Intervention de Olivier Schrameck

Réunion du 31 mars 2015 à 11h00
Commission d'enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes

Olivier Schrameck, président du Conseil supérieur de l'audiovisuel, CSA :

Si le sujet qui m'amène à m'exprimer devant vous peut paraître, de prime abord, quelque peu périphérique par rapport à votre principal centre d'intérêt, il n'en entretient pas moins avec lui de nombreux liens, comme j'espère vous le montrer.

Devant votre commission, comme devant la commission d'enquête du Sénat sur l'organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes – qui m'a entendu le 17 février dernier –, il m'appartient de m'interroger sur le croisement de la liberté d'information, de la nécessaire sauvegarde de l'ordre public, et de la préservation de la cohésion nationale. Or, à cet égard, les médias audiovisuels et internet ont un rôle essentiel : comment assurer le traitement légitime des attentats dans l'exercice du droit et de la liberté d'information sans participer à la mise en danger des personnes susceptibles d'être touchées et, au-delà, sans donner à des mouvements terroristes une tribune médiatique qu'ils recherchent évidemment ?

J'aborderai pour commencer les médias de radio et de télévision. Si le CSA a été amené à prononcer un certain nombre d'avertissements, sous forme de mises en garde ou de mises en demeure, il n'en reste pas moins conscient de la mission fondamentale des médias en matière d'information du public et conscient que, en pratique, lors des attentats du mois de janvier dernier, ils ont assurément contribué à la prise de conscience collective et à la mobilisation républicaine qui s'en sont suivies.

Le CSA ne se cache pas non plus les difficultés particulières de l'exercice de cette mission dans les conditions d'urgence et de gravité de ces trois jours et dans l'environnement général qui est celui de l'information : les informations circulant sur les réseaux sociaux, les vidéos réalisées par des amateurs et l'ensemble des mises en ligne sur internet. Les responsables des chaînes de télévision et des stations de radio que j'ai réunis pour une séance de travail – de retour sur expérience, en quelque sorte –, le 15 janvier dernier, ont insisté sur le fait qu'ils voyaient là une forme de concurrence à laquelle il est parfois difficile de résister. Ils ont insisté sur le risque d'être perçus comme diffusant une information « officielle », parce que trop filtrée et cachant les vérités que l'on ne trouverait que sur internet, qui serait dès lors considéré comme le seul espace d'expression totalement libre. Ils ne voudraient pas non plus que des précautions trop importantes conduisant au floutage, au report, voire à la suppression de la diffusion, soient perçues comme des formes d'aseptisation d'une réalité difficile et brutale. Les séquences de décapitation d'otages coptes ou le sort épouvantable réservé à un soldat jordanien montrent bien que le traitement a été différent sur internet et dans les médias traditionnels – encore que Fox News et Al-Jazira aient retransmis ces messages, contrairement à nos médias.

Cela renvoie à la notion de responsabilité éditoriale : en quoi doit-elle consister, quelles sont ses exigences, ses limites ?

Pour en revenir aux attentats du début de l'année, bien qu'il n'ait pas de compétence explicite en la matière, le CSA a diffusé dès le 9 janvier une note aux rédactions qui appelait les télévisions, au vu de certaines images diffusées, à agir avec le plus grand discernement, notamment pour que les forces de l'ordre puissent remplir leur mission avec toute l'efficacité requise. Puis j'ai organisé la réunion du 15 janvier, déjà évoquée, dont j'ai bien souligné qu'elle était indépendante des procédures de contrôle auxquelles le CSA, en vertu de la loi, était tenu de procéder et qui peuvent, le cas échéant, mener à une sanction.

