Intervention de Dounia Bouzar

Réunion du 12 février 2015 à 8h30
Commission d'enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes

Dounia Bouzar, directrice générale du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l'islam :

Je commencerai par préciser la place depuis laquelle je parle. Je suis anthropologue du fait religieux et travaille à ce titre sur le radicalisme, dont j'ai pu constater l'essor depuis plusieurs années. Ancienne éducatrice à la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), je suis une vieille femme de terrain avant d'être une jeune universitaire.

J'ai créé le Centre de prévention des dérives sectaires liées à l'islam (CPDSI) après avoir été contactée, au printemps dernier, par une petite centaine de parents, suite à la publication de mon ouvrage, Désamorcer l'islam radical, dans lequel ils avaient exactement reconnu certains traits de comportement de leurs propres enfants.

Structure associative, le CPDSI a d'abord oeuvré à titre bénévole, avant d'être rattaché, en septembre dernier, par l'intermédiaire du préfet Pierre N'Gahane, secrétaire général du Comité interministériel de prévention de la délinquance (CIPD), à la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (MIVILUDES) et au CIPD.

Nous assurons, d'une part, la formation des professionnels confrontés à la question du radicalisme, soit six cents fonctionnaires ces derniers mois, rattachés pour l'essentiel aux préfectures. Nous fournissons, d'autre part, une aide aux parents dont les enfants sont victimes d'embrigadement. C'est ainsi que nous intervenons actuellement auprès de quatre cents familles pour mener les premières expériences de désembrigadement dans notre pays. Nous nous déplaçons pour cela sur l'ensemble du territoire national.

Pour être efficaces, nous nous sommes intéressés au principal rabatteur français, Omar Omsen, autorité de référence pour les jeunes francophones, en France et en Belgique. Chef de la katiba al-Nosra francophone en Syrie, c'est lui qui détient là-bas la plupart de nos mineurs et de nos jeunes majeurs. Notre rapport, « La métamorphose opérée chez le jeune par les nouveaux discours terroristes », s'intéresse aux nouvelles techniques d'embrigadement qu'il a mises en oeuvre.

Si l'on parle de nouveaux discours terroristes, c'est que, contrairement à ce qui était le cas ces dix dernières années, ils ne touchent pas que des jeunes sans pères ni repères. Omar Omsen a affiné ses techniques d'embrigadement ; il parle et pense en français. En produisant ses interminables vidéos, diffusées sur Internet sous le label « 19 HH » et dans lesquelles il mélange dans chaque phrase le vrai et le faux, il est arrivé à toucher des jeunes d'origines très différentes : parmi les quatre cents familles que nous suivons, 60 % appartiennent à la classe moyenne et ne sont pas d'origine arabo-musulmane. Je précise néanmoins que les familles qui nous appellent et avec lesquelles nous travaillons ne sont pas forcément représentatives de la population touchée. Il s'agit de familles qui ont confiance en l'État, et elles ne représentent que la partie émergée de l'iceberg, sachant que la plupart des familles issues des classes populaires n'appellent ni le numéro vert ni le CPDSI, par crainte que leur enfant ne soit fiché et que cela lui porte préjudice.

En travaillant avec les familles, nous avons eu accès aux ordinateurs des jeunes et à leurs pages Facebook. C'est en croisant les données que nous y avons trouvées avec l'analyse des vidéos d'Omar Omsen et de son discours que nous avons révélé le système d'embrigadement dont je vais vous exposer les principes et qui fonctionne comme un self-service où chaque jeune peut trouver sa propre motivation pour adhérer à l'idéologie djihadiste.

Le premier stade de l'embrigadement est celui de la manipulation par la théorie du complot. L'adhésion à cette théorie est le point commun de tous les jeunes ayant basculé, ce qui ne veut pas dire que tous les adeptes de la théorie du complot sont voués à devenir des terroristes. La manipulation suit une progression très élaborée. La première étape consiste à utiliser des vidéos récupérées sur YouTube, qui n'ont pas été réalisées par les intégristes mais que ceux-ci manipulent pour convaincre le jeune que les adultes lui mentent sur tout : la nourriture, les médicaments, la politique, l'histoire.

La deuxième étape consiste à démontrer, toujours à partir de vidéos, que ces mensonges sont le fait de sociétés secrètes – des Illuminati principalement basés en Israël et gouvernés par les sionistes, avec la complicité des Américains –, qui manipulent et endorment les peuples afin de conserver le pouvoir et d'empêcher les révolutions. Il s'agit de prouver que l'on nous bombarde à longueur de journée d'images subliminales destinées à nous détourner des vraies valeurs, et notamment de l'islam. C'est ainsi que, lu à l'envers, le logo de Coca-Cola, signifierait en arabe « Ni Mohammed ni la Mecque », que les étiquettes de Tropicana fruits rouges cacheraient un diable dans un triangle ou que les traces laissées dans le ciel par les avions ne seraient en réalité que des hormones déversées sur la terre afin d'handicaper les humains pour les empêcher de se reproduire. Il n'est nullement question, à ce stade, de recherche spirituelle de la part du jeune, mais d'un processus qui le conduit progressivement à regarder autour de lui à travers le prisme d'une grille de lecture paranoïaque qui va le conduire à rejeter le monde réel.

C'est alors qu'intervient la troisième étape, celle où le jeune est sommé de se réveiller pour ne pas devenir complice de ces sociétés secrètes mais rejoindre le véritable islam, non pas celui de l'Arabie Saoudite, de la Tunisie, du Maroc ou de la France, mais celui des Véridiques, qui peut seul régénérer le monde lors de la confrontation finale.

Ces trois étapes successives sont destinées à couper le jeune de tous ses interlocuteurs. Enseignants, journalistes, politiques sont autant de complices des sociétés secrètes, jusqu'à ses propres parents, eux-mêmes victimes ou complices.

Le dessein d'Omar Omsen s'inscrit à l'intersection de la dérive sectaire et du projet d'extermination totalitaire. Dans le but d'accroître encore l'isolement du jeune et de renforcer son pouvoir sur lui, il convoque la double notion de primauté et de pureté du groupe, défendant la thèse selon laquelle seule l'unité des Véridiques – distincts des faux musulmans, dénoncés comme les ennemis de l'intérieur – permettra de sauver la planète du mal occidental. Comme dans le projet d'extermination totalitaire, l'unité de ce groupe se réalise à travers la pratique de rites destinés à la fois à distinguer les élus et à les purifier, de manière à assurer leur primauté.

Cette forme d'embrigadement participe d'un processus très fonctionnel qui a pour but de faire entendre au jeune que son petit malaise existentiel – car l'embrigadement, comme la toxicomanie, procède de la rencontre entre un malaise et un prétendu remède à ce malaise – n'est en réalité que le signe de son élection : Dieu l'a élu comme un être supérieur qui détient la vérité, et les difficultés qu'il ressent dans son environnement quotidien ne sont que le résultat du décalage entre celui qu'il croit être et celui qu'il est réellement.

Il devient extrêmement difficile de désembrigader un jeune, dès lors qu'on l'a persuadé qu'il a été élu pour son discernement et que, partant, ce que lui comprend n'est pas compréhensible par son entourage, lequel, par jalousie, va tout faire pour semer le doute dans son esprit. Tout argument rationnel qu'on peut lui opposer est d'emblée invalidé par sa nature même, et il faudra, pour opérer le désembrigadement, se placer hors du champ de la raison et du savoir et avoir recours à d'autres processus cognitifs.

Un des motifs utilisés par Omar Omsen est, comme dans tous les mouvements de ce type, celui de la fin du monde. Selon sa propagande, le fait que Bachar el-Assad ait gazé son peuple en toute impunité est un signe de cette fin du monde. L'heure est donc venue de combattre pour le retour du Mahdi, ultime successeur du Prophète, qui doit sauver le monde. Ceux qui auront combattu iront au paradis, sauvant avec eux soixante-dix personnes ; les autres iront en enfer.

