Intervention de Jean-Yves le Drian

Réunion du 30 juin 2015 à 17h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Jean-Yves le Drian, ministre de la Défense :

Je suis heureux de pouvoir m'exprimer une nouvelle fois devant votre commission pour faire le point sur nos engagements extérieurs.

Je souhaite d'abord évoquer la situation dans la bande sahélo-saharienne, en particulier l'évolution de l'opération Barkhane.

Au Mali, la signature, le 20 juin, de l'accord d'Alger par la Coordination des mouvements de l'Azawad, ce qu'on appelle la « plateforme » et les autorités de Bamako, est un point très important. Elle résulte d'une procédure diplomatique forte, menée en particulier par les autorités algériennes, et clôt, je l'espère, une partie un peu tendue entre les peuples du Nord et les autorités du Mali. Ce résultat très positif permet de mesurer le chemin parcouru depuis le 11 janvier 2013.

Depuis cette date, on a constaté l'excellence opérationnelle de nos armées, auxquelles je rends à nouveau un hommage appuyé. Très peu d'armées au monde ont acquis la maîtrise nécessaire pour obtenir de tels résultats sur la durée et sur un théâtre d'opération aussi exigeant, à la fois en termes de risques, de menaces, d'extension et de climat. Plus le temps passe et plus ce que nous avons mis en place en août dernier – régionalisation du dispositif et opération Barkhane en tant que telle, articulée autour du G5 Sahel – me paraît efficace. L'accord d'Alger est d'abord dû à cette opération militaire. Mais il y a eu aussi, sur le plan diplomatique, un engagement résolu des Nations unies, de l'Union européenne, de l'Union africaine et de l'Algérie.

Tout cela a été possible également grâce à la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA), qui, sous l'autorité du général Lollesgaard, prend aujourd'hui toute sa dimension, notamment en se projetant au Nord.

Parallèlement, la mission européenne EUTM – dirigée par un général espagnol, qui va céder son commandement à un général allemand à la fin du mois – forme maintenant son 7e bataillon de l'armée malienne. Alors que les militaires français étaient au début majoritaires, ils ne représentent plus que 10 % des effectifs.

Il convient maintenant que la MINUSMA prenne l'ensemble de ses responsabilités et qu'elle soit actrice dans le processus de mise en oeuvre de l'accord d'Alger. Celui-ci a une dimension politique et militaire, avec la mise en place de ce qu'on appelle le DDR – démobilisation-désarmement-réintégration. Son mandat, qui a été renouvelé hier soir par le Conseil de sécurité, lui donne cette mission prioritaire. Il faudra pour cela la conforter par des moyens supplémentaires, en particulier de la logistique et du génie. Nous essaierons de faire en sorte que des pays européens puissent y contribuer et de remédier à d'autres lacunes, notamment s'agissant de l'état-major et de compétences d'officiers. Nous apporterons notre part. J'ai d'ailleurs sollicité la semaine dernière, en marge de la réunion ministérielle de l'OTAN, plusieurs de mes collègues pour qu'ils fournissent quelques officiers à cet effet.

Je rappelle que la MINUSMA est celle des missions de l'ONU à avoir subi le plus de pertes, avec 36 soldats tués et 200 blessés depuis son engagement en 2013 dans les opérations au Mali.

Elle a aussi un rôle de sécurisation globale du territoire malien.

Il faut également que la poursuite de l'EUTM soit articulée avec le processus de paix, c'est-à-dire que le DDR puisse en être une des missions, de même qu'une partie de la réintégration des groupes dits du Nord. Avec le 8e bataillon des forces armées maliennes, nous arriverons déjà à un ensemble assez cohérent. J'ai évoqué ces questions avec le président Ibrahim Boubacar Keïta la semaine dernière à Bamako ainsi qu'avec son ministre de la Défense.

