Intervention de Vincent Michelot

Réunion du 5 décembre 2012 à 9h30
Commission des affaires étrangères

Vincent Michelot, directeur des relations internationales à Sciences-Po Lyon :

Mesdames, messieurs les députés, permettez-moi d'abord de vous dire combien Sciences-Po Lyon est honoré de votre invitation. Plutôt spécialisé dans le domaine de la politique intérieure, je prendrai la parole le premier pour vous indiquer les conséquences de l'élection de Barack Obama sur la gouvernance aux États-Unis jusqu'à l'élection de mi-mandat en 2014, qui déterminera véritablement les enjeux et moyens de l'élection présidentielle de 2016, que les républicains considèrent comme la véritable échéance pour la reconquête de la Maison blanche.

L'élection de novembre dernier s'est révélée assez paradoxale. La campagne a été extrêmement longue, puisqu'elle s'est déroulée sur plus d'une année, et onéreuse. Son coût s'est élevé à environ 6 milliards de dollars, à raison d'un peu plus d'un milliard de dollars levé par chacun des deux candidats, le reste constituant les moyens mobilisés pour les élections législatives et locales. Moyennant quoi, à l'issue de cette campagne, le paysage institutionnel est exactement identique à celui qui précédait l'élection, à savoir un Président démocrate, une Chambre des représentants à majorité républicaine et un Sénat à majorité démocrate. Tout cela pour ça, pourrait-on dire ; pas vraiment, dans la mesure où des équilibres fragiles ont été déplacés.

D'abord, le Président des États-Unis se retrouve aujourd'hui dans une situation assez étrange. Il a été confortablement réélu puisque, sur les dix États véritablement en jeu – les quarante autres étant acquis à l'un ou l'autre des deux candidats –, neuf ont basculé dans le camp démocrate. Pourtant, tous les observateurs politiques le notent, c'est la première fois qu'un président des États-Unis est réélu avec moins de voix qu'il n'en avait obtenu lors de sa première élection. Autre aspect assez exceptionnel de la situation, il est le seul dirigeant du monde occidental à avoir survécu à une élection dans un contexte de crise, avec toutefois un effet peu significatif sur les élections législatives. Barack Obama n'a pas véritablement contribué à faire gagner les démocrates au Congrès. Si ceux-ci ont emporté deux sièges supplémentaires au Sénat, ce n'est absolument pas grâce à la qualité de leurs candidats, mais à cause de candidats totalement décalés, stupides et inexpérimentés qu'un processus de primaires au sein du parti républicain a conduit à désigner. Le consensus est absolu pour convenir que le Tea Party Movement a pesé de telle manière que les républicains ont perdu au Sénat trois sièges en 2010 et deux sièges en 2012. S'ils les avaient conservés, les républicains auraient au moins cinq sénateurs de plus et on serait à 50-50 au lieu de 55-45. On voit là comment la capacité d'un mouvement au sein du parti républicain de capter totalement le système des primaires dans un certain nombre d'États a déplacé le curseur politique au Sénat en particulier.

Si la victoire de Barack Obama est nette, la participation à l'élection a accusé une baisse. Ainsi, le candidat républicain Mitt Romney a obtenu moins de suffrages que n'avaient obtenus les précédents candidats perdants John McCain en 2008 et John Kerry en 2004. Dans les rangs démocrates, des grommellements se font entendre reprochant à Barack Obama de n'avoir pas soutenu les candidats démocrates à la Chambre. De fait, dès le départ, le parti avait fait le choix très clair de préserver la majorité démocrate au Sénat compte tenu du très faible espoir de reconquérir la majorité à la Chambre des représentants. Aucun moyen n'y a donc été consacré. On observe que de nombreux élus démocrates sont mieux élus dans leur circonscription que Barack Obama, ce qui était déjà le cas en 2008. De ce fait, ils bénéficient, d'une certaine indépendance par rapport au Président. De véritables réticences s'expriment dans le groupe démocrate à la Chambre des représentants, dans la mesure où l'effet de sillage du Président Obama, déjà extrêmement limité en 2008, l'a été encore plus, sinon nul, en 2012. Pour ces élus, Barack Obama est responsable de la débâcle de 2010, lorsqu'ils ont été battus non parce qu'ils avaient mal fait leur travail mais parce qu'ils étaient les candidats de son parti.