C'est ainsi que l'héroïne de mon roman tiré d'histoires vraies, Ils cherchent le paradis, ils ont trouvé l'enfer, fille d'un psychanalyste et d'une professeur, écrit à ses parents : « Papa, maman, je vous aime. Je pars mourir en Syrie pour vous sauver, puisque vous êtes athées. »

Les intégristes ont aussi joué sur la fibre humanitaire, faisant croire aux premiers jeunes – et en particulier aux jeunes filles – qu'ils ont réussi à enrôler qu'ils allaient sauver les enfants gazés par Bachar el-Assad. Parmi les quatre cents cas que nous traitons, se trouvent deux cent quatre-vingts filles de toutes origines sociales ou religieuses. Issues des classes populaires ou supérieures, maghrébines ou non, athées, catholiques, bouddhistes, voire juives, toutes ont en commun d'avoir inscrit sur leur profil Facebook qu'elles voulaient faire un métier altruiste, travailler dans l'humanitaire ou le secteur médico-social, s'engager dans la société pour lutter contre les injustices. C'est à partir de ces éléments qu'elles ont probablement été repérées sur internet par des « chasseurs de tête ».

Depuis octobre cependant, l'argument humanitaire n'est plus prépondérant car, dès lors que Daech a pris la main et que les combats se sont déplacés en Irak, il devient difficile d'expliquer aux jeunes qu'il s'agit d'aller sauver les enfants syriens. De même, l'évocation de la fin du monde est moins présente, les jeunes filles étant sollicitées pour porter les futures générations de guerriers. Par ailleurs, les jeunes filles embrigadées sous le prétexte de la cause humanitaire ont été les premières à se désengager lorsqu'elles ont compris, sur le terrain, qu'elles avaient affaire à une idéologie totalitaire, et qu'avant de s'en prendre aux chrétiens et aux Yasidis, les intégristes exterminaient les civils et les sunnites syriens qui refusaient de leur faire allégeance.

Pour en revenir aux techniques de dérive sectaire utilisées par Omar Omsen, il est important de souligner que l'embrigadement passe par la destruction de la mémoire familiale, de l'histoire et des repères identitaires de la jeune recrue, à qui l'on va proposer une communauté de substitution, pour avoir sur elle un véritable ascendant. S'il est assez facile d'éloigner un jeune de son lycée, de ses amis et de ses loisirs, il est beaucoup plus difficile de l'amener à rompre avec sa famille. Cette rupture n'est jamais le résultat de manoeuvres coercitives mais le fruit d'un subtil travail de persuasion, qui donne au jeune le sentiment qu'il a le choix. On exerce cependant sur lui une forme de chantage psychologique, lui expliquant que, s'il éprouve une boule au ventre à l'idée de quitter sa mère, c'est qu'en vérité il n'est pas un élu et n'appartient pas à la communauté des Véridiques.

En imposant le port du niqab et du jilbab aux jeunes filles, les intégristes effacent leurs contours identitaires. Privées de leur identité et de leur individualité, elles se fondent dans « le même », ce qui permet au groupe de penser à leur place. Pour les garçons, cette destruction identitaire passe par un changement de nom. Certains choisissent pour partir au combat le pseudonyme qu'ils utilisaient dans leurs jeux vidéos. Ils accomplissent ce faisant un acte initiatique censé symboliser leur renouveau, leur régénération personnelle.

À partir de captures d'écran réalisées sur internet, je voudrais m'arrêter un instant, pour conclure, sur l'utilisation des images par Omar Omsen. J'ai déjà évoqué les vidéos diffusées sous le label 19HH, le nombre dix-neuf faisant à la fois référence aux dix-neuf terroristes impliqués dans les attentats du onze septembre et à un chiffre magique de l'islam ; quant aux deux H, ils symbolisent les tours jumelles de Manhattan.

Une cinquantaine de vidéos de dix minutes chacune illustrent la théorie du complot. J'ai déjà évoqué les images de Coca-Cola, mais on y trouve également des montages, mis en ligne dans les heures qui ont suivi l'attentat contre Charlie Hebdo, tendant à démontrer qu'il s'agissait d'une manipulation du Gouvernement français, avec la complicité des Américains et d'Israël. Dans chacune de ces vidéos figure l'image d'une main tenant un pantin, symbolisant ces manipulations face auxquelles il est urgent de se réveiller.

L'islam est la seule force à pouvoir sauver le monde. Il en est proposé une vision pacifique et régénératrice, à partir d'images empruntées autant à Léonard de Vinci qu'au motif marin, Omar Omsen se référant beaucoup à la mer et à la blancheur de son écume pour évoquer la pureté des véridiques.

Pour inciter le jeune à s'engager dans le combat qui oppose les Véridiques au reste du monde – où se retrouvent pêle-mêle les démocraties occidentales, l'Arabie saoudite, l'Algérie, le Maroc, l'Angleterre, Israël ou l'Égypte –, sont utilisées des photos de boy-scout ou des images empruntées à l'industrie hollywoodienne censées atteindre le plus grand nombre possible de jeunes. Le jeune est donc amené à mentir à son entourage, comme le montrent les pages Facebook de certains jeunes que nous avons sauvés : leur premier profil ne laisse rien apparaître de leur engagement et c'est sur le second que l'on peut voir des jeunes filles portant le jilbab, brandissant des armes ou encore des princes charmants barbus mais occidentalisés.

La fin du monde, quant à elle, est illustrée par une série d'images de synthèse sophistiquées réalisées en studio, avec de gros moyens techniques, preuve que les propagandistes disposent de beaucoup d'argent.

J'ai déjà évoqué l'argument humanitaire utilisé à l'intention des jeunes filles : il s'appuie, dans la propagande visuelle sur des images d'enfants blessés, qui parlent d'elles-mêmes.

La propagande intégriste manipule également les symboles de l'islam. Il est expliqué aux jeunes filles que la modernité n'est pas là où l'on croit et que plus elles se déshabillent, plus elles se rapprochent du singe. Pourtant, les vêtements de la fille du prophète, exposés à Istanbul, montrent bien que le drap noir dont les fondamentalistes veulent affubler les femmes est une invention des Wahhabites.

Une autre image récurrente est celle du lion, voire du chat, motif qui requiert systématiquement notre vigilance, dans la mesure où le lion est, dans l'islam, l'un des symbole du martyr, symbole dont Oussama ben Laden est le premier terroriste à avoir beaucoup joué.

J'en terminerai par la manipulation des images renvoyant à l'univers des garçons. Il y a d'abord la chevalerie, à laquelle sont empruntées les représentations de guerriers évoquant Lancelot, mais également le motif de l'épée. Omar Omsen a également savamment détourné à son profit la trilogie du Seigneur des Anneaux, à partir de laquelle il établit des parallèles surprenants : la première partie, intitulée La Communauté de l'anneau fait désormais référence à la communauté des véridiques ; intitulée Les Deux Tours, la seconde partie raconte comment l'oeil du mal est enfermé dans les deux tours, qu'il faut donc détruire pour reconquérir le pouvoir et régénérer le monde ; la troisième partie, enfin, qui a pour titre Le Retour du roi, raconte le retour du Mahdi. À croire que le roman de Tolkien était le livre de chevet de ben Laden…

Enfin, Omar Omsen emprunte beaucoup de ses images de propagande aux jeux vidéo. Nous sommes tombés, lors de nos recherches, sur une image, que nous avons d'abord prise pour celle d'une femme voilée, s'adressant aux jeunes en ces termes et désamorçant d'emblée toute forme de contre-propagande : « Vous serez éprouvés, et ce jusqu'au sein de votre propre famille. On dira de vous que vous vous êtes égarés loin de l'enseignement de l'islam, que vous avez changé et qu'avant vous étiez mieux, que vous vous êtes radicalisés, que vous êtes endoctrinés, et tout le monde vous méprisera. » Il nous a fallu parvenir à désembrigader nos premiers garçons pour apprendre d'eux que ce personnage asexué – qui parle donc autant aux filles qu'aux garçons – était en réalité un personnage tiré du jeu Assassin's Creed, qui a bercé toute cette génération d'adolescents et qui s'inspire de la véritable secte chiite des Assassins, laquelle, au XIIe siècle, assassinait les gouverneurs considérés comme des traîtres. Ironie malencontreuse du sort, sorti à Noël, le dernier opus de ce jeu qui consiste à assassiner des puissants, se déroule sous la Révolution française, et l'on peut y voir la tête du roi de France décapité…

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