Intervention de Alexandra de Hoop Scheffer

Réunion du 5 décembre 2012 à 9h30
Commission des affaires étrangères

Alexandra de Hoop Scheffer, directrice du German Marshall Fund of the United States :

Mesdames, messieurs les députés, pour moi aussi, c'est un honneur et un grand plaisir d'intervenir devant vous ce matin. Comme Mme la présidente l'a souligné, le Président Obama est confronté, pour son deuxième mandat, à des défis économiques et géostratégiques de court et de moyen terme avec les dossiers de l'Iran, de la Syrie et, à l'horizon de 2014, de l'Afghanistan et du Pakistan, dont on parle de moins en moins alors que ce sont des sujets de politique étrangère parmi les plus importants ; des défis liés à des échéances électorales importantes en Israël et en Iran, en 2013 ; des défis de plus long terme sur lesquels Barack Obama semble vouloir mettre l'accent en début de mandat pour démontrer que son fameux pivot vers l'Asie est une réalité. Tout l'enjeu est d'articuler ces défis de court, moyen et long terme.

Permettez-moi, avant d'entrer dans le vif du sujet, de présenter le think tank américain dont je dirige le bureau de Paris et dont le nom peut paraître intrigant. Le German Marshall Fund of the United States a pour fonction principale de renforcer le dialogue et la coopération entre Américains et Européens, tant les responsables politiques que les experts du monde de la recherche ou des médias, sur les grands enjeux nationaux, régionaux et internationaux, aussi bien pour les États-Unis que pour l'Union européenne.

Par rapport à son premier mandat, Barack Obama ne devrait pas apporter de grands changements dans sa politique étrangère. Il s'attachera plutôt à mettre en oeuvre ce qu'il a engagé au cours de ses quatre premières années au pouvoir, à savoir une politique que je qualifierais de double rééquilibrage. Rééquilibrage des priorités géostratégiques américaines, d'abord. Tous les discours de politique étrangère prononcés par le Président lui-même et son administration, comme sa première tournée en Asie, montrent une véritable volonté de Barack Obama de se réengager en Asie. Ce pivot vers l'Asie s'accompagne d'une révision de la posture stratégique des États-Unis dans le monde, sous-tendue notamment par l'idée qu'il faut se désengager de manière responsable de la région du Moyen-Orient. D'autant, et c'est une donnée à ne pas négliger, que les États-Unis seront de moins en moins dépendants du pétrole de la région. Toutefois, les événements du Moyen-Orient ne facilitent pas ce pivot, la région ayant une forte capacité de happer les États-Unis et de solliciter leur investissement. On peut légitimement se demander si la situation en Iran et en Israël-Palestine ainsi que les conséquences des printemps arabes ne sont pas susceptibles de ralentir le mouvement stratégique des États-Unis vers l'Asie.

Le rééquilibrage portera également sur les instruments de la politique étrangère américaine, qui faisaient déjà l'objet de toute l'attention de Barack Obama au cours de son premier mandat. Sortir du tout militaire est un dessein dont il a fait la démonstration en se retirant d'Irak, en accélérant la transition en Afghanistan et en s'engageant en Libye de manière non massive et sans se poser comme leader dans les opérations militaires, toutes façons de repenser l'usage des instruments de politique étrangère. L'accent est davantage mis sur les outils économiques et diplomatiques. À cet égard, la secrétaire d'État Hillary Clinton avait souligné, au cours du premier mandat, la place que devait occuper l'économie au coeur de la politique étrangère américaine, promouvant le concept d'Economic Statecraft, littéralement « diplomatie de l'économie ». Son premier discours de politique étrangère en novembre 2012 était axé sur l'importance de la puissance de l'économie comme vecteur de leadership à l'international. L'accent sera aussi mis de manière plus prononcée sur les accords de libre-échange, dans la région asiatique mais aussi avec l'Union européenne, ainsi que sur les solutions économiques pour répondre à des défis stratégiques (Iran).

Deuxième élément de rééquilibrage des instruments de politique étrangère, la fermeture de la parenthèse de la guerre contre le terrorisme ouverte après le 11 septembre 2001. Là aussi, Barack Obama souhaite se distancier de ces grands engagements militaires à l'étranger ou des opérations dites de nation building, de reconstruction après conflit. De plus en plus, il opte pour des approches plus indirectes de la guerre ou de l'usage de la force en général. Si les Américains sont censés réduire leur budget de défense, il en est un qui, en son sein, ne cesse de croître, c'est celui des forces spéciales : aujourd'hui au nombre de 64 000, elles devraient atteindre 72 000 en 2017. Dans ce renouvellement de la pensée stratégique et de l'usage de la force, on distingue aussi le recours croissant aux drones ainsi que l'accentuation de la formation des forces de sécurité étrangères, notamment dans une optique de lutte contre le terrorisme. Le renforcement des capacités des forces étrangères est la priorité dans le cadre de la transition et du post-2014 en Afghanistan, mais aussi dans d'autres régions, comme le Yémen ou d'autres pays aux prises avec le terrorisme.

Dans sa manière de redéfinir le leadership américain, Barack Obama cherche de plus en plus à s'appuyer sur les alliances, non seulement avec l'allié traditionnel qu'est l'Europe et vis-à-vis de laquelle je ne vois pas de désintérêt croissant, bien au contraire, mais aussi en étant enclin à déléguer, dans certains théâtres d'opération ou certaines situations de crise, le leadership à d'autres acteurs, notamment régionaux. Les Américains ne sont plus prêts à investir partout des moyens financiers et militaires, surtout dans les régions où Washington n'a pas d'intérêts considérés comme vitaux. D'où la notion de leadership from behind the scenes, c'est-à-dire en coulisse, expression que les responsables américains préfèrent à celle moins flatteuse de leadership from behind.

Les implications pour l'Europe de cette redéfinition du leadership américain et de ce réengagement vers l'Asie transparaissent dans le discours prononcé par Hillary Clinton, le 29 novembre 2012, qui appelait à un renouveau du partenariat transatlantique États-Unis-Europe. Notre pivot vers l'Asie, disait-elle, n'est pas une prise de distance par rapport à l'Europe. Au contraire, nous souