Intervention de Laurent Fabius

Réunion du 9 juin 2015 à 18h00
Commission des affaires étrangères

Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international :

Je commencerai par les deux textes dont votre commission est saisie et d'abord de l'accord entre la France et les États-Unis visant à indemniser certaines victimes de la Shoah déportées depuis la France, non couvertes par des programmes français. Je redis l'importance de cet accord et la nécessité qu'il puisse être approuvé et mis en oeuvre rapidement. C'est une mesure de justice à l'égard de gens qui ont beaucoup souffert, comme les membres de votre commission l'ont d'ailleurs reconnu, et le résultat obtenu a été salué par les organisations concernées, qui ont jugé la démarche excellente. D'autre part, des recours ont été introduits aux États-Unis contre la SNCF pour son rôle dans les déportations ; outre l'objectif de réparation, l'accord tend aussi à donner des garanties permettant de clore tous les différends et contentieux en cours à ce sujet. Je puis vous assurer que celles que nous avons obtenues dans ce texte sont très importantes, qu'elles n'ont rien d'hypothétique et qu'elles vont au-delà des clauses généralement consenties par nos partenaires dans des accords de ce type.

S'agissant de la formulation, j'ai fait saisir les autorités américaines d'une demande de suppression de la référence au « Gouvernement de Vichy » sur le fondement de l'article 79 de la convention de Vienne sur le droit des traités. Le fond de l'accord sera maintenu mais on substituera à cette référence la formule « l'autorité de fait se disant gouvernement de l'État français » et le texte sera ainsi modifié. Cette mesure exceptionnelle rassurera sur les intentions du Gouvernement et assurera l'approbation du projet de loi et sa mise en oeuvre dans les meilleurs délais. Procéder autrement contraindrait à reprendre ab initio une procédure extrêmement longue.

L'occasion m'est aussi donnée de clarifier, si nécessaire, le sens et la portée du protocole additionnel à la convention d'entraide judiciaire en matière pénale entre la France et le Maroc. Le Maroc est l'un des États d'Afrique avec lequel la France a le plus d'échanges en matière d'entraide pénale, notamment dans la lutte contre le trafic international de stupéfiants et contre le terrorisme. Cette relation a été suspendue pendant un an, avec des conséquences préjudiciables. Le protocole additionnel permettra de mettre en place un nouveau mécanisme d'information immédiate et de recueil d'informations. Le texte vise à assurer une meilleure administration de la justice et une conduite efficace et diligente des procédures au regard du principe de territorialité des poursuites. Le protocole, parce qu'il ne prévoit aucun mécanisme de dessaisissement de l'autorité judiciaire au profit de l'autre partie, ne porte aucune atteinte au droit de recours, en France, des victimes de crimes et délits commis au Maroc, non plus qu'aux exigences de notre droit interne que sont l'indépendance de l'autorité judiciaire ou le secret de l'enquête et de l'instruction. Ne créant pas de mécanisme de dessaisissement, le texte ne porte pas davantage atteinte à nos engagements internationaux, notamment aux règles applicables en matière de compétence quasi-universelle. Enfin, je confirme que le texte s'applique aux binationaux.

J'en viens à la situation en Irak et en Syrie. Pour ce qui concerne l'Irak, j'ai co-présidé, le 2 juin, avec le Premier ministre irakien et avec le représentant des États-Unis, une réunion à laquelle ont participé les représentants de 22 pays, des Nations Unies et de l'Union européenne ; il s'agissait de coordonner la stratégie de lutte contre Daesh. Cette réunion s'inscrivait dans le cadre des rencontres périodiques des membres de la coalition : la Conférence de Paris sur la paix et la sécurité en Irak, en septembre 2014 ; les réunions ministérielles de décembre 2014 à Bruxelles et de janvier 2015, à Londres.

Le 2 juin, tous les membres de la coalition ont en premier lieu réaffirmé leur détermination à arrêter les terroristes de Daesh en orientant la stratégie à cette fin. On a assisté à certains reculs de Daesh, mais aussi à certaines avancées. Comme ils l'avaient fait dès l'origine, tous les participants ont souligné que la lutte contre Daesh est un combat de long terme, qui peut connaître des revers. Pour autant, il est hors de question d'abandonner l'objectif ; il convient de rendre la stratégie la plus efficace possible. En Irak, cela signifie qu'il faut soutenir les forces irakiennes par des frappes aériennes, leur fournir des équipements et les former, pour permettre au gouvernement de Bagdad de regagner les marges de manoeuvre nécessaires à la victoire contre Daesh. Le Premier ministre irakien nous a présenté un plan en cinq points, centré sur la province d'Al Anbar, l'objectif étant de reprendre Ramadi. Ce plan prévoit notamment le rééquipement des forces armées et de la police ainsi que la mobilisation des combattants sunnites locaux sous l'autorité de la chaîne de commandement qui remonte au Premier ministre – ce qui n'était pas toujours le cas jusqu'à présent. La coalition a soutenu ce plan.

