Intervention de Bernard Cazeneuve

Réunion du 4 juin 2015 à 9h30
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Bernard Cazeneuve, ministre de l'Intérieur :

La relation franco-allemande est excellente. Thomas de Maizière est un ami personnel – j'espère ne pas le compromettre par ces propos (sourires) – avec lequel j'entretiens une relation de très haute confiance qui a été déterminante dans les moments difficiles que nous avons traversés.

Dans un contexte d'empathie et d'estime réciproque, la fluidité de nos relations nous permet d'être en contact continu, et nous sommes sûrs que ce qui est dit entre nous sera suivi d'effets. Notre relation personnelle permet de faciliter le travail commun. Elle est précieuse car nous pouvons avancer ensemble sur divers sujets au-delà même de la lutte contre le terrorisme. Je pense par exemple à la question migratoire qui demande aussi de trouver un équilibre entre humanité et responsabilité. Nous avons publié le 1er juin dernier un communiqué commun exprimant notre position sur la proposition de la Commission européenne pour un mécanisme de relocalisation. Il a permis au G6 de mettre le sujet sur la table. Nous nous sommes quittés il y a deux jours à Dresde, et nous nous retrouverons après-demain à Stuttgart pour poursuivre le dialogue avec notre collègue italien, Angelino Alfano. Thomas de Maizière et moi travaillons en permanence ensemble sur les sujets les plus importants.

Nous ne pouvons rien faire si nous ne dotons pas les services de renseignement de moyens nouveaux dans un contexte où la menace est protéiforme, mouvante et élevée. Nous avons réagi en mettant en place les outils juridiques que j'ai déjà évoqués, mais aussi en décidant de créations de postes massives dans les services de renseignement, de police et de gendarmerie qui avaient perdu de nombreux effectifs les années passées. Nous avons créé 432 postes à la direction générale de la sécurité intérieure – Manuel Valls avait pris cette décision lorsqu'il était ministre de l'Intérieur en même temps qu'il avait décidé d'abonder de 12 millions d'euros chaque année le budget de cette direction.

La décision prise par le président de la République et le Premier ministre, sur la base des propositions que je leur avais adressées au début du mois de janvier, d'augmenter de 1 500 les effectifs, en plus des efforts déjà consentis – auxquels s'ajoute la création de 500 emplois par an dans la police et la gendarmerie depuis le début du quinquennat –, doit permettre de remettre nos moyens à niveau. Ces 1 500 emplois comprennent 500 emplois dans le renseignement territorial et 500 emplois à la direction générale de la sécurité intérieure. De plus, 233 millions d'euros débloqués sur trois ans permettront de moderniser nos services de renseignement dont il faut assurer la « numérisation ».

De manière qu'ils soient tout à fait rassurés sur nos actions en matière de sécurité sans être inquiets de ce que nous faisons dans le même temps sur le plan financier, je m'empresse de dire à nos amis allemands que ces efforts financiers sont, bien entendu, consentis dans le strict respect de nos engagements budgétaires auprès de la Commission européenne. (Sourires.) D'autres ministères font des efforts qui nous permettent d'être parfaitement efficaces en matière de sécurité.

Monsieur Mayer, je vous remercie d'avoir évoqué la prévention dont je n'ai pas assez parlé. Elle est au coeur de nos échanges à Bruxelles. Autour de M.Gilles de Kerchove, coordinateur européen pour la lutte contre le terrorisme, une action a été menée pour lutter efficacement contre la radicalisation et pour organiser un contre-discours. Une cellule financée par l'Union développe des programmes en ce sens, notamment en construisant un contre-discours sur internet où s'opère une grande partie de la radicalisation.

En France, nous avons pris des dispositions fortes et cohérentes par rapport à cette stratégie européenne. Nous avons mis en place une plateforme téléphonique centralisée au ministère de l'Intérieur qui permet aux familles de signaler le cas de proches qui semblent s'engager dans des opérations terroristes ou qui se radicalisent. Sur 3 800 signalements de cas de radicalisation en France, 2 000 ont été reçus par la plateforme. Les noms recueillis sont transmis aux préfets et aux procureurs de la République autour desquels se met en place, dans chaque région, une équipe pluridisciplinaire mobilisant toutes les administrations de l'État et des collectivités concernées afin de construire un dispositif sur mesure pour répondre au cas de chaque famille et de chaque jeune radicalisé. La « déradicalisation » inclut l'accompagnement social et parfois sanitaire du jeune. Il peut en effet y avoir dans son basculement des causes multiples liées à sa santé mentale, à des addictions, à un décrochage scolaire, à des ruptures ou à des violences familiales… Ces équipes pluridisciplinaires visent à prendre en charge la totalité des aspects de la radicalisation.

Cela ne suffit pas toujours car certaines personnalités sont très fragiles et le traitement individualisé peut se révéler complexe. Nous avons donc créé une équipe nationale mobile composée de psychologues et de spécialistes qui se déplacent dans les territoires à la demande des préfets lorsque les équipes sur place ont besoin d'un soutien pour remplir leur mission.

Nous avons par ailleurs développé une action massive de « déradicalisation » sur internet. Le net offre certes de formidables possibilités en matière de communication, d'échanges et d'accès à la culture mais il peut aussi devenir l'instrument d'un endoctrinement sectaire ou un outil permettant de dissimuler des actes préparatoires à la commission de crimes à caractère terroriste.