Ces procédures ont abouti, après instruction contradictoire de ces séquences problématiques, à la délibération du 11 février. Nous avons analysé une masse d'informations considérable – quelque cinq cents heures de programmes – et l'opinion a pu être frappée par le nombre de manquements que nous avons relevés : quinze ont donné lieu à une mise en garde et vingt et un, plus graves, ont justifié une mise en demeure. Ce chiffre doit être relativisé par le fait que l'ensemble des chaînes de télévision et de nombreuses stations de radio ont donné une large part à cette information, y compris en « cassant la grille ». C'est pourquoi les faits que nous avons estimé devoir être retenus l'ont été pour un très grand nombre d'interlocuteurs. Ainsi les vingt et une mises en demeure n'ont-elles touché que trois faits : la vision très réaliste de la fin atroce du policier Ahmed Merabet par France 24 ; le refus de donner suite aux instructions très précises du procureur de la République de ne pas révéler l'identité des frères Kouachi ; enfin, le problème central des risques que pouvaient encourir des personnes retenues en otage, à Dammartin-en-Goële aussi bien que dans l'Hyper Cacher de Vincennes.

En revanche, nous n'avons pas retenu des faits qui n'étaient pas en relation directe avec la diffusion à l'antenne, ou pour lesquels les explications données nous ont paru satisfaisantes, qu'il s'agisse des problèmes de périmètre de sécurité, en particulier de la proximité de certains journalistes avec les forces de l'ordre durant la traque des terroristes, mais aussi des informations directement recueillies auprès des terroristes, de la rétention de certaines données, de contacts pris sans délai avec la police, enfin du refus de contextualiser des propos de propagande diffusés à l'antenne.

Les rédactions ont vivement réagi, mettant en avant le risque d'une limitation excessive de la liberté d'information.

Les journalistes ressentent comme une asymétrie entre ceux qui publient des articles dans la presse écrite et ceux qui diffusent des émissions à la radio et à la télévision avec les contraintes que cela comporte. Cette distinction résulte des textes, puisque l'article 1er de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication dispose que « l'exercice de cette liberté ne peut être limité que dans la mesure requise […] par la sauvegarde de l'ordre public […] ». Peut-être pourrait-on ajouter la sauvegarde de l'ordre public parmi les missions confiées au CSA – notamment par l'article 3-1 de la même loi –, disposition tout aussi importante que la préservation de la dignité de la personne ou la lutte contre les provocations à la haine ou à la discrimination. Reste que cette mission existe et que nous devons la respecter, non seulement telle qu'elle est prévue par la loi, mais telle qu'elle est prévue par les cahiers des charges, les conventions particulières signées avec les chaînes.

La quasi-totalité des chaînes et stations visées ont introduit des recours gracieux auprès du CSA. Les premiers ont été présentés le 17 février ; il nous appartiendra d'y répondre avant le 17 avril.

Les journalistes nous ont fait part, à plusieurs reprises, de difficultés dans leurs rapports avec le ministère de l'intérieur qui avait la conduite de l'ensemble des opérations. Ils ont en particulier mentionné l'absence d'indications précises relatives à leur positionnement au cours des différentes opérations ou à l'absence de cellule de crise. Les services de police ont, quant à eux, eu du mal à communiquer avec les principaux acteurs médiatiques. Le ministère de l'intérieur, que nous avons approché pour qu'il fasse part aux journalistes des difficultés qu'il avait rencontrées, n'a pas souhaité faire de commentaire sur ce point. Nous avons donc dû nous prononcer sans éléments contradictoires entre les affirmations des médias et les réponses des services chargés de la poursuite et de l'arrestation des criminels.

Au-delà des chaînes et des stations classiques, j'évoquerai le périmètre de l'information. Il faut se poser la question de l'importance des liaisons satellitaires. D'après un relevé effectué par notre direction des affaires internationales, il y aurait plus de 5 800 liaisons satellitaires, dont un millier pourrait relever de notre pays en application de l'article 43-4 de la loi de 1986 déjà mentionnée, et selon les critères suivants : soit les éditeurs de services de télévision ou de médias audiovisuels à la demande utilisent une liaison montante vers un satellite à partir d'une station située en France ; soit, n'utilisant pas une liaison montante à partir d'une station située dans un autre État membre de l'Union européenne ou dans un autre État partie à l'accord sur l'Espace économique européen, ils utilisent une capacité satellitaire relevant de la France – à savoir, en pratique, un satellite d'Eutelsat.

Cela explique que la France soit compétente sur de très nombreux services de télévision comme des chaînes du Moyen-Orient diffusées par des satellites d'Eutelsat, et pouvant être reçues dans le sud de l'Europe. Ces services sont dispensés de conventionnement mais soumis aux obligations de la loi de 1986 et au contrôle du CSA qui peut lancer à leur égard des procédures de sanctions. Ainsi avons-nous mis en demeure Eutelsat d'arrêter certains programmes de diffusion télévisuelle en 2010 et lui avons-nous demandé de rappeler préalablement à ses services de télévision les obligations auxquelles ils étaient soumis. Ce fut le cas en février 2014, pour ne parler que de l'année dernière, à l'occasion de la diffusion de la série Khaybar par deux chaînes, Dubai TV et Algérie 3, cette série donnant une image dévalorisante – et présentée sous un jour historique – de tribus judaïsées au début de l'ère mahométane, ou bien à l'occasion de la diffusion par une chaîne irakienne d'images très crues et violentes pouvant être attentatoires à la dignité des victimes. Les services de télévision en question ont fait l'objet d'une mise en demeure en novembre 2014.

Cela pose un problème de moyens. Nous recevons certes des signalements – je pense à celui, très net, de l'ambassadeur d'Égypte à propos de la diffusion d'émissions par des chaînes installées en Turquie qui ne faisaient pas mystère de leur solidarité avec les Frères musulmans et qui appelaient même au meurtre des dignitaires de l'actuel régime égyptien –, mais ces démarches sont relativement rares par rapport à la masse d'informations susceptibles d'être diffusées. Or, autant nous avons un dispositif d'observation des chaînes et stations qui diffusent directement sur notre territoire, autant nos moyens sont très limités pour les autres : nous ne disposons que d'un seul interprète – et pas à temps complet – pour les émissions diffusées en arabe dont on sait pourtant la très grande importance en certains lieux.

C'est pourquoi nous avons manifesté, auprès des pouvoirs publics, le souhait que les moyens exceptionnels dégagés par le décret d'avance du 15 janvier dernier, notamment au bénéfice direct du ministère de la défense, du ministère de l'intérieur, du ministère des affaires étrangères et du développement international et du ministère de l'économie et des finances, puissent profiter aux moyens d'observation à l'origine de toute procédure de sanction et dont nous avons la responsabilité.

De même, s'agissant des chaînes de télévision et des stations de radio, nous avons été attentifs à la démarche du ministère de la culture et de la communication qui a souhaité, dans l'hypothèse où, par malheur, notre pays serait frappé par de nouveaux attentats terroristes, que soit organisé, notamment avec le ministère de l'intérieur, un dispositif de suivi et d'encadrement de la retransmission télévisuelle ou radiophonique des événements.

Les autres problèmes concernent les services de médias audiovisuels à la demande (SMAD). Nous connaissons bien certains d'entre eux qui se développent rapidement et qui prolongent des services de radio traditionnels. Le débat juridique n'est pas tranché sur le fait de savoir si ces services sont des SMAD au sens de la directive du 10 mars 2010, selon qu'on leur applique ou non un certain nombre de critères : finalité économique, caractère accessoire ou principal par rapport aux émissions de radio elles-mêmes, exclusion des contenus produits par des tiers qui s'en servent comme autant de messageries.

Pour ce qui est d'internet, nous sommes très attentifs au rôle des plateformes – terme que j'emploierai délibérément plutôt que la distinction traditionnelle posée par la loi entre hébergeur, distributeur et éditeur, tant il apparaît que ces plateformes jouent de plus en plus, dans des proportions variables, des rôles relevant de ces trois fonctions, je pense en particulier aux réseaux sociaux comme Facebook, Twitter ou aux plateformes vidéo comme YouTube ou Dailymotion. Chacun sait que la tentation existe de propager sur ces grandes plateformes numériques des discours d'incitation à la discrimination, à la haine raciale, des discours faisant l'apologie du terrorisme ou portant atteinte à la dignité de la personne.

