Intervention de Bernard Cazeneuve

Réunion du 21 janvier 2015 à 16h15
Commission d'enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes

Bernard Cazeneuve, ministre de l'Intérieur :

Si je vous ai bien compris, monsieur Grouard, nous faisons bien mais nous devons envoyer des signaux plus forts.

Pour ce qui est des expulsions, des dispositions législatives nouvelles sont nécessaires, qu'il faut décider. J'y suis très déterminé : je considère que des individus de nationalité étrangère convaincus d'avoir participé à des opérations terroristes n'ont plus leur place chez nous. Il y a eu quatre expulsions par an en moyenne entre 2008 et 2012 ; il y en a dix par an actuellement. S'il doit y en avoir davantage pour cette raison, ma main ne tremblera pas.

La déchéance de nationalité ne peut s'appliquer qu'aux binationaux. Elle est encadrée par les textes : l'article 25 du code civil la rend possible pour les individus ayant porté atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation. En mai 2014, j'ai pris une décision en ce sens, que motivait une implication dans des actes de terrorisme. Il n'y en avait pas eu auparavant. Cette décision a fait l'objet d'une question prioritaire de constitutionnalité. Le Conseil constitutionnel se prononcera dans les jours qui viennent et nous apprécierons à l'aune de ses considérants le périmètre exact de cette mesure. Telle est la politique, pragmatique et claire, que je réaffirme ici.

Une autre proposition a été faite, que vous n'avez pas mentionnée : ne pas autoriser le retour en France des binationaux impliqués dans des opérations terroristes à l'étranger. Une telle mesure serait compliquée à appliquer, l'article 2 de la Convention européenne des droits de l'homme interdisant à un État de s'opposer au retour de l'un de ses ressortissants, fût-il binational, sur son territoire. Impossible n'est certes pas français, mais ce qui est possible doit demeurer français, et donc conforme à notre droit et à nos principes. Aussi les dispositions à caractère symbolique qui n'auraient pas d'efficacité immédiate et qui nous conduiraient à cesser d'envoyer un signal sur nos valeurs à l'Europe et au monde m'inspirent-elles la plus grande prudence.

De surcroît, qu'adviendrait-il si tous les pays membres de l'Union européenne s'avisaient de prendre pareille disposition ? Nous nous retrouverions avec tous les ressortissants de pays membres de l'Union sur notre sol. Je me suis d'ailleurs rendu au Royaume-Uni le mois dernier pour dire à mon homologue que s'il envisageait une telle mesure pour les ressortissants britanniques binationaux, outre que cela poserait un problème de droit européen et international, il ne devait pas compter que ces gens soient accueillis sur le territoire français. J'appelle votre attention sur le fait que si cette mesure était mise en oeuvre, nous nous trouverions empêchés de judiciariser la situation de ceux que nous voulons mettre hors d'état de nuire. Je n'ai pas d'objection de principe à une proposition, mais j'ai une exigence : m'assurer qu'en cherchant à afficher un symbole on ne crée pas plus de difficultés que l'on en règle.

Je pense avoir répondu à votre question, monsieur Goasdoué, en disant qu'il faut renforcer la coordination entre les services de renseignement. Je me suis penché sur les cas des individus les plus dangereux dont nous avons à connaître pour apprécier si, en l'état du droit qui régit l'activité des services de renseignement, nous pouvons assurer le suivi efficace, dans la durée, de ceux qui sont engagés dans des opérations à caractère terroriste. Il est apparu que, pour cela, certaines questions devront être traitées dans le projet de loi sur le renseignement. J'en donnerai deux exemples. D'abord, quand une personne soumise à interception de sécurité en France part à l'étranger, les interceptions par nos services doivent cesser ; se pose donc la question du droit de suite. D'autre part, un problème se pose aussi si un individu qui n'a pas été suivi en France sort de nos frontières et que la seule personne qui reste son contact dans notre pays, parce qu'elle est considérée comme n'étant pas impliquée dans des activités à caractère terroriste, ne peut être soumise à des interceptions de sécurité. Mais, ainsi que le Président de la République et le Premier ministre l'ont dit, nous ne traiterons jamais ces questions en effaçant les principes de droit que sont le respect des libertés publiques et le contrôle par l'autorité administrative. L'objectif du projet de loi sur le renseignement est de trouver un équilibre.

Je me suis rendu, monsieur Assaf, dans la structure que nous aidons en Seine Saint-Denis, et j'ai rencontré ceux qui y travaillent auprès de quelques familles. Cette cellule expérimentale accomplit un travail remarquable en mobilisant des équipes mobiles pour mettre en oeuvre des techniques innovantes ; il faudra l'évaluer. J'ai pour objectif que le Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l'islam que préside Mme Dounia Bouzar, placé auprès de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (MIVILUDES), multiplie ces équipes au plus près du terrain. Mais cela ne suffira pas : le plan de mobilisation générale contre le terrorisme appelle aussi des actions de déradicalisation en prison et la réaffirmation de la laïcité dans tout l'espace public.

L'analyse des relations entre les groupes terroristes et des risques de transposition en France de la rivalité entre Al-Qaïda et Daech et de leurs conséquences est particulièrement compliquée, madame Gosselin-Fleury. Daech a les attributs d'un État – une organisation pyramidale, un financement, une armée avec laquelle il sème la terreur – alors qu'Al-Qaïda mène des actions ponctuelles spectaculaires. Les stratégies ne sont donc pas les mêmes ; cependant, de nombreux groupes se réclamant d'Al-Qaïda ont fait allégeance à Daech – mais pas tous. L'enquête sur le drame de Paris sera de ce point de vue riche d'enseignements sur les connexions éventuelles. Les frères Kouachi auraient été entraînés au Yémen et l'attentat qu'ils ont commis a été revendiqué par Al-Qaïda au Yémen tandis que la vidéo publiée par Amedy Coulibaly montrait le drapeau noir de Daech, mais ces gens disaient s'être coordonnés. L'intérêt de l'enquête, sur laquelle je ne m'exprimerai pas davantage, sera de reconstituer les réseaux, les commanditaires et les liens entre les acteurs.

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