Intervention de Raphaël Liogier

Réunion du 21 janvier 2015 à 8h45
Commission d'enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes

Raphaël Liogier, professeur des universités, directeur de l'observatoire du religieux à l'institut d'études politiques d'Aix-en-Provence :

J'ai expliqué que le terme de « djihad » signifiait « effort continu », mais que cette interprétation fut controversée dès l'origine et que certains guerriers utilisaient ce mot ; cependant, il ne fut pas lié au martyr, cette association apparaissant plus tard et alimentant d'autres controverses.

Le fondamentalisme parcourt en effet toute l'histoire de l'islam, certains musulmans affirmant que le Coran est la parole de Dieu que l'on ne peut modifier, quand d'autres disent qu'une marge d'interprétation existe, le Coran n'étant que la « mère du livre ». Le néo-fondamentalisme s'est construit à partir d'un rapport particulier à l'Occident ; il aboutit à l'islamisme et, dans cette configuration, ce mouvement souhaite prendre le pouvoir, par les élections pour les réformistes. Quant au salafisme, la globalisation a éclaté les cinq écoles en une myriade de tendances.

Mon rôle n'est pas de dénoncer les attentats, même s'ils m'ont bien entendu choqué ; je cherche à analyser l'islamisme radical afin de trouver les moyens de lutter contre certaines pratiques.

Dès la création de la mission interministérielle de lutte contre les sectes (MILS), je me suis opposé à ce que l'on qualifie de sectaire tout mouvement qui paraissait différent et j'ai accueilli favorablement la transformation de la MILS en Miviludes, chargée, elle, de se pencher sur les dérives sectaires. On avait constitué un faux mouvement de culte des yaourts à l'observatoire du religieux – sur lequel la MILS s'était penchée – pour critiquer le fonctionnement de cette mission. En revanche, il y a lieu d'étudier les mouvements endoctrinant les gens afin de lutter contre eux. La MILS et la Miviludes procédaient hélas à des généralisations fortement idéologiques et entravaient le combat contre les sectes mené par les ministères de terrain – intérieur, éducation nationale, santé et agriculture. Ceux-ci se sont opposés aux biais de la MILS puis de la Miviludes. Lors d'une audition, M.Didier Leschi, chef du bureau des cultes au ministère de l'intérieur, avait été pris à partie car il ne disposait pas des éléments permettant de nourrir les idées préconçues de la mission.

L'endoctrinement ne s'effectue plus par une radicalisation théologique, mais à partir de slogans et par le renversement du sens du stigmate, les rêves déchus de ces jeunes – générateurs de haine de soi et donc d'hostilité envers les autres – étant présentés comme des épreuves subies sur le chemin de l'obtention du statut du héros djihadiste, permettant ainsi de construire un récit de vie positif.

Les locuteurs politiques et médiatiques ont une forte responsabilité lorsqu'ils nourrissent le théâtre de la guerre culturelle ou identitaire générale. Dans cette pièce, des acteurs, dont la parole a alimenté le débat sur l'identité nationale, pleurent sur le vrai peuple français que l'on tromperait et dont l'identité – définie comme le phénomène de peur de ne plus être identique à ce que l'on a été – serait attaquée dans son essence en France et en Europe ; dans cette configuration, le musulman incarne l'ennemi qui vise à islamiser le pays – ce que j'avais décrit dans mon livre Le mythe de l'islamisation, essai sur une obsession collective. Ainsi, une alimentation halal n'est pas suivie par hasard, mais dans le but d'islamiser la société. La plupart des musulmans – même ceux n'ayant pas de pratique religieuse – ressentent ce discours comme une discrimination, car il assigne ces personnes à une essence musulmane plutôt que française. Cela débouche sur l'injonction, très mal ressentie, de se désolidariser d'actes en tant que musulmans et entretient chez certains le sentiment de l'existence d'un complot. Le héros défendant le peuple français peut être un journaliste ou un écrivain publiant un livre qui se vendra immédiatement à des centaines de milliers d'exemplaires même sans publicité. Enfin, sur cette scène évolue également l'allié de l'ennemi, le traître multiculturaliste. Dans ce contexte, les personnes très fragiles peuvent passer à l'acte de manière symbolique ou, si elles souffrent d'un problème profond et grave d'individuation, commettre des actes violents.

Le califat occupe une place omniprésente dans l'imaginaire, même inconscient, des musulmans ; il peut revêtir des traits abstraits ou spirituels, mais il peut également représenter une utopie politique à l'image de la société sans classes de Karl Marx.

En ce qui concerne les pistes de lutte contre la radicalisation, il convient de ne pas s'adonner à la moralisation consistant à interpréter l'islam à la place des musulmans ; que l'on impose de montrer son visage dans l'espace public en France se conçoit, mais la République n'a pas à entrer dans les controverses religieuses sur le port du voile car cela froisse les musulmans, y compris ceux qui sont opposés au port du niqab.

Il y a également lieu d'appliquer strictement la laïcité et de sortir d'une politique patrimonialisée qui fait le jeu de l'extrême-droite car elle consiste à défendre ce principe comme le château de Versailles : on le fait visiter, mais il n'existe plus effectivement. Nous devons éviter de défendre des absurdités juridiques comme l'affirmation de la neutralité de l'espace public : depuis 1789, celui-ci est un lieu d'expression des idées et des convictions, y compris religieuses, des citoyens. Promouvoir une telle neutralité s'oppose à la laïcité, à la loi de 1905 et à la jurisprudence du Conseil d'État ; seuls les agents publics doivent s'y soumettre afin de garantir la coexistence des diversités dans un respect mutuel que porte la devise « Liberté, égalité, fraternité ». La chasse aux voix dans l'isoloir ne doit pas conduire à des prises de position irresponsables sur des sujets aussi sensibles.

1 commentaire :

Le 23/09/2015 à 10:54, laïc a dit :

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"Nous devons éviter de défendre des absurdités juridiques comme l'affirmation de la neutralité de l'espace public : depuis 1789, celui-ci est un lieu d'expression des idées et des convictions, y compris religieuses, des citoyens."

M. Lioger ne prend pas en compte le fait qu'il y a en réalité deux espaces publics : d'une part un espace public professionnalisé, c'est-à-dire des endroits où les gens sont reçus par des fonctionnaires, et là la neutralité de cet espace doit être absolu, et d'autre part un espace public non professionnel, c'est-à-dire la rue, la campagne, tout ce qui est accessible à la liberté de circulation sans que l'on soit nécessairement en position de demander un service à qui que ce soit.

La confusion de ces espaces publics, que la loi elle-même ne distingue pas, entraîne des erreurs de jugement quant à la conception de la neutralité de ces espaces. On ne peut pas en effet demander à un citoyen d'être strictement neutre dans la rue, c'est absurde, mais en revanche on peut et doit lui demander d'être neutre dans un service public, car alors il se heurte à la laïcité qui est un principe de neutralité de cet espace public professionnalisé.

Dire que la laïcité s'oppose à la neutralité dans l'espace public est absurde, car il ne peut pas y avoir de laïcité sans neutralité : sortir de la neutralité, c'est sortir de la laïcité, et c'est pourquoi il faut bien faire attention à préciser quel espace public est concerné, car il y a en effet un espace public, assez restreint toutefois, où la liberté d'expression est admise et où la laïcité ne s'applique pas.

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