Cela implique une réflexion sur le régime traditionnel des plateformes prévues par la directive du 8 juin 2000 sur le commerce électronique et par la loi pour la confiance dans l'économie numérique du 21 juin 2004, ces textes laissant une marge entière à l'initiative des rédactions de ces plateformes, seul existant un contrôle a posteriori du juge qui demeure plutôt rare et aléatoire. Ce régime conduit en outre ces plateformes à constituer ce qu'on pourrait appeler des polices privées, à savoir des contrats d'adhésion que leurs utilisateurs signent sans guère en apprécier la portée et dans la définition et la détermination desquels les autorités publiques sont absentes – d'où la faible efficience et la lenteur des dispositifs de signalement.

Plusieurs travaux ont été menés sur la question. Le CSA lui-même, dans son rapport de 2014 pour l'année 2013, a ainsi proposé de consacrer la notion de service audiovisuel numérique en vertu du principe de neutralité technologique : les services de télévision doivent pouvoir être contrôlés quel que soit le mode de diffusion technologique utilisé, qu'il s'agisse, bien entendu, des fournisseurs d'accès à internet, ou de ce qu'on appelle l'internet ouvert. Les propositions du CSA ont été suivies de l'étude du Conseil d'État sur le numérique et les droits fondamentaux, d'un avis récent de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) sur la lutte contre les discours de haine sur internet, enfin de l'initiative du Défenseur des droits au sujet d'une plateforme de lutte contre le racisme.

Ces évolutions devraient conduire les pouvoirs publics à s'impliquer dans la définition de ces dispositifs – peut-être de préférence via des autorités administratives indépendantes, mieux à même de faire la balance entre la liberté d'information et les restrictions indispensables qui peuvent lui être apportées. L'amélioration des standards de protection définis par la voie de chartes et de labels pourrait impliquer, outre les acteurs privés, et notamment les entreprises, la « société civile » et les représentants des internautes eux-mêmes.

Depuis l'année dernière, dans le cadre de l'organisation européenne des régulateurs audiovisuels (ERGA, pour European Regulators Group for Audiovisual Media Services), nous travaillons à une meilleure visibilité et une plus grande efficacité des dispositifs de signalement et réfléchissons à l'application de nos règles aux acteurs transnationaux que sont ces grandes plateformes. Il existe deux groupes de travail importants : l'un, portant sur la compétence matérielle, essaie de dessiner la configuration des nouveaux acteurs audiovisuels de l'internet ; l'autre, relatif à la compétence territoriale, cherche à établir si le seul critère du pays d'origine, socle de la construction européenne, s'applique bien de façon appropriée à des SMAD qui privilégient les destinataires par rapport aux concepteurs des programmes audiovisuels.

On peut songer à plusieurs autorités administratives indépendantes dans la poursuite de ces objectifs : le CSA, la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), voire la Haute Autorité pour la diffusion des oeuvres et la protection des droits sur internet (HADOPI). Sans rien viser d'autre que la bonne exécution des missions qui lui sont confiées par le législateur, le CSA s'est toujours montré, à l'occasion de différentes délibérations, disponible pour contribuer à améliorer la protection des téléspectateurs et des auditeurs, que ce soit par la mise en place de conventionnements ou de labels, ou à travers son rôle de médiation ou de bons offices en cas de doute sur la licéité de tel ou tel contenu ou de désaccord entre l'auteur du signalement et la plateforme en cause.

Il nous semble en effet que l'expérience et le rôle du CSA, dans cet équilibre entre liberté et protection, peuvent utilement contribuer à votre réflexion et à l'évolution de la législation. C'est pourquoi je suis à la fois heureux et honoré de me présenter devant vous pour répondre à toutes les éventuelles questions que vous pourriez me poser.

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