Intervention de Jean-Pierre Fleury

Réunion du 22 juillet 2015 à 21h30
Commission des affaires économiques

Jean-Pierre Fleury, président de la Fédération nationale bovine, FNB :

Ce matin, j'ai entendu un éleveur déclarer à la télévision : « Je ne veux plus voir mes vaches. Le ressort de la passion est cassé. Je veux qu'elles partent de l'exploitation le plus vite possible ». Il ne faut pas sous-estimer ce qui est en train de se passer. Dans un tel moment, il faut savoir prendre de la hauteur, et je tiens à remercier le ministre pour sa réactivité. Il y a deux mois, je lui avais dit que ça allait exploser. De fait, ce sont d'abord les abattoirs qui ont été bloqués. Le ministre a organisé une première table ronde. Mais cela n'a pas suffi. Il a fallu un deuxième blocage, très dur, et une deuxième table ronde pour que des décisions soient prises. Pourtant, beaucoup n'avaient encore pas compris. S'en est suivi l'accord important du 17 juin, qui doit servir d'exemple encore aujourd'hui. Toutefois, il s'agit d'une stratégie d'urgence qui ne peut pas durer indéfiniment. Chacun doit donc assumer ses responsabilités, et vite.

Du point de vue structurel, il faut méditer sur les importants changements en cours. L'Europe est aux abonnés absents : elle n'intervient plus, elle ne régule plus. Or la classe politique est passée à côté de cet événement. Je ne sais pas si c'est bien ou pas, en tout cas cela nous oblige à nous débrouiller seuls. Il n'y a pas d'autre solution que de jouer collectif, filière et pouvoirs publics travaillant ensemble. Beaucoup n'ont pas vu non plus l'accélération de l'économie de marché. La droite comme la gauche sont passées à côté. En trois ans, on a raté le train : pendant qu'en France on créait des coûts, ailleurs on les allégeait. La responsabilité est collective. Puis a été fait le choix du pouvoir d'achat par les prix bas, qui a détruit les plus faibles, ce qu'illustre la situation de l'élevage.

Ce sont donc en permanence des décisions à contre-courant qui ont été prises. Le décrochage date de 2003, lors de la crise de la vache folle. Des coûts sécuritaires ont été mis en place, que la grande distribution et les abattoirs ont légitimés, et les éleveurs sont restés sur le carreau. Depuis, on ne parvient pas à redresser les courbes. Sur les vingt dernières années, le prix à la consommation a augmenté de 62 %, le prix à la production a augmenté de 18 % et les coûts dans les exploitations de 56 %. Ce que personne ne sait faire, les agriculteurs l'ont fait. Ils ont réussi le tour de force de maintenir le même cheptel en France malgré le départ d'un tiers de leurs collègues. Ils se sont endettés, mais la machine s'est emballée parce que les exploitations ne sont pas des structures capitalistiques. À des familles, on a demandé de monter en puissance financièrement sans en avoir les moyens. Il y a quinze ans, des éleveurs s'installaient avec un capital de 200 000 euros à rembourser sur quinze ans ; aujourd'hui, on est face à des structures capitalistiques de 500 000 euros à 1 million, avec toujours des remboursements sur quinze ans. Donc le système disjoncte : l'endettement s'emballe, on accélère la modernisation, la politique de mise aux normes, et les structures financières explosent.

Le constat une fois posé, il faut passer à l'action, et très vite. Je salue le ministre, avec qui nous travaillons sur trois sujets : la grande distribution, la restauration collective, l'exportation. L'accord du 17 juin constituait une solution à court terme : il y a ceux qui l'ont compris, ceux qui ne l'ont pas compris et ceux qui continuent de ronger l'os. Examinons donc plus précisément le plan qui a été annoncé ce matin.

Il ne faut pas laisser les éleveurs seuls face aux banquiers. Les éleveurs dont je parle ne sont pas les malades chroniques de l'élevage, mais le fleuron de notre agriculture. Ce sont ceux qui ont créé leur structure il y a vingt-cinq à cinquante ans qui sont en train de se ramasser aujourd'hui.

On ne répondra aux défaillances de l'Europe, ou plutôt au changement de modèle, qu'en donnant une dimension collective à la filière bovine. Actuellement, il n'y a que des individualités les unes à côté des autres. Les éleveurs se sont remis en cause. C'est maintenant à la grande distribution de le faire. Elle doit passer d'une politique de gestion de flux à une gestion de produits. Les camions qui arrivent à l'heure, le réapprovisionnement, c'est bien, mais la qualité, avec la maturation, le tri des muscles, la segmentation et le respect du troupeau allaitant, c'est encore mieux. Sur tous ces sujets, j'attends beaucoup de la grande distribution pour éviter la catastrophe. Elle a une responsabilité et doit aider à redresser la barre.

Les industriels aussi doivent se remettre en cause, et comprendre que le marché européen ne va pas augmenter : il est mature. La France détient 30 % du cheptel européen. Nous considérons que c'est une richesse, d'autres estiment que c'est un handicap. Mais cette richesse est fragile. Pour la conserver, les industriels doivent se lancer au grand large, trouver les solutions dans l'exportation vers les pays tiers où la demande est forte. Le ministre a mis en place une plateforme « Viande France Export ». J'insiste pour que les industriels y adhèrent, car il est indispensable de chasser en meute. Ces marchés nous attendent. La compétitivité sera au rendez-vous si l'on sait positionner nos produits.

Vous, les politiques, avez failli dans votre mission en ce qui concerne la restauration collective. Vous avez fait beaucoup de promesses, mais ne les avez pas tenues. Alors qu'en Allemagne, la viande consommée dans la restauration collective est à 70 % allemande, en France, elle est à 70 % d'importation. J'ai entendu parler, cet après-midi, de code des marchés publics et d'appels d'offres, de décisions qui auraient été prises, des marchés de la grande administration qui allaient être rouverts, des collectivités territoriales qui allaient se mettre sérieusement au travail s'agissant des appels d'offres. J'ai entendu aussi qu'une ordonnance prise par le Gouvernement devrait permettre de mieux utiliser ces appels d'offres. On verra.

Ainsi devrions-nous trouver un équilibre entre la grande distribution, la restauration collective et l'exportation. Le marché intérieur doit être préservé et retrouver un niveau qualitatif. Le marché européen est un terrain de compétition qu'il faudra traiter, car sur ce plan aussi, on a failli. Et je ne parle pas du fiasco du photovoltaïque, et plus globalement des énergies renouvelables, dont les autres ont réussi à faire des armes redoutables.

Le système est en train d'atteindre ses limites économiques, sociales et sociétales. Je vous invite à méditer sur les faits suivants : avec quatre centrales d'achat dans notre pays, la concurrence est atone ; nous sommes le seul pays au monde à avoir fait trois lois sur la modernisation de l'économie, à être doté de médiateurs et d'un Observatoire de la formation des prix et des marges, et pourtant quelque chose ne fonctionne pas. Nous sommes porteurs de solutions parce que nous voulons que les éleveurs s'en sortent, mais il faut aller très vite.

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