De tels éléments laissent augurer que le parti démocrate devra faire montre d'une unité rendue nécessaire par la faible majorité au Sénat et la faible minorité à la Chambre des représentants, mais qu'il sera, en même temps, parcouru de dissensions, de tensions entre l'exécutif et le législatif. L'histoire politique des États-Unis a montré qu'il n'est jamais bon pour un président de n'être pas complètement en articulation avec son groupe parlementaire. Ce fut une catastrophe pour Jimmy Carter, alors que, à l'inverse, la parfaite articulation de George Bush fils avec son groupe parlementaire a permis très efficacement au parti républicain, même en étant minoritaire pendant la période 2007-2008, de bloquer de nombreuses initiatives de la part du parti démocrate.

Les quelques modifications qui sont intervenues à la marge sont, malgré tout, importantes. Avoir regagné deux sièges au Sénat permet aujourd'hui aux démocrates de s'approcher, avec cinquante-cinq sièges, du chiffre magique de soixante même s'ils en sont encore loin. Soixante, c'est le nombre de sièges qui permet de mettre fin à la procédure d'obstruction parlementaire, dite flibuste, qui donne à tout sénateur la possibilité de bloquer totalement le processus législatif au Sénat en parlant indéfiniment. Étrangement, c'est une des raisons pour lesquelles il est peu probable que John Kerry soit le prochain secrétaire d'État. John Kerry est, en effet, actuellement sénateur du Massachusetts et président de l'équivalent de votre commission au Sénat. Sa nomination à la fonction de secrétaire d'État entraînerait sa démission et une nouvelle élection partielle, que le sénateur républicain sortant, Scott Brown, largement battu par Elizabeth Warren, aurait de très bonnes chances d'emporter puisque les démocrates n'ont pas d'autre très bon candidat à présenter en face.

L'éventualité de perdre un siège au Sénat quand il faut à tout prix se rapprocher du chiffre magique de soixante est un argument en faveur de la nomination de Susan Rice au Département d'État. D'autant qu'il y a une grande proximité, à la fois intellectuelle et fonctionnelle, entre elle et le Président Obama, celle-ci faisant partie de son équipe depuis toujours. John Kerry, pour sa part, a plus un statut de mentor puisque c'est lui qui a fait monter Barack Obama sur la scène politique américaine lors de la convention démocrate en 2004. Son ancienneté et son titre de président de la commission des affaires étrangères au Sénat lui conféreraient, au département des affaires étrangères américaines, une autonomie bien plus grande qu'à Susan Rice. La presse s'en est peu fait l'écho mais il est primordial, pour leur projection dans le monde, que les États-Unis puissent avoir le visage d'une femme afro-américaine. Face à John Kerry, qui est l'archétype du patricien de Nouvelle-Angleterre, le représentant des vieilles familles qu'on désignait, du temps des Kennedy, sous le nom de « Brahmanes de Boston », une femme afro-américaine, une intellectuelle ayant mené toute sa vie et sa carrière à Washington qui incarnerait le nouveau visage de la politique étrangère des États-Unis constituerait un symbole important.

L'administration Obama est aujourd'hui confrontée à plusieurs défis. Le premier est la dette, qui s'élève actuellement à 16,369 billions de dollars. Très probablement, entre le 15 février et le 15 mars, le plafond de cette dette devra être relevé, ce qui viendra se combiner avec l'approche de ce qu'on appelle la falaise fiscale ou la falaise budgétaire. L'histoire de cette falaise budgétaire est assez triste pour des parlementaires puisqu'elle est liée à l'état de dysfonctionnement total du processus budgétaire au sein du Congrès des États-Unis. Les ouvrages qui traitent de la question portent des titres particulièrement sinistres, le dernier en date étant It's even worse than you think – C'est encore pire que ce que vous pensez. Un tel processus de coupes budgétaires automatiques du budget existe aujourd'hui parce que, devant l'incapacité des partis de se mettre d'accord au cours du processus budgétaire traditionnel, ont été nommées successivement deux super-commissions qui ont toutes deux débouché sur un échec. Le processus automatique finalement mis en place est assez simple : 100 milliards de dollars de coupes vont affecter divers budgets, dont celui de la défense à hauteur de 25 %, et 400 milliards de hausses d'impôts vont être décidées, essentiellement à travers la suppression des baisses d'impôt temporaires qui avaient été mises en place par l'administration Bush en 2001 et qui ne peuvent pas être pérennisées sans un accord explicite du Congrès. Ainsi, l'alternativeminimum tax, qui est une forme d'impôt parallèle corrigeant les effets négatifs ou indus de l'impôt sur le revenu, risque de coûter un impôt moyen de 3 700 dollars par an et par foyer fiscal à la quasi-totalité des classes moyennes américaines. L'augmentation des impôts est donc extrêmement sensible.

