. Or la démarche de prévention n'est pas étrangère au fléau dont nous allons parler. Mon activité de scientifique et de médecin m'a aussi amené à côtoyer des personnes venant du monde entier. J'ai même été très étonné que certaines personnes, me sachant né en Israël, choisissent mon service et me manifestent leur confiance. J'ai accueilli des étudiants égyptiens, syriens, libanais ou maghrébins, et j'ai travaillé à de nombreuses reprises dans le centre anticancéreux de Tunis. Nous avons parlé de politique internationale, de géopolitique et de terrorisme. J'ai beaucoup appris et j'ai même écrit des articles.

En tant que militant associatif, je me suis investi dans le centre culturel Edmond Fleg, dont la particularité est de travailler sur le dialogue interculturel dans la cité. C'est ainsi qu'est né le collectif Tous Enfants d'Abraham où nous avons expérimenté certaines solutions.

En politique, je ne me serais jamais engagé – Patrick Mennucci peut en témoigner – si je n'avais pas fini par considérer que les membres de la société civile pouvaient jouer un rôle particulier. Ils peuvent porter un regard différent sur la situation difficile que nous vivons, sur les problèmes complexes et multifactoriels auxquels nous sommes confrontés. Notons que le cancer aussi est multifactoriel.

Comment est né le collectif Tous Enfants d'Abraham ? Le centre culturel Edmond Fleg est juif mais laïc : ce n'est pas la synagogue ; nous travaillons sur la culture. Nous nous sommes aperçus que la représentation des différentes composantes de la société française était abordée sous un angle religieux et non pas laïc. Or nous vivons dans un pays laïc. Pourquoi la population originaire d'Afrique du Nord ou des pays arabes serait-elle perçue uniquement à travers la religion ? La culture arabe ne se résume pas à l'islam ; elle est extrêmement variée comme en témoigne l'Institut du monde arabe.

La dimension sociale n'étant pas absente de notre centre, nous avons aussi travaillé sur la précarité, notamment en liaison avec des associations qui s'occupent d'adolescents en voie de délinquance et qui risquaient de tomber dans le djihadisme. Nous avons rencontré des associations israéliennes. Nous avons associé des élus marseillais, des jeunes des quartiers et des éducateurs à nos travaux. Certains d'entre eux, qui n'auraient jamais pu dialoguer en dehors de ce cadre, se sont mis à discuter de problèmes sociaux et de sujets aussi sérieux que celui de l'embrigadement qui peut conduire au djihadisme.

Ce parcours m'a amené à prendre conscience d'un problème qui n'est certes pas nouveau mais qui se pose avec de plus en plus d'acuité : les Français, de quelque origine qu'ils soient, ont un problème d'identité ; ils sont étrangers à eux-mêmes. Le constat vaut aussi pour les Français de souche, pour reprendre une dénomination que ne signifie pas grand-chose : il est difficile de savoir où placer le curseur dans un arbre généalogique et, selon la bible, nous aurions tous un ancêtre commun. Dans un monde ouvert, il est rare d'avoir une origine unique. La perte d'identité touche bien sûr les personnes qui ont décidé, par choix ou par nécessité économique, de partager le destin français. Elles ne savent pas d'où elles viennent. Cette forme d'amnésie, source de fragilité, peut entraîner sur de mauvais chemins quand le besoin d'une identité forte se fait sentir.

Le collectif Tous Enfants d'Abraham n'avait pas vocation à rester spectateur. Nous voulions montrer que, dans une République laïque, nous pouvions surmonter des divergences majeures pour travailler ensemble. On n'assassine pas son voisin en cas de querelle ; on ne tue pas sa femme ou ses enfants sous prétexte qu'on est énervé. Nous voulions montrer qu'il était possible d'aborder ensemble les sujets les plus difficiles.

L'une de nos plus grandes réussites a été de faire travailler ensemble, sur Jérusalem, des hommes et des femmes de confessions diverses. Dans un centre culturel, hommes et femmes peuvent cohabiter dans une même enceinte, ce qui n'est pas toujours possible dans un cadre religieux. Dans le groupe, il y avait des chrétiens d'Orient et d'Occident – qui n'avaient jamais travaillé ensemble –, des juifs et des musulmans. Jérusalem est le sujet conflictuel par excellence : les gens peuvent facilement en venir aux mains, ou, quand ils sont civilisés, arrêter net la discussion.

Le groupe s'est réuni pendant deux ans. Au bout d'un an, nous avons fait le constat que nous n'étions d'accord sur rien. Fallait-il s'en tenir là, refermer le dossier et retourner à nos petites affaires ? Non, parce que nous avions en commun notre amour de Jérusalem, même si ce n'était pas le même. Nous avons donc décidé de faire parler des gens sans affect, c'est-à-dire les grands témoins de l'Histoire. Qu'ont-ils dit de Jérusalem ? Comment se positionner de manière positive par rapport à ces grands témoins ?

À la découverte des convergences extrêmement fortes qui apparaissaient dans ces témoignages venant d'horizons extrêmement divers, nous avons décidé de tenter une synthèse. Des éléments en provenance de différentes cultures ont été mis au milieu d'une table, puis chacun a tiré une citation ou une photo et a essayé de la soumettre aux autres pour voir leur réaction. Nous avons alors pris conscience de la violence extrême contenue dans certains de nos propos qui nous semblaient pourtant refléter notre identité profonde, sans aucune animosité. Nous nous sommes rendu compte que certaines phrases ne laissent aucune place à l'autre, qu'elles nient carrément son existence. Nous avons alors détricoté cette problématique. Nier l'existence de l'autre revient à se réduire soi-même : on se met à rechercher des semblables alors que vivre ensemble consiste à interagir avec les autres.

Nous avons réalisé que, finalement, nous pouvions travailler ensemble, chacun s'appropriant c'est-à-dire comprenant l'identité de l'autre, et lui laissant de la place. Une fois franchie cette première barrière, nous pouvions passer à des constructions collectives. Nous nous sommes alors rendu compte que nous choisissions parfois des phrases et des citations qui n'étaient pas du tout issues de notre culture, parce que nous avions laissé de côté non pas ce qui nous fonde mais ce qui risquait d'exclure.

Avec ces matériaux et des photos envoyées par des habitants de Marseille et de Jérusalem, nous avons confectionné de grands panneaux représentant la cohabitation des trois grands courants spirituels. Nous avons réussi à faire oeuvre commune sur ce sujet si particulier. C'était une gageure car, à l'extérieur, la situation était extrêmement complexe.

Ce travail a donné lieu à une campagne d'affichage sur les panneaux publicitaires de Marseille, grâce au soutien de la communauté urbaine. Il y avait des photos dans toute la ville et une exposition a été organisée à l'Ovoïde, la grande salle de réception du conseil général des Bouches-du-Rhône. Cette exposition, extrêmement bien perçue, a ensuite voyagé dans toute la France et même à l'étranger. Elle a été vue par des jeunes, des étudiants, des enfants qui sont venus dans le cadre d'activités scolaires ou périscolaires. Certains découvraient leur propre identité.

Nous avons mis le doigt sur un vrai problème : l'identité française s'est dissoute, au nom d'une Europe à laquelle nous n'avons pas vraiment adhéré et qui n'est malheureusement pas notre maison. À mon humble avis, l'identité française a été laissée aux mains de personnalités qui vont l'exploiter à des fins politiques, pas forcément pour le bien du pays. Nous allons perdre les bases de notre identité et oublier l'histoire de la France. Notre histoire ne se réduit pas aux colonies ; elle s'est construite sur des valeurs fondamentales qui ont attiré sur notre sol des personnes désireuses de vivre sous cette bannière tricolore et ce qu'elle représentait.

Ma famille, venue d'Europe de l'Est, aurait pu choisir les États-Unis ou la Grande-Bretagne. Elle a choisi la France, c'est-à-dire le drapeau tricolore, la liberté, des idéaux auxquels elle adhérait. Qu'ils viennent d'Italie, de Pologne, du Maghreb ou d'Afrique, les immigrés ont du mal à savoir qui ils sont. Nous avons une vision globalisante de l'identité alors que celle-ci est plurielle : le citoyen peut aussi être un enfant, un frère, un père, un électeur, un membre de telle ou telle profession, etc. Actuellement, pour tout un tas de raisons, on ne se retrouve plus complètement dans le modèle qui nous est donné.

