Intervention de Jacques Moignard

Séance en hémicycle du 24 juin 2015 à 15h00
Accord france-États-unis sur l'indemnisation de certaines victimes de la shoah — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJacques Moignard :

Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, madame la présidente de la commission, monsieur le rapporteur, chers collègues, entre 1940 et 1944, près de 80 000 déportés dits « raciaux » furent envoyés de France vers des camps d’extermination ; seuls 2 500 à peine en revinrent. Au lendemain de la guerre, le gouvernement français a progressivement mis en place des mesures visant à verser des réparations matérielles aux victimes des persécutions antisémites perpétrées pendant cette période par les autorités allemandes d’occupation ou les autorités du « gouvernement de l’État français » – qui ne sauraient être confondues avec la République française – et à répondre à ses responsabilités historiques.

À partir de 1946, la France a étendu le régime de pensions d’invalidité pour les victimes de guerre instauré au lendemain de la Première Guerre mondiale, en prévoyant de nouveaux cas d’ouverture du droit à pension. Puis, à partir de 1948, un régime spécifique a été ouvert aux victimes de la déportation par l’attribution à ces dernières du statut de déporté politique. Ce régime de pensions d’invalidité est ouvert aux ressortissants français. Au sortir de la guerre, il a été limitativement étendu à d’autres nationalités, en application d’accords bilatéraux conclus par la France avec la Belgique, la Pologne, le Royaume-Uni et l’ex-Tchécoslovaquie, ainsi qu’à certains réfugiés bénéficiant des conventions internationales de 1933 et 1938. Il repose sur une présomption d’imputabilité de la maladie ou de l’invalidité aux conséquences de la déportation et est considéré comme l’un des plus élevés d’Europe.

Depuis la reconnaissance par le Président de la République, en 1995, de la responsabilité de l’État dans la déportation des Juifs de France, des mesures de réparation matérielle complémentaires ont été adoptées. En 1998, le régime des pensions pour les déportés politiques a été étendu aux requérants devenus français après la Seconde Guerre mondiale, élargissant ainsi le nombre de bénéficiaires. Un régime spécifique d’indemnisation au bénéfice des orphelins d’un parent mort en déportation, ouvert quant à lui à toutes les nationalités, a été instauré en 2000. Une Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations a été par ailleurs créée en 1999, afin d’examiner les demandes individuelles présentées par les victimes ou par leurs ayants droit pour la réparation des préjudices consécutifs aux spoliations de biens matériels et financiers intervenues du fait des législations antisémites. Enfin, en 2001, un accord a été conclu entre les gouvernements français et américain, relatif à l’indemnisation des spoliations bancaires intervenues pendant la Seconde Guerre mondiale. Ces derniers dispositifs sont ouverts sans critère de nationalité – faut-il le rappeler ?

Bien que ces mesures aient progressivement étendu le champ des réparations, il est apparu que certaines victimes de la déportation depuis la France n’avaient pu avoir accès à notre régime de pensions d’invalidité du fait de leur nationalité, ni pu bénéficier de mesures de réparations versées par d’autres pays ou institutions.

Dans ce contexte, il a été décidé de négocier avec les États-Unis un accord dont l’objectif – il faut le rappeler – était de compléter les dispositifs d’indemnisation en vigueur, afin d’assurer la prise en compte de toutes les victimes n’ayant pu avoir accès au régime français ou à tout autre régime. À partir de 2012, des discussions informelles ont alors été engagées à la demande de la France – comme l’a rappelé M. le rapporteur – avec les autorités américaines, afin de trouver une solution à la situation de ces victimes non couvertes par le régime des pensions d’invalidité et des victimes de guerre ou par tout autre régime. Au mois de février 2014, ont formellement débuté des négociations visant à conclure un accord intergouvernemental. Les négociations ont eu lieu à un rythme soutenu et serein – il faut le remarquer. L’ambition était de conclure dans les meilleurs délais pour tenir compte notamment de l’âge avancé des déportés survivants. Elles se sont achevées début novembre 2014 et l’accord a été signé à Washington le mois d’après.