Le développement de la cryptologie sur internet nous pose aujourd'hui un problème. Je me suis donc rendu aux États-Unis où j'ai passé deux jours dans la Silicon Valley afin de rencontrer tous les opérateurs d'internet, ce qui a suscité des questions parfois intéressées parfois dubitatives au sein de l'Union européenne. Je leur ai dit que nous étions assez peu enclins à faire en matière de lutte contre le terrorisme ce que nous avions fait pour lutter contre la pédopornographie, mais que nous voulions conclure un accord avec eux sur des points précis : lorsque nous leur signalons des contenus appelant au terrorisme, nous leur demandons de les retirer, et lorsque des enquêtes ont lieu, nous devons obtenir des réponses rapidement. Alors que nous avions pu attendre jusqu'à dix-huit mois le retour d'opérateurs que nous avions sollicités, à la suite des attentats de Paris nous avons reçu des réponses en dix-huit minutes ! Nous leur avons donc fait remarquer qu'il était possible d'aller vite, de la même façon qu'il était possible d'améliorer le taux de retrait faisant suite à nos demandes. Nous leur avons également dit que le contre-discours devait se travailler avec eux au sein d'une structure permanente.

J'ai proposé la passation d'un accord. Il a été rendu public à Paris le 22 avril dernier, un mois après mon déplacement. Un comité permanent est désormais installé entre nos services et les grands opérateurs d'internet pour mettre en place ce que nous avons décidé. À Dresde, il y a deux jours, le commissaire européen à l'immigration et aux affaires intérieures, M.Dimitris Avramópoulos, a proposé de transposer cette démarche au niveau de l'Union. Pour ma part, j'ai suggéré que nous accueillions une réunion européenne avec les opérateurs à Paris. Ce que la France a fait seul, qui n'était qu'une opération d'amorçage, est à n'en pas douter beaucoup moins efficace que ce que nous pourrions faire ensemble en Europe.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les Américains sont extrêmement attentifs à nos démarches. Mon homologue m'a appelé à deux reprises pour savoir où nous en étions de notre relation avec les opérateurs internet. On entend trop souvent dire que notre action visant à bloquer administrativement les sites appelant au terrorisme tend notre relation avec les opérateurs au point que l'on ne pourrait plus rien faire avec eux. Pourtant, c'est tout le contraire qui se produit. Si nous avons les idées claires, si nous disons ce que nous voulons et si nous restons ouverts pour construire et coproduire des politiques, nous obtenons des résultats.

Nous avons aussi une position très claire concernant les questions de nationalité sur lesquelles vous m'interrogiez. Une personne ayant la double nationalité qui commet des actes terroristes n'a plus la nationalité française. Nombreux sont ceux qui font des phrases en France sur ce sujet – on aime cela dans notre pays ; moi, je préfère agir. Au cours des années précédentes, il y a eu une déchéance de nationalité. Pour ma part, j'agis à chaque fois que cela est nécessaire. Il n'y a aucun besoin d'aller en parler sur les plateaux de télévision ou les estrades. Mieux vaut se taire le plus possible et faire les choses, c'est ce qui compte. Un proverbe normand – et je suis normand – dit « grand diseux, petit faiseux »; je préfère précisément que l'on parle peu et que l'on fasse beaucoup.

En revanche nous ne retirons pas la nationalité à ceux qui sont uniquement ressortissants français. Cela ne serait conforme ni à notre Constitution ni au droit international. La France est très soucieuse de lutter contre le terrorisme avec les instruments du droit. La lutte contre le terrorisme se mène avec les armes de la République et pas contre la République.

En vous écoutant, monsieur Mayer, je crois comprendre que les Allemands considèrent la France comme un modèle en matière de conservation de données. Cela est d'autant plus surprenant que l'on m'explique en France qu'il faudrait prendre exemple sur les Allemands. Je pense en conséquence que nous avons intérêt à agir ensemble pour le mieux. Les durées de conservation doivent permettre d'exploiter les informations dont nous disposons sans que les services de renseignement utilisent des techniques non indispensables ou conservent des données au-delà du temps strictement nécessaire pour remplir la mission. Je ne veux pas de dispositif qui ne serait pas ciblé. Les services de renseignement sont des services publics à part entière et non des services entièrement à part. Les grands fonctionnaires qui travaillent dans ces services remplissent leurs missions dans la conformité au droit. Nous devons mettre en place tous les dispositifs de contrôle pour qu'il en soit ainsi.

Le travail effectué par Jean-Jacques Urvoas est de ce point de vue remarquable. Le fait que le président de la commission des Lois de l'Assemblée signe un rapport d'information avec un collègue de l'UMP, Patrice Verchère, sur l'évaluation du cadre juridique applicable aux services de renseignement, qui inspire ensuite la rédaction d'un projet de loi, doit permettre d'assurer le contrôle que j'évoquais. Si Jean-Jacques Urvoas mérite assurément l'hommage que je lui rends, j'avoue que j'ai aussi besoin de lui. Et mieux vaut être aimable avec ceux dont on a besoin. C'est une des règles de base de la vie publique et parlementaire. (Sourires.)

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