À Marseille, nous avons cette chance d'avoir des gens venus de tous horizons. Dans la plupart des cas, ils sont venus parce qu'ils avaient tout perdu, et non par choix. Ils ont essayé de se raccrocher à une appartenance libératoire : l'identité marseillaise. Qu'est-ce qui détermine l'identification à la France ? Des sociologues se sont intéressés à la manière dont les immigrés italiens de Marseille réagissaient lors de matchs de football opposant Marseille à Milan ou la France à l'Italie. Ceux de la première génération soutenaient Milan et l'Italie ; ceux de la deuxième génération soutenaient Marseille et l'Italie ; ceux de la troisième génération soutenaient Marseille et la France.

L'identité ne se décrète pas ; on se l'approprie par la proximité. Dans le contexte actuel, le nécessaire travail d'émancipation passe par la réponse à ces questions : d'où viens-je ? Qui suis-je ? Comment ne pas être étranger à moi-même, à la France ? Comment voir que l'autre, malgré ses différences, est pareil à moi ? Cette action est d'autant plus nécessaire que nous avons, face à nous, des gens qui sont prêts à insuffler une identité de substitution, pervertie, instrumentalisée à des fins politiques.

C'est en partant de ces expériences et réflexions que j'ai conçu le projet que je vous propose aujourd'hui : créer un institut des cultures dans les grandes villes où existe une forte mixité.

Cette idée a été renforcée par une expérience très forte, vécue dans mon cadre professionnel. À l'Institut Paoli-Calmettes, il y a un lieu de culte où viennent se recueillir des gens de toutes confessions – musulmans, juifs, chrétiens, bouddhistes ou autres – ou des personnes qui n'ont aucune pratique religieuse. Un jour, alors que je passais devant cette salle pour me rendre à mon laboratoire, j'ai entendu une personne dire : « Finalement, ils sont pareils que nous, ils souffrent aussi. » Cette réflexion m'a ouvert les yeux. Effectivement, c'est la proximité qui permet de s'approprier l'autre, de se trouver semblable à lui. L'étranger n'est pas si étrange, le problème vient surtout de ce que je projette sur lui.

Avec ces instituts des cultures, il s'agit de donner aux gens la possibilité de découvrir leurs origines, leurs racines. Qu'ils viennent du Maghreb, d'Afrique, d'Amérique du Sud, peu importe. Il s'agit de répondre à ceux qui veulent apprendre l'arabe, par exemple, et qui se heurtent à des difficultés et des préjugés. Dans les filières classiques, on leur propose des cours d'arabe littéraire, une langue très éloignée de celle de tous les jours. En d'autres lieux, ils risquent de tomber sur des professeurs qui ne sont pas forcément animés des meilleures intentions, et d'étudier des textes djihadistes qui leur donneront une image totalement pervertie de leur identité. Tous, notamment les Arméniens, peuvent se heurter à ce type de difficultés. Dans ce domaine, la communauté juive s'est organisée de longue date et peut offrir un modèle : elle est dotée d'une société civile et d'un vrai milieu associatif qui respecte les lois – de 1901 et de 1905 – de la République.

Pour résumer, je vois ces instituts comme des lieux de mixité permettant à chacun de découvrir son identité culturelle – et pas seulement religieuse – et aussi celle des autres. J'y imagine des expositions et des conférences où les jeunes seraient bienvenus, sachant qu'à Marseille, on se demande comment occuper les élèves pendant les activités périscolaires.

S'il paraît trop ambitieux de généraliser le modèle à toutes les grandes villes, nous pourrions faire une étude pilote à Marseille. Le projet ne réclame pas forcément des ressources financières très importantes : certains dispositifs existants sont en quête de contenu, et il est possible de mobiliser les associations – qui jouent un rôle fondamental en matière de lien social – à condition qu'elles ne soient pas privées de subventions pour des raisons économiques. La culture peut commencer sur un terrain de football. Dans les quartiers nord de Marseille, le match est souvent l'occasion d'une mise en commun de désarrois. À partir de là, on peut aller voir une exposition.

Travailler sur l'identité permet de prendre le problème à la source, et de ne pas compter sur la seule répression. En 2012, j'avais écrit un article sur le site Atlantico. fr, où je décrivais quasiment la situation actuelle, non pas parce que je suis un génie mais parce que j'avais lu deux rapports, l'un du Congrès américain et l'autre d'Europol, où tous les éléments étaient en place. J'avais déjà commencé à donner des pistes, en m'appuyant sur mon expérience personnelle et mon travail avec le milieu associatif. La proximité est essentielle. Quand on occupe les jeunes et qu'on leur donne un contenu, on leur évite de tomber dans des situations qui deviendront inextricables.

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