Intervention de Christiane Taubira

Séance en hémicycle du 24 juin 2015 à 21h50
Adaptation de la procédure pénale au droit de l'union européenne — Présentation

Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice :

Monsieur le président, madame la ministre de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, monsieur le rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, mesdames, messieurs les députés, nous allons examiner un projet de loi visant à transposer des décisions-cadres et des directives de l’Union européenne. Il s’inscrit dans la construction de l’espace de liberté, de sécurité et de justice, décidée lors du Conseil européen de Tampere en 1999 et qui vise à renforcer l’état de droit dans la totalité de l’espace européen, grâce à la consolidation des droits de la personne, des institutions publiques et de l’État de droit.

L’objectif des législateurs européens et nationaux est d’éviter que les auteurs d’infraction puissent profiter des différences entre les systèmes judiciaires des pays de l’Union européenne mais aussi de faire en sorte que chaque justiciable puisse accéder librement à la justice, donc aux tribunaux. À cet égard, les instruments déjà transposés dans notre droit interne facilitent, tant sur le plan des enquêtes que sur celui des décisions de justice, la reconnaissance mutuelle des décisions prises dans n’importe quel État membre de l’Union européenne. Ainsi, nous avons ensemble créé le mandat d’arrêt européen, établi la reconnaissance mutuelle du gel des biens, facilité l’accès aux casiers judiciaires et rendu possible, par exemple, le transfèrement à un autre État membre de l’exécution des décisions d’incarcération.

Le présent projet de loi, qui a déjà été examiné par le Sénat en première lecture, vise à transposer trois décisions-cadres – qui auraient d’ailleurs dû être transposées en 2011 et 2012 – et deux directives devant être transposées avant novembre 2015. Même en ayant anticipé cette échéance – nous avons en effet commencé à discuter de ce texte il y a presque un an –, nous ne serons donc que légèrement en avance.

L’une des trois décisions-cadres porte sur la prévention et la compétence des juridictions en cas de procédure pénale dans deux ou plusieurs États membre. Elle permet de respecter la règle du non bis in idem – selon laquelle des auteurs d’infractions ou des victimes ne peuvent être jugés, auditionnés ou interrogés par plusieurs juridictions pour les mêmes faits délictueux – et donc d’éviter que ne soient prises des décisions judiciaires différentes ou contradictoires. La décision-cadre prévoit donc une obligation de consultation et d’échange d’informations. Cependant, nous pouvons considérer que son ambition est modeste car elle n’a pas intégré les critères contraignants pouvant conduire à une décision d’attribution de la procédure à l’un des États membres. Par conséquent, faute de consensus sur la désignation de l’État membre compétent, aucun dessaisissement n’est possible. On suppose que les juridictions seront suffisamment raisonnables pour éviter les procédures parallèles mais aucune garantie n’est apportée. Telle a été la logique des discussions ayant conduit à l’adoption de cette décision-cadre.

Les deux autres décisions-cadres concernent la reconnaissance mutuelle, d’une part, des mesures de contrôle judiciaire, par exemple en alternative d’une détention provisoire, de l’autre, des décisions de probation, c’est-à-dire d’exécution d’une peine en milieu ouvert. Elles visent essentiellement à assurer l’égalité entre les citoyens européens, quel que soit leur État d’appartenance, de façon à ce que les décisions judiciaires puissent être appliquées de façon automatique dans l’État de résidence, s’il n’a pas pris la décision, ou dans un autre État, sous réserve de l’accomplissement d’une formalité préalable par l’équivalent de notre Parquet. Elles visent un objectif non seulement d’égalité, conformément à l’article 18 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, mais aussi d’effectivité : une décision judiciaire prise dans un État membre sera effectivement appliquée dans l’État de résidence ou dans un autre État. Enfin, elles visent à mieux réinsérer les personnes condamnées, car nous savons combien l’exécution d’une peine dans un environnement social familier contribue à une meilleure réinsertion sociale.

J’en viens aux deux directives également transposées par ce texte. L’une d’entre elles porte sur l’application, dans n’importe quel État, et donc dans l’État de résidence, d’une décision de protection des victimes. Par exemple, lorsque, pour protéger la victime, tout contact avec l’auteur des actes doit être évité, tout État est tenu de s’assurer de l’application de cette disposition.

L’autre directive porte sur les normes minimales de droit, de soutien et de protection pour les victimes. Elles figurent déjà, pour la plupart, dans notre droit pénal mais elles s’appliqueront désormais à l’ensemble des États européens. Pour celles qui ne figuraient pas dans notre droit pénal, nous les avons nous-mêmes appliquées puisque j’ai lancé dès janvier 2014, dans sept tribunaux de grande instance, une expérimentation visant à mettre en place, à partir d’évaluations très personnalisées des victimes, un accompagnement et un soutien très adapté et, surtout, à prévenir les risques de double victimisation.

Nous avons reçu le bilan de l’expérimentation : il est suffisamment positif pour rendre judicieuse la généralisation de telles mesures. Avec la transposition de la directive dans notre droit pénal, il sera donc possible d’apporter un accompagnement individualisé aux victimes. Bien entendu, cela suppose des moyens, que nous avons veillé à assurer en augmentant régulièrement le budget de l’aide aux victimes.

De même, nous avons créé un bureau d’aide aux victimes dans chacun des tribunaux de grande instance. Les éléments que l’expérimentation nous a permis de recueillir à l’échelle réelle montrent que la prévention, notamment, tire largement bénéfice d’un accompagnement individuel.