S'agissant de Barkhane, nous continuerons dans les opérations de contre-terrorisme, qui seront maintenant beaucoup plus fluides, vis-à-vis des groupes qui restent, à savoir Ansar Eddine, Al-Morabitoune de Mokhtar Belmokhtar – terroristes fondamentalistes et, surtout, brigands de grand chemin et trafiquants en tous genres – et ce qui demeure d'AQMI, soit en tout quelque 200 à 300 personnes. Ces groupes sont désormais sur la défensive et la donne a complètement changé. La régionalisation de notre dispositif est utile à cet égard, avec les quatre bases fondamentales – Gao, N'Djamena, Niamey, Ouagadougou – et les quatre bases avancées – Tessalit, Faya Largeau et Madama notamment. Nous maintenons l'action à un rythme d'opérations soutenu, régulier et parfois en partenariat avec certains pays du G5 Sahel, ce qui nous a permis de neutraliser un certain nombre de grands chefs djihadistes.

Je considère donc que la situation au Mali est entrée dans une spirale vertueuse, un règlement politique, ce qui n'empêche pas d'être vigilant à l'égard des groupes terroristes qui restent.

Il faudra une véritable volonté politique des Nations unies. Je vais d'ailleurs me rendre à New York vendredi pour rencontrer les principaux responsables à très haut niveau de ces actions, après avoir vu il y a quelques jours le représentant spécial du secrétaire général de cette organisation pour le Mali, M. Hamdi, ancien ministre des Affaires étrangères de Tunisie.

Si nous réussissons bien cette phase, ce sera la fin d'une histoire douloureuse mais achevée de façon très positive.

Nous sommes aussi dans une spirale vertueuse s'agissant de Boko Haram, même si la situation n'est pas encore stabilisée. Deux éléments nouveaux ont été essentiels à cet égard : le changement de président au Nigeria – où le Président de la République doit prochainement se rendre –, le président Buhari montrant beaucoup plus de dynamisme et de volonté que son prédécesseur – notamment en installant à Maïduguri son état-major pour combattre ce groupe ; le fait que la force multinationale mixte (FMM) se soit organisée autour d'un état-major avec les quatre pays riverains, que sont le Tchad, le Nigeria, le Cameroun et le Niger, avec la participation du Bénin. Cet état-major, situé à N'Djamena, est soutenu par le renseignement et l'aide technique de nos propres forces et il y aura progressivement une jonction avec l'état-major de Maïduguri.

J'observe que les Britanniques, avant l'attentat de Sousse, ont fait savoir qu'ils allaient déployer des instructeurs au Nigeria pour contribuer à la poursuite de l'action contre Boko Haram. Celui-ci est aujourd'hui pressuré par la campagne militaire, dans laquelle le Tchad a joué un rôle très important, et s'est replié dans des zones refuge dans la forêt de Sambisa et sur les bords du lac Tchad. Mais il a toujours une capacité de harcèlement : il a mené des attentats il y a quelques jours à l'école de police de N'Djamena, qui ont fait 33 morts – lesquels ont donné lieu à des ripostes encore hier de la part des Tchadiens.

Les Africains ont donc pris en mains leur sécurité avec l'appui d'instructeurs et de soutiens de renseignement français et britanniques – prolongation de la cellule de coordination et de liaison que j'avais mise en place à N'Djamena et qui commence à être vraiment efficace.

Concernant la République centrafricaine (RCA), nous sommes aussi en phase de stabilisation sécuritaire.

Le forum de Bangui, exercice de réconciliation conduit sous l'égide du président Sassou N'Guesso, s'est déroulé début mai, avec des délégations venues de l'ensemble du pays. Largement préparé, il a abouti à une forme de stabilisation, avec pour message d'engager rapidement un processus électoral. Il est avant tout le fruit des efforts que nos troupes ont consentis dans le cadre de l'opération Sangaris depuis un an et demi, aux côtés des autres acteurs de la communauté internationale, en particulier de la force des Nations unies, la MINUSCA.

On constate d'abord que les massacres de masse de la fin de 2013 ont été stoppés : la population centrafricaine a recouvré la première des libertés, le droit à sa sécurité. Ensuite, la route principale d'approvisionnement vers Bangui, venant du Cameroun, est sécurisée et permet d'alimenter ce pays enclavé. L'économie a redémarré. Enfin, l'État de droit se réinstalle progressivement, avec le redéploiement de l'administration et une sécurisation nettement supérieure à celle de décembre 2013. La MINUSCA a atteint sa pleine capacité opérationnelle depuis avril dernier avec environ 10 500 soldats et policiers – effectifs portés à terme à 12 000 hommes – déployés sur l'ensemble du territoire, ce qui nous permet de nous retirer progressivement. D'autant qu'il va y avoir une élection présidentielle avant la fin de l'année.

