Intervention de Gilles Kepel

Réunion du 4 février 2015 à 8h45
Commission d'enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes

Gilles Kepel, professeur à l'Institut d'études politiques de Paris :

C'est pourquoi je crois que l'ANRU est le principal moyen d'intervention de la puissance publique dans ces quartiers. L'occasion nous est offerte de repenser ses fonctions en intégrant des éléments de diffusion de la connaissance et du savoir. Vous me trouverez à vos côtés pour défendre cette idée.

Ce serait aussi une manière de réintégrer notre dimension impériale. Nous avons commis l'erreur de considérer que la France était seulement la perpétuation de l'hexagone. Dès lors que la France a possédé un empire, celui-ci – certains s'en réjouissent, d'autres le déplorent – a fécondé la société d'aujourd'hui. C'est ainsi. La société française est aussi l'héritière de l'empire français. Il faut arriver à le penser d'une manière aussi peu conflictuelle que possible, sans mettre en accusation quiconque. Faute de quoi, nous constatons les fragmentations communautaro-nationales que M. Assaf a évoquées, dont le football est un terrain d'expression. Il ne s'agit pas de parler du rôle positif ou négatif de la colonisation mais d'intégrer le fait impérial pour comprendre la société d'aujourd'hui. L'université peut y contribuer.

Qui finance la troisième génération ? Cela ne coûte rien ! Un vol charter pour Istanbul coûte 90 euros ; la profusion des armes et leur bas prix sont un problème énorme. Nous sommes face au terrorisme du pauvre et de la culture jeune.

La conversion s'opère au travers de la culture jeune. Quant à la déradicalisation, je travaille avec d'autres sur les modèles étrangers. Les Allemands sont très avancés. Ils ont mis en place des structures qui essaient de s'adresser aux individus et de faire la part de ce qui relève de l'idéologie et de ce qui relève des failles psychologiques. Il est frappant de constater le poids des éléments psychologiques – j'ai mentionné les familles fracassées. Nous disposons avec internet et les réseaux sociaux de bases de données qui sont facilement accessibles pour les services de renseignement. Tous les djihadistes partis en Syrie ont leur page Facebook sur laquelle ils racontent leur vie. La matière est très riche même si elle n'est pas intégralement traitée.

Un autre phénomène doit retenir notre attention, celui des djihadistes qui ont retourné leur veste. En Grande-Bretagne, la déradicalisation s'appuie sur un certain nombre de dirigeants islamistes qui en sont revenus. Je pense au Quilliam center, dirigé par d'anciens responsables islamistes, qui, à l'instar des anciens staliniens, connaissent l'idéologie de l'intérieur. En France, une personne comme Mourad Benchellali, qui était à Guantanamo, est susceptible de tenir des propos beaucoup plus crédibles et audibles pour les jeunes que les nôtres. Nous sommes attentifs aux expériences étrangères.

Enfin, nous devons nous intéresser à une autre nouveauté, les personnes qui veulent quitter la Syrie. Tout le monde n'est pas parti en Syrie au nom de Daech, qui n'existait pas encore. À l'origine, les motivations étaient ambiguës – certains allant même jusqu'à faire de la guerre en Syrie leur guerre d'Espagne – favorisant certaines porosités. Des personnes sont aussi parties par idéalisme, mal placé peut-être, mais une fois sur place, elles se sont trouvées contraintes de faire des choses qu'elles n'avaient pas envie de faire. Lorsqu'elles ont voulu partir, soit elles ont été liquidées, soit elles ont réussi à revenir et sont totalement traumatisées par ce qu'elles ont vu. Ayant perdu tous les repères de bien et de mal, on peut craindre qu'elles ne soient une proie facile.

Que fait-on de ceux qui reviennent ? Les effets de la prison dans l'affaire Kouachi sont terrifiants. C'est Djamel Beghal qui a transformé un braqueur et un islamiste voulant commettre des exactions à l'étranger en terroriste sur le sol français. Nous sommes en train de prendre les mesures nécessaires. Je ne suis pas complètement pessimiste sur ce point.

Monsieur Guibal, il faut comprendre que le conflit passe à l'intérieur de l'Islam. N'oublions pas l'assassinat des apostats qui est très mal vécu. C'est la clé de la défaite. Autant nous avons entendu des discours faisant porter la faute sur les victimes de Charlie Hebdo au nom des blasphèmes dont elles étaient responsables, autant l'assassinat du policier alors qu'il était à terre a donné lieu à un autre discours, de nature complotiste, attribuant aux Juifs et aux Américains la responsabilité, à l'instar de ce qui s'est produit pour le 11 septembre. Ce discours est d'ailleurs relayé par la djihadosphère mais aussi par la fachosphère. À ceux qui parlent d'islamophobie, je rappelle que celui qui tue les musulmans, c'est Kouachi, que je sache. Il ne faut pas éluder cette question.

Je n'ai pas encore identifié une quatrième génération. Ce ne sera peut-être pas moi. J'aurais aimé pouvoir continuer à former des étudiants pour le faire.

Comment se fait-il que des analphabètes adhèrent aux visions apocalyptiques qui sont diffusées ? Plus c'est délirant, mobilisateur et simple, plus ça marche. Les 140 signes du tweet sont l'aboutissement du salafisme : il n'y a là qu'injonction, sans aucune mise en contexte.

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