Pour les victimes d’infractions particulières telles que les violences conjugales, la généralisation du téléphone « grand danger » permet également ce suivi très personnalisé. Nous avons surtout prévu un suivi pluridisciplinaire – les associations de victimes le font très bien – ainsi que des consultations de juristes destinées à apporter les réponses les plus précises possibles aux attentes des victimes. Telles sont les principales dispositions du projet de loi en matière de transposition des textes européens.

Nous en avons profité pour vous proposer de modifier le régime du huis-clos dans les audiences pénales afin de protéger les témoins, notamment en cas d’infractions graves telles que les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre, la criminalité ou la délinquance organisées.

En effet, dans ces procédures très fortement médiatisées, qui frappent directement les consciences et suscitent une vive émotion, les témoins sont souvent fortement exposés. Le procès pénal de l’année dernière relatif au génocide au Rwanda en offre d’ailleurs un exemple. Or, dans notre procédure pénale, le huis-clos a été pensé d’une part pour assurer la sérénité des débats, et d’autre part pour protéger les parties ; il n’a pas été conçu pour protéger les témoins ou leurs proches.

Ce projet de loi vous propose donc de concilier la nécessaire publicité du débat et la tout aussi nécessaire protection des témoins en réservant le huis clos à leur audition et, bien entendu, en évitant de communiquer leur identité, dans le contenu des décisions publiques aussi bien que lors des audiences.

Enfin, le Gouvernement a déposé un amendement sur lequel nous reviendrons ultérieurement à l’occasion de l’examen des articles. Il tire enseignement d’événements extrêmement douloureux que nous avons vécus il y a quelques mois, à Villefontaine et à Rennes, lorsque des enfants placés sous l’autorité d’enseignants, ont subi des agressions sexuelles.

Lorsque nous avons eu connaissance de ces événements tragiques, la ministre de l’éducation nationale et moi-même avons immédiatement diligenté une double inspection de nos administrations respectives. Nous avons également réuni les recteurs et les procureurs généraux au sein d’un groupe de travail placé sous l’autorité de la direction des affaires criminelles et des grâces. Nous avons, en outre, lancé l’élaboration d’un guide méthodologique à l’usage des personnels de l’éducation nationale, mais également des personnels d’autres administrations – notamment ceux du ministère en charge de la jeunesse et des sports – ainsi que, bien entendu, à l’usage des parquets.

Cet amendement – qui concerne la transmission d’informations de l’autorité judiciaire à l’autorité scolaire, mais également à toute administration exerçant une tutelle sur des personnels ayant des contacts habituels avec des mineurs – répond à la nécessité d’inscrire de nouvelles dispositions dans la loi.

L’objectif est de veiller à ce que les administrations de tutelle soient informées à temps, et avec la précision suffisante, pour prendre, dans un premier temps, les mesures conservatoires nécessaires, et dans un second temps, les sanctions qu’appellent une éventuelle décision de justice.

Nous avons déjà diffusé, auprès de parquets généraux et des parquets, des circulaires visant à leur demander d’effectuer ce travail de transmission, mais il s’est avéré que ces consignes – qui avaient bien entendu un caractère général – ont été inégalement appliquées.

À y regarder de plus près, il paraissait nécessaire d’introduire des modifications législatives pour donner plus de force juridique à la consigne donnée à l’autorité judiciaire d’informer les administrations. Deux normes essentielles, touchant à deux grands principes de notre droit, sont en effet en jeu : la première figure à l’article 11 du code procédure pénale et concerne le secret de l’enquête, de l’instruction et du délibéré ; la seconde figure au III de l’article préliminaire du même code et concerne la présomption d’innocence.

Nous vous proposerons donc un amendement tendant à modifier ces dispositions. Celui-ci répond à trois questions essentielles : à quel moment l’information doit-elle être communiquée aux administrations de tutelle ? Quelles sont les personnes concernées ? Quelle sera le champ infractionnel retenu, c’est-à-dire les infractions pour lesquelles il faut effectuer cette communication ?

Une procédure judiciaire se décompose en trois séquences ou étapes : l’enquête, la décision de poursuivre et le jugement – lequel comporte éventuellement une condamnation. Or des dispositions vous seront proposées, sous forme d’obligations ou de facultés, dont l’application concerne chacune de ces étapes.

Concernant le champ infractionnel, il est constitué, bien entendu, de toutes les violences sexuelles perpétrées à l’encontre de mineurs, mais aussi d’autres infractions dont ils peuvent être victimes : la liste vous en sera communiquée. Les parquets pourront, s’agissant d’autres infractions, apprécier les faits et estimer s’il y a également lieu d’effectuer une transmission.

Quant aux personnes concernées, il s’agit évidemment de celles qui, dans le cadre de leur profession ou de leurs activités, ont un contact habituel avec des mineurs. Nous introduisons – il s’agit d’un travail qui débuté il y a trois mois maintenant – dans le logiciel pénal de l’autorité judiciaire, Cassiopée, une alerte informatique qui permettra d’indiquer, en réduisant les risques d’erreurs humaines, les signalements à effectuer.

Tel est, pour l’essentiel, le contenu de ce projet de loi, même si d’autres amendements sont destinés à préciser certains termes et à renforcer la qualité de la transposition des décisions-cadres et des directives. Je sais, par ailleurs, que l’amendement extrêmement important dont je viens sommairement de présenter le contenu doit encore faire l’objet d’ajustements. Nous prendrons tout à l’heure le temps nécessaire pour rédiger le plus précisément possible, et dans le respect des principes fondamentaux de notre droit, les dispositions concernées. Nous le ferons dans le souci de protéger les enfants et de prendre toutes les précautions nécessaires afin de prévenir ou, si elles ont déjà été commises, de mettre un terme à ces agressions. Nous devons en effet aux enfants la première des sécurités : celle dont ils doivent bénéficier lorsque leurs parents nous les confie.

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