Intervention de Louis Gautier

Réunion du 8 septembre 2015 à 14h30
Commission des affaires étrangères

Louis Gautier, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale :

Je vous remercie de m'accueillir au cours de la phase initiale de vos travaux d'examen du projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre la France et la Russie mettant fin au contrat sur les bâtiments de projection et de commandement (BPC) de type Mistral. Après avoir remis en perspective la négociation, je reviendrai sur les éléments de contexte, les engagements interétatiques et industriels souscrits avec la Russie, le déroulement de la négociation, la teneur de l'accord, ses conséquences en droit interne et en droit international, ainsi que sur la question des coûts que vous avez évoquée, madame la présidente.

Le 3 septembre 2014, à l'issue d'un conseil de défense et de sécurité nationale, le Président de la République a constaté que les conditions n'étaient pas réunies pour la livraison du premier BPC à la Russie, qui devait intervenir à partir de la mi-octobre, dans la mesure où la situation à l'est de l'Ukraine dégénérait. S'est alors posée assez rapidement la question de l'expertise des conséquences industrielles, économiques, diplomatiques et juridiques, d'abord en franco-français, de la suspension de l'accord. Le 4 décembre 2014, le Premier ministre a confié au secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) un premier mandat : procéder à une instruction interministérielle du dossier. Celle-ci a conclu assez naturellement à la formulation d'une recommandation : rechercher d'ores et déjà à établir un contact et une discussion avec les Russes pour expliquer les conditions de la suspension de l'accord et, dans l'hypothèse où cette décision serait confirmée, celles de la non-livraison des deux BPC. D'autre part, à la suite de cet échange interministériel, il a finalement été décidé de poursuivre la construction du second BPC. Donc, pour répondre à une des questions que vous avez posées, l'interruption de ce contrat n'a pas eu de conséquences industrielles ou économiques, ni pour les entreprises – DCNS et ses deux sous-traitants, STX et CNIM – ni pour le bassin d'emploi.

En janvier 2015, à la suite d'un échange entre le Président de la République et M. Vladimir Poutine, s'est dégagée l'idée de pourparlers sur ce sujet entre la France et la Russie. Les deux présidents ont désigné leurs émissaires pour cette négociation, respectivement le secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale et M. Dimitri Rogozine, vice-président du gouvernement russe. Le choix du SGDSN pouvait s'expliquer par le rôle qu'il avait joué dans l'instruction interministérielle préalable. Il se justifiait aussi du fait des compétences du SGDSN en matière de contrôle des exportations d'armement. La première conséquence du refus de livrer les BPC a d'ailleurs été, en droit interne, la suspension de la délivrance des licences d'exportation. La désignation d'émissaires ad hoc répondait à la volonté de distinguer cette négociation d'autres dossiers diplomatiques importants sur lesquels nous étions en discussion avec la Russie, non seulement les pourparlers concernant la situation dans l'est de l'Ukraine, mais aussi, entre autres, le dossier iranien. Compte tenu des enjeux et des défis internationaux auxquels nous étions confrontés, ces dossiers exigeaient d'être traités sans interférence avec la question particulière des BPC, que nous avons en quelque sorte mise de côté.

Je rappelle le contexte international et diplomatique dans lequel est intervenue la décision de ne pas livrer ces bateaux : l'annexion de la Crimée en mars 2014, la poursuite des affrontements dans le Donbass, le lancement de pourparlers sur ce sujet à l'été dans le format « Normandie », la destruction en vol du Boeing de la Malaysia Airlines, les premiers résultats des discussions avec le protocole de Minsk en septembre 2014, dont on sait que l'application n'a commencé à être effective qu'à partir de février 2015. Par ailleurs, l'Union européenne a alors pris une série de décisions, dont un embargo sur les ventes d'armes et de biens à double usage. Décidé à la fin du mois de juillet 2014, celui-ci ne s'est appliqué qu'à partir du 1er août 2014 et, donc, juridiquement, ne concernait pas les contrats signés antérieurement. Mais, politiquement, il pesait de manière très forte, compte tenu notamment de la position commune que nous avions prise avec nos partenaires et alliés sur la crise ukrainienne. Je rappelle que cet embargo s'impose encore et qu'il en est tenu compte dans toutes les décisions sur des demandes d'exportation vers la Russie.

Quels étaient les engagements contractuels et interétatiques ? Pour la fabrication des deux BPC, un contrat avait été conclu entre DCNS et un homologue industriel russe, Rosoboronexport (ROE), pour un montant initial de 1,12 milliard d'euros, assez vite porté à 1,2 milliard du fait de commandes accessoires, notamment de chalands de débarquement. Cet accord industriel était adossé à des engagements interétatiques : un accord intergouvernemental signé le 25 janvier 2011 et une lettre de confort du Premier ministre de juin 2011. Ces engagements visaient surtout à consolider une série d'accords réciproques courants dans de tels projets de coopération, notamment des autorisations, ainsi que des exonérations fiscales et douanières. Ils créaient à la charge de l'État français une série de garanties de bonne fin, notamment dans le transfert de la technologie et des équipements qui devaient être fournis à la Russie. S'agissant de la lettre de confort, elle indiquait que le gouvernement français « mettrait tout en oeuvre » pour que DCNS respecte ses engagements, y compris en matière de paiements et d'éventuels remboursements ou pénalités. C'est sur le fondement du contrat de 1,2 milliard d'euros et des garanties données par les engagements interétatiques que les Russes ont établi leur première approche de négociation.

Afin d'être le plus clair possible, je reviens en arrière pour expliquer la succession des décisions du point de vue juridique. Dès lors que les accords intergouvernementaux ne comprenaient aucune clause dont nous aurions pu exciper, prévoyant, par exemple, une inexécution automatique du contrat en cas de dégradation du contexte international ou au vu des circonstances, nous ne pouvions nous appuyer sur ces accords pour ne pas exécuter le contrat. Dans ces conditions, le refus opposé à l'industriel d'exporter ces bâtiments constituait le fait générateur du sinistre industriel et pouvait créer un préjudice que l'État français devait indemniser. Dans le cas du premier BPC, ce refus a été implicite, l'absence de réponse pendant neuf mois à une demande de licence d'exportation valant rejet. La demande d'autorisation ayant été déposée le 24 septembre 2014, l'échéance tombait le 25 juin 2015, ce qui vous permet de comprendre quel était notre calendrier de négociation. Dans le cas du second BPC, la livraison a été refusée de manière explicite, peu avant la signature des accords.

En l'état de la situation internationale, des engagements entre les parties et du droit interne en matière de la délivrance des licences d'exportation, quels étaient les contentieux prévisibles en cas de rupture du contrat ? L'accord intergouvernemental prévoyait un arbitrage international à l'issue de six mois de pourparlers infructueux. D'autre part, le contrat industriel conclu entre DCNS et ROE prévoyait le déclenchement automatique d'un arbitrage au bout de douze à quatorze mois après la naissance d'un différend ou la notification par l'industriel français d'un acte expliquant pourquoi il n'était pas en mesure d'exécuter le contrat – cas de figure dans lequel il aurait invoqué la force majeure pour être indemnisé par la COFACE. Notre pays était donc confronté au risque d'un double arbitrage international, portant l'un sur l'inexécution par la France des engagements interétatiques qu'elle avait souscrits, l'autre sur l'inexécution par DCNS du contrat industriel qu'elle avait passé avec ROE. D'ores-et-déjà, DCNS s'exposait au risque de devoir payer à son cocontractant russe des pénalités qui s'élevaient à 0,2 % du montant des lots en retard par semaine, dans la limite de 5 % du montant total de ces lots. Du point de vue juridique, notre position ab initio n'était donc pas favorable. Dans les conditions diplomatiques et internationales que j'ai rappelées, la résiliation amiable était la solution qui s'imposait. Le Président Hollande et le Président Poutine en sont alors convenus.

Pourquoi les Russes ont-ils, eux aussi, préféré cette solution ? Sans doute pour les mêmes raisons que l'État français, à savoir éviter de s'exposer à deux contentieux longs et coûteux. Dans la mesure où ils souhaitaient conserver un rapport de partenariat avec la France ou, en tout cas, faire en sorte que celle-ci reste un interlocuteur possible, ils avaient plutôt intérêt à ce que cette question soit résolue et ne vienne pas interférer avec le reste des relations diplomatiques avec notre pays. Enfin, ainsi que l'ont montré les conditions qu'ils ont exposées par la suite au cours de la négociation, ils recherchaient plutôt un paiement immédiat. Or celui-ci aurait pu être différé longtemps, les procédures d'arbitrage pouvant être longues du fait non seulement du travail des arbitres, mais aussi des parties en cause, qui peuvent jouer de la procédure en apportant des éléments au dossier.

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