Contrairement à la procédure américaine, qui ne prévoit pas, pour les accords internationaux, d’approbation parlementaire, nous sommes saisis aujourd’hui, dans notre assemblée, du projet de loi autorisant l’approbation de cet accord. Ce dernier est nécessaire, tout d’abord parce qu’il entend mettre en oeuvre une mesure de justice de nature à répondre aux insuffisances de notre régime d’indemnisation vis-à-vis des victimes. En effet, il prévoit la mise en place d’un fonds d’indemnisation de 60 millions de dollars versés par les autorités françaises aux autorités américaines, qui assumeront seules la responsabilité du recensement de l’ensemble des demandes – quels que soient la nationalité et le lieu de résidence du demandeur –, de leur traitement et de l’indemnisation des bénéficiaires, selon des critères qu’elles détermineront unilatéralement.

Ce montant, qui correspond à un point d’équilibre au regard notamment des demandes de compensations exprimées par certains avocats américains, a été établi en tenant compte de différents critères : tout d’abord, celui du nombre de bénéficiaires potentiels – survivants de la déportation ou leurs ayants droit pour ceux décédés après-guerre. Il est estimé à quelques milliers à ce stade et ne sera exactement connu qu’après une procédure de recensement engagée par les autorités américaines. Une marge d’aléas pour pouvoir répondre à un possible afflux de demandes a de ce fait été prévue. Il est clairement établi que ce fonds ne saurait être ré-abondé par les autorités françaises, l’accord stipulant en effet que ce paiement constitue le moyen définitif de répondre à toutes demandes. Autre critère, la volonté de mettre en place une indemnisation juste pour les bénéficiaires et en cohérence avec le régime des pensions d’invalidité des victimes civiles de la guerre, par référence au niveau moyen de pension annuelle, de l’ordre de 32 000 euros par an. Dernier critère, la nécessité de pouvoir intégrer une part encadrée d’antériorité dans les indemnisations pour les survivants de la déportation qui n’avaient pu bénéficier du régime des pensions ouvert il y a soixante-dix ans, ou pour leurs ayants droit, pour ceux décédés récemment.

Ensuite, cet accord est nécessaire car il assure à la France, en contrepartie, des garanties contre toute demande liée à la déportation. En effet, ce dernier a aussi pour objectif de prendre les mesures nécessaires pour mettre un terme à toute demande ou toute action qui pourrait être entreprise aux États-Unis contre la France au titre de la déportation liée à la Shoah depuis notre territoire. Dans cette perspective, l’accord crée une obligation internationale contraignante pour les autorités américaines et prévoit expressément l’engagement des autorités américaines à assurer à la France « une paix et une sécurité juridiques durables ».

À ce titre, le champ d’application de l’accord inclut les entreprises ou entités publiques françaises, quel que soit leur statut juridique, qui pourraient être mises en cause directement ou indirectement au titre de la déportation, comme cela a pu être le cas de la SNCF aux États-Unis. En effet, des projets de loi ont été régulièrement introduits au Congrès américain pour permettre aux juridictions américaines de poursuivre toute entreprise ayant joué un rôle dans le transport des victimes de la déportation, faisant ainsi craindre le développement d’un contentieux majeur, notamment pour la SNCF. Le gouvernement des États-Unis s’engage par conséquent à prendre toute mesure nécessaire contre des initiatives juridiques ou législatives au niveau fédéral, des États ou des autorités locales, qui mettraient en cause l’immunité de juridiction dont bénéficient la France et ses démembrements ou qui viendrait contredire l’esprit ou la lettre de l’accord.

En cette année 2015, marquée par les soixante-dix ans de la libération des camps d’extermination nazis, la conclusion d’un tel accord constituerait une contribution majeure de la République française à la mémoire des victimes de la Shoah, en instaurant les conditions d’une indemnisation juste et facilement accessible à celles d’entre elles, ou à leurs ayants droits, qui en étaient exclus jusque-là. Par conséquent, le groupe radical, républicain, démocrate et progressiste soutient ce projet de loi.

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