Le deuxième objectif de la coalition, peut-être le plus important, est celui qui fonde la position du Gouvernement français. Une stratégie militaire est certes nécessaire, mais elle ne réussira que si elle est soutenue par une stratégie politique. Je l'ai rappelé plusieurs fois devant vous : le Gouvernement irakien doit absolument être inclusif, dans sa pratique quotidienne, dans les décisions qu'il prend et dans les réformes qu'il opère. Une place doit être faite aux sunnites et aux Kurdes comme aux chiites, faute de quoi certaines tribus sunnites, ne se sentant pas représentées au Gouvernement, ne voient pas la nécessité d'aller combattre Daesh, organisation à la fois terroriste et sunnite, au bénéfice d'un gouvernement qui leur apparaît déterminé par les chiites. Nous avons donc réaffirmé les termes du contrat politique qui a conditionné l'engagement de la coalition aux côtés du Gouvernement irakien. Son application demande une série de réformes difficiles à mettre en oeuvre car des pressions s'exercent sur le Premier ministre, qui doit faire preuve d'une forte détermination alors que le pays est en guerre contre le terrorisme. Mais ces réformes sont indispensables puisqu'elles sont la seule voie vers la réconciliation nationale, le retour à la stabilité et le redressement durable du pays. Le Premier ministre irakien a pris des engagements fermes en ce sens.

En troisième lieu, la coalition a intégré à sa stratégie un objectif de protection des communautés persécutées et du patrimoine en danger. M. António Guterres, Haut-Commissaire de l'Organisation des Nations Unies pour les réfugiés, et Mme Irina Bokova, directrice générale de l'UNESCO, présents à ma demande, ont expliqué la situation en Irak dans leur domaine de compétence respectif. Avec M. Guterres, la discussion a porté sur la situation des personnes réfugiées et déplacées, en particulier sur la protection des communautés persécutées, et sur les conditions de leur retour. Cela fait suite à la démarche entreprise par la France alors qu'elle présidait la réunion du Conseil de sécurité des Nations Unies, en mars, dans la perspective d'une réunion internationale, à l'automne, pour définir une charte d'action. Mais des dispositions pratiques ont déjà été prises lors de la réunion de Paris pour rendre possible le retour des réfugiés. Partout où il se trouve, Daesh installe des explosifs ; cela rend extrêmement difficile le retour des personnes déplacées et il faut donc se donner pour premier objectif le déminage. De même, Daesh envoie souvent des camions-suicide au centre des villes pour semer la terreur. Ces camions devront être détruits pour sécuriser la population qui, sinon, ne reviendra pas. Nous avons aussi traité de la protection du patrimoine en danger ; Mme Bokova a exposé la situation et formulé des propositions. La réunion a donc été utile de ce point de vue également.

En Syrie, la situation est plus complexe encore, car il est hors de question de soutenir Bachar al-Assad. Cette impossibilité, je vous l'ai déjà dit, n'est pas seulement un impératif moral : elle s'impose aussi pour de strictes raisons d'efficacité. Je sais que vous avez reçu des habitants d'Alep. Ils ont certainement confirmé devant vous que seul le régime de Bachar al-Assad a la possibilité technique de lancer des barils d'explosifs depuis des hélicoptères. Dans un tel contexte, dire à la population que l'avenir de la Syrie se fera avec lui serait les jeter dans les bras des extrémistes.