Après une réduction du nombre de nos soldats à 1 500 dans un premier temps, nous passerons à 800 au cours de l'été, avant d'atteindre l'effectif de 600 en fin d'année, considérant que nous avons rempli nos missions et que la MINUSCA assure la relève de manière cohérente.

Nous sommes là aussi dans un processus politique vertueux, même si tout n'est pas stabilisé, et les conditions de sortie de ces crises commencent à apparaître clairement.

Au Levant, la situation est moins positive.

Aujourd'hui, au Nord de l'Irak, Daech poursuit ses actions de harcèlement contre les Peshmergas, mais ne mène pas d'offensive majeure. La ligne de front est stabilisée, les Kurdes ayant atteint leur objectif territorial dans les zones disputées.

Sur les fronts centre et sud, après plusieurs victoires tactiques, comme la prise de la ville de Ramadi dans l'Anbar, Daech marque une pause opérationnelle pour se réorganiser et renforcer ses défenses. Le flux continu de combattants étrangers et la porosité de la frontière avec la Syrie lui apportent un atout important, et ce, d'autant plus que la situation sécuritaire syrienne est chaque jour plus chaotique. J'y reviendrai.

La France tient ici toute sa place dans la coalition qui combat Daech en Irak. Depuis neuf mois, nos aéronefs engagés dans l'opération Chammal ont réalisé plus de 1 300 sorties au-dessus de l'Irak, frappant plus de 155 objectifs dans la profondeur et appuyant directement les forces de sécurité irakiennes à Erbil, au Kurdistan et à Bagdad. Nous estimons que plus de 10 000 djihadistes ont été neutralisés au Levant depuis le début des opérations.

J'ai plusieurs convictions. La première est que la formation des forces de sécurité irakiennes sera longue, que la reconquête du territoire irakien par celles-ci n'est pas pour demain et que la bataille de Mossoul est loin d'être commencée. Les Américains ont décidé de renforcer le nombre de leurs instructeurs sur la zone. S'il y a une action terrestre au sol des forces irakiennes et kurdes, elles seront appuyées par voie aérienne par celles de la coalition. Celle-ci bombarde un certain nombre de sites régulièrement, obligeant Daech à changer de posture, mais cela ne suffit pas à reconquérir un territoire. J'ai noté que le chef d'état-major a été remercié, ce qui dénote certains problèmes. Par ailleurs, la reconquête ne peut se faire avec l'appui dominant des milices chiites, qui pourrait avoir l'effet inverse de celui recherché. Il faudra sans doute encore deux ou trois ans pour que les forces locales soient en mesure de mener la contre-offensive avec notre appui aérien – ce qui n'est guère réjouissant.

En Syrie, la situation n'a jamais été aussi chaotique et la lisibilité est très faible. Daech garde des capacités d'action, comme il l'a montré à Palmyre, Kobanê et Hassakeh. Le régime recule pour sa part sur tous les fronts, à l'est contre Daech, au nord contre les groupes insurgés alliés au Jabhat al-Nosra, mais aussi au sud, autour de Deraa. Il a tendance, de fait, à se recentrer sur une « petite Syrie » ne correspondant même plus à ce qu'on appelait la « Syrie utile ». Nous nous trouvons donc confrontés à une situation d'atomisation croissante du théâtre syrien, dans lequel aucune force ne semble aujourd'hui en mesure de prendre le dessus militairement. Tout le monde se bat contre tout le monde dans une situation de chaos, où il est parfois difficile d'identifier qui combat pour qui et contre qui.

Daech vient de reculer face aux Kurdes et a notamment perdu un poste frontière important avec Tall Abyad. Mais il progresse ailleurs. Il a tenté une reprise de Kobanê par une opération suicide qui a fait 200 victimes parmi ses habitants. Cependant, les Kurdes de l'YPG ont repris leurs positions et ont réussi à faire la jonction avec une partie plus à l'est. Du coup, les Kurdes de Syrie sont à proximité des Kurdes d'Irak, du PDK, voire en liaison avec eux – ce qui préoccupe beaucoup les Turcs, qui voient là une frontière à peu près tenue entre les forces kurdes, même s'il n'y a pas une grande entente entre l'YPG et le PDK.