Deux propositions très différentes sont en présence. D'un côté, les démocrates préconisent de pérenniser les baisses d'impôt pour toutes les classes moyennes, à l'exception des classes moyennes très supérieures, c'est-à-dire les foyers fiscaux disposant d'un revenu annuel supérieur à 250 000 dollars. Finalement, il s'agit de protéger 98 % des foyers américains en maintenant un impôt stable et d'augmenter les impôts pour les 2 % de foyers les plus aisés. D'un autre côté, la proposition des républicains est entièrement fondée sur des coupes budgétaires avec zéro source de revenu supplémentaire, dans la mesure où des baisses affecteraient les programmes sociaux, en particulier Medicare et Medicaid, qui protègent les personnes de plus de soixante-cinq ans et celles qui vivent en dessous du seuil de pauvreté. Plutôt que d'augmenter l'âge de la retraite ou le moment où l'on peut commencer à toucher une retraite ou à bénéficier de programmes d'assurance maladie, Barack Obama négocie avec les grandes compagnies pharmaceutiques pour étendre un système d'achat préférentiel des médicaments, extrêmement efficace pour maintenir des coûts de santé relativement bas pour une certaine partie de la population, qui permettrait de réduire de 400 milliards de dollars les coûts du Medicare et du Medicaid.

Le parti républicain est aujourd'hui dans une situation assez tendue mais pas catastrophique. Il a, certes, perdu une élection de manière très nette, mais il dispose de ressources non négligeables avec trente-trois gouverneurs sur cinquante États et un personnel politique de très grande qualité, moins cependant au Congrès que dans les États. C'est aujourd'hui vers les gouverneurs des États que les républicains se tournent pour trouver leur avenir.

À part le débat budgétaire, qui va occuper l'ensemble de l'espace politique aux États-Unis dans les semaines à venir, seule une réforme de l'immigration peut constituer un grand projet structurant le deuxième mandat du Président Obama. Les États-Unis, qui sont un pays d'immigration, vivent aujourd'hui sous un régime légal de l'immigration qui date de 1965, et qui est donc totalement obsolète malgré quelques aménagements. C'est le grand défi. S'il n'est pas relevé, on aura, comme c'est très souvent le cas d'un deuxième mandat, une présidence dite réglementaire. Le premier mandat du Président Obama a été consacré à faire adopter deux lois extrêmement complexes, la réforme de la santé et la réforme de Wall Street, qui sont aujourd'hui pour ainsi dire virtuelles et ont besoin d'être mises en place. Par exemple, l'essentiel des dispositions de la nouvelle réforme de la santé sera appliqué à partir de 2014, voire 2015. En attendant, un mécano extrêmement complexe et pratique est en train d'être échafaudé à travers la mise en place, dans chacun des cinquante États, de bourses de l'assurance maladie, au sens de stock exchanges, où seront mises en concurrence les entreprises du secteur de manière à faire baisser le coût de l'assurance maladie. Compte tenu de l'ampleur de la tâche, le processus est extrêmement lent.

De la même manière, la loi Dodd-Frank de réforme de Wall Street est extrêmement complexe et son efficacité dépendra des crédits qui seront alloués à la nouvelle agence de protection des consommateurs. Qui sera nommé à la tête de cette agence ? De quels crédits disposera-t-elle ? Quelle sera son efficacité en termes de réglementation ? L'application de la loi aux États-Unis passant de plus en plus par des agences d'État, c'est-à-dire qu'il y a un déplacement du Congrès vers les agences d'État, il y a, là aussi, un défi à relever.

De mon point de vue, les quatre prochaines années verront se dérouler une présidence réglementaire qui se concentrera d'abord sur la question fiscale, puis engagera sans doute la grande réforme de l'immigration et consolidera le bloc réforme de Wall Street et mise en place de l'assurance santé. Comme toujours dans les seconds mandats, sauf si le sien est frappé de la traditionnelle malédiction qui s'y attache souvent, le Président pivotera de l'intérieur vers l'extérieur, car c'est ce qui décide de l'entrée dans les livres d'histoire d'un président des États-Unis. Puisque la politique étrangère est le domaine de compétences de Mme de Hoop Scheffer, je lui laisse la parole.

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