La réunion a confirmé la stratégie à suivre, et décidé de l'amplifier. En Syrie aussi, le politique prime le militaire, et l'objectif politique est de parvenir à un gouvernement d'union nationale composé d'éléments du régime – car si on vise son effondrement, on se trouvera dans une situation à l'irakienne –, et d'éléments de l'opposition qu'il faut parvenir à rassembler. Une réunion à cet effet vient d'avoir lieu au Caire ; d'autres sont prévues dans le même esprit. Sur le plan militaire, la mission Train & Equip est en cours et des opérations ont lieu au Nord et au Sud du pays. On constate un certain affaiblissement militaire de Bachar al-Assad et, aujourd'hui encore, un coup sérieux a été porté à ses forces au Sud de la Syrie. Tout le problème tient à ce qu'une partie des espaces libérés de l'emprise du régime sont récupérés par Daesh, cependant que certaines autres organisations telles que le Front al-Nosra gagnent aussi du terrain.

L'urgence qu'il y a à trouver une solution politique pousse la France et d'autres pays qui partagent nos analyses à multiplier les contacts – car si nous pouvons lancer des initiatives, nous ne pouvons agir seuls – pour en accélérer la recherche. Nous discutons avec tous nos partenaires, dont la Russie qui, depuis le début du conflit, dit refuser le chaos en Syrie. Nous faisons valoir que le chaos est déjà là et qu'il convient de rechercher, ensemble, les moyens de constituer un gouvernement d'union nationale. Telle est la position française ; je me bornerai à indiquer, sans être plus disert, qu'une série d'initiatives a été prise. Si les événements des derniers jours montrent un affaiblissement assez sensible du régime, on entend dans le même temps les Iraniens proclamer qu'ils seront là jusqu'au dernier homme. De fait, de nombreux Iraniens mènent, directement ou indirectement, des opérations sur le terrain en Syrie.

En conclusion, nous recherchons une solution politique, étant entendu qu'en ce qui nous concerne, il ne peut être question d'accompagner des groupes terroristes. Nous cherchons aussi à accélérer la constitution d'un gouvernement d'union nationale en Syrie, et nous prenons pour cela des contacts avec tous ceux qui peuvent jouer un rôle utile sur les bases dites. Il convient en effet d'éviter le risque grave de partition du pays et la chute de Damas, une éventualité que l'on ne peut ignorer – la ville de Palmyre n'est pas très éloignée. Nous avons aussi des contacts avec la Turquie, car nous devons être attentifs à ce qui se passe au Nord du pays et vérifier si chacun joue le rôle nécessaire. J'observerai pour conclure que ce n'est sans doute pas un hasard absolu si la réunion du 2 juin s'est tenue à Paris.

J'en viens à l'état d'avancement des négociations sur la lutte contre le changement climatique. Depuis le 1er juin se tiennent à Bonn une session du groupe de travail spécial sur la plate-forme de Durban pour une action renforcée – le groupe ADP – et des réunions des organes subsidiaires de la convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques. Les 196 parties sont rassemblées pour discuter du texte élaboré à la fin de la conférence de Lima. Le groupe ADP a pour co-présidents un Américain et un Algérien, deux personnalités très compétentes dont l'objectif est de ramasser le texte et de le rendre plus lisible. Chacun comprend que c'est un travail très compliqué. À la séance inaugurale de la session, j'ai demandé à tous les délégués de tenter de se mettre d'accord sur un texte plus concis, traduisant de premiers arbitrages.

Je rappelle que les négociations se déroulent dans le cadre de la convention-cadre des Nations Unies, traité international signé en 1992 par tous les États du groupe ADP ; sur la base de ce traité qu'ont été adoptés certains protocoles, dont le protocole de Kyoto. Cela signifie que, fin novembre, je remettrai le site du Bourget à l'Organisation des Nations Unies : le texte sur lequel nous travaillons n'est pas un document dont la France déciderait seule. C'est dire que pour aboutir à un accord lors de la COP 21, le texte devra être adopté par toutes les parties, et la difficulté de l'exercice tient à ce qu'il faut rapprocher tous les points de vue.

Hier encore, je me suis entretenu par téléphone avec les deux co-présidents. Ils ont fait le point sur l'état d'avancement des travaux et sur les difficultés qui persistent. Je leur fais confiance, mais le temps dont nous disposons n'est pas infini. La session du groupe ADP finit cette semaine ; une autre se tiendra fin août et une autre encore en octobre. À l'issue de cette troisième réunion, les délégués me remettront le texte d'entrée de la COP 21. Entre-temps, de nombreuses réunions ministérielles, officielles ou informelles, auront eu lieu pour tenter de trancher sur les statuts juridiques, la notion de différenciation, la place respective de l'atténuation et de l'adaptation... Une très importante réunion portant sur le financement du développement est prévue en juillet à Addis-Abeba ; les questions du climat y seront abordées. Et puis, la troisième semaine de septembre, au cours d'une réunion convoquée par Ban Ki-Moon et par le Président Hollande en marge de l'Assemblée générale des Nations Unies, des chefs d'État et de Gouvernement feront le point sur l'avancement des travaux. Enfin, une réunion du G20 est prévue à Antalya en novembre et une « pré-COP » sera organisée, probablement à Paris. Toutes les décisions prises dans ces multiples enceintes devront converger de manière qu'au moment de l'ouverture de la COP 21, un consensus existe déjà sur plusieurs questions. S'il en est autrement, nous risquons de devoir examiner un texte fleuve où tant de points resteront à trancher que cela suscitera beaucoup de difficultés – c'est ce qui s'est produit à Copenhague.

La question du climat a également été abordée lors de la réunion du G7 qui a eu lieu hier et avant-hier, et le communiqué final montre que des résultats très intéressants ont été atteints. Il est en effet capital que le G7, qui réunit les pays les plus riches, se dise engagé dans la lutte contre le changement climatique et déterminé à pourvoir à une série de financements. Des novations importantes méritent que l'on s'y arrête. Non seulement l'objectif de maintenir au-dessous de 2 degrés la hausse de la température moyenne dans le monde a été réaffirmé mais, pour tenir compte des recommandations du GIEC, un autre objectif est proposé : la réduction de 40 à 70 % par rapport à 2010 des émissions de gaz à effet de serre d'ici 2050. Que le G7 affiche cet objectif précis est une nouveauté très importante. A également été réaffirmé l'appui aux engagements, pris dans le cadre de l'Accord de Copenhague, de mobiliser 100 milliards de dollars par an d'ici 2020 dans le cadre de mesures d'atténuation.

À la demande de la France et de l'Allemagne, le G7 s'est aussi fixé pour objectifs d'accroître de près de 400 millions d'ici 2020 le nombre de personnes vivant dans les pays en développement les plus vulnérables qui ont accès à une couverture d'assurance ou de réassurance contre les risques liés aux changements climatiques, et de soutenir la mise au point de systèmes d'alerte précoce des catastrophes naturelles pour les habitants de ces pays.

Enfin, l'Union Africaine et le G7 sont convenus que l'électrification de l'Afrique et l'accélération de l'accès aux énergies renouvelables sur le continent africain feraient l'objet d'un plan d'action. Il sera présenté à la conférence ministérielle sur le financement de la lutte contre le changement climatique, à Lima, en octobre, lors de l'assemblée annuelle du Fonds monétaire international – FMI – et de la Banque mondiale. Que l'Union africaine et le G7 en aient décidé ensemble est une très bonne chose.

Rien de tout cela n'a été facile car si la France et l'Allemagne sont très allantes et si le Président Obama a pris des engagements, les choses sont beaucoup plus compliquées avec d'autres pays. Plusieurs États ont déjà publié leur contribution nationale à la réduction des émissions de gaz à effet de serre ; selon les derniers comptages, ces contributions concernent quelque 40 % des émissions considérées. Certaines parties telles l'Union européenne ou le Mexique ont pris des engagements ambitieux. Les États-Unis et la Russie ont rendu leur copie mais d'autres pays ne l'ont pas encore fait et nous attendons avec un intérêt particulier la contribution de la Chine, dont l'engagement est déterminant pour les résultats souhaités.

Des réunions ont aussi eu lieu à Paris avec des entreprises et diverses institutions. Vous savez sans doute que le fonds souverain norvégien, fort de près de 1 000 milliards de dollars, a décidé de se désengager des entreprises minières ou des groupes d'énergie pour lesquels le charbon représente plus de 30 % de l'activité ou du chiffre d'affaires. On sent une prise de conscience de la nécessité absolue de lutter contre le dérèglement climatique et en faveur d'une économie décarbonée. Toutes les mesures envisagées doivent converger, à Lima lors de l'assemblée annuelle du FMI et la Banque mondiale, puis à la COP 21, à Paris. En conclusion, un travail gigantesque demeure à accomplir, avec des difficultés que personne ne méconnaît ; les co-présidents du groupe ADP sont conscients qu'une accélération est nécessaire, mais il n'est pas facile de parvenir à un texte lisible et ramassé ; la réunion du G7 a été positive, et une série de réunions est prévue ; le Président de la République et le Gouvernement sont très fortement mobilisés.

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