La seule solution immédiate serait un processus politique, qui permettrait, sans Bachar al-Assad mais avec les Alaouites et une partie de la structure de ce qui reste lié aux autorités de Damas, de constituer un gouvernement de transition. Cela seul permettrait d'éviter l'extension de Daech. Je rappelle que Bachar al-Assad ne combat pas celui-ci, ce qui n'est pas sans poser de questions – les Russes se demandant par exemple s'il ne faudrait pas trouver une voie de sortie permettant un gouvernement transitoire à même d'agir contre Daech par l'ouest alors que la coalition agit par l'est.

Nous continuons à aider les groupes identifiés comme étant liés à l'armée syrienne libre. Nous avons par ailleurs aidé par des livraisons d'armes les Kurdes syriens au moment des opérations de Kobanê de manière relativement peu visible.

Autre pays qui ne va pas bien : la Libye, où il y a un risque de dérive à la syrienne.

Je rappelle que le gouvernement reconnu par la communauté internationale est à Tobrouk, avec un parlement élu démocratiquement et reconnu par celle-ci, mais dont la légitimité expire au mois d'octobre – de même que le gouvernement qu'il soutient.

Les offensives menées par le général Haftar – autour de l'opération Karama –, qui est lié au gouvernement de Tobrouk et essaie d'atteindre Benghazi, n'aboutissent pas. Les combats se poursuivent avec les extrémistes de cette ville.

À Tripoli, le Congrès n'a pas souhaité se dissoudre au moment de la création du parlement de Tobrouk : il s'estime aussi légitime, de même que le gouvernement situé sur place, qui ne reconnaît pas celui de Tobrouk.

Or, pendant ce temps, Daech s'installe et progresse, avec la prise de l'aéroport de Syrte en mai et de Houra le 5 juin, après des combats avec les milices misraties et celle d'Aube de la Libye. Il est aussi présent à Derna, contrôle près de 200 kilomètres de bande côtière à l'est de Syrte et continue à progresser.

Il y a en ce moment même des réunions au Maroc entre les représentants de Tripoli et de Tobrouk, sur la base d'une quatrième proposition du médiateur des Nations unies, Bernardino León, présentée le 8 juin dernier. Celle-ci pourrait accueillir le soutien des uns et des autres, mais des amendements sont en train d'être déposés. C'est l'urgence.

Les principaux gouvernements, américain et européens, essaient de faire en sorte qu'il y ait un accord sur ce texte, qui nous paraît être une base politique solide, acceptable pour tous et qui nous permettrait d'avoir une action plus sereine. Mais certains n'en veulent pas et pensent qu'il y a une solution militaire, qui est très aléatoire.

On peut penser que l'assassin de Sousse était lié indirectement à des groupes proches de Daech en Libye.

S'agissant des migrations en Méditerranée, il faut distinguer l'action humanitaire – réalisée par Frontex, à laquelle nous participons – et la décision prise fin avril de mener une opération dans le cadre de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC), qui s'appelle EUNAVFOR MED et a été mise en place très rapidement. L'état-major de celle-ci, qui est installé à Rome, est commandé par un amiral italien. La France a, entre autres postes importants, celui d'adjoint au commandant de l'opération, assuré par le contre-amiral Hervé Bléjean.

Cette mission militaire – qu'il ne faut pas confondre avec Frontex, faire du « super Frontex » étant une prime aux migrations – se déroulera en trois temps. D'abord, la mise en commun de l'ensemble du dispositif de renseignement – nous y sommes. Deuxièmement, l'interception en haute mer. Enfin, les opérations dans les eaux territoriales et sur le littoral pour empêcher les passeurs d'agir, ce qui suppose une demande d'intervention des autorités libyennes – qui n'existe pas aujourd'hui, d'où l'intérêt de l'accord proposé par M. León – ou une décision du Conseil de sécurité les autorisant.

Si ce dispositif s'est mis en place vite, en l'absence de possibilité juridique, il risque d'être handicapé.

Il faut se préparer à la sécurisation du gouvernement de transition quand il sera mis en place, avec le soutien des pays voisins, notamment de l'Égypte et de l'Algérie, qui appuient l'initiative de M. León. Car si cette action n'aboutit pas à un processus de désarmement progressif, elle n'aura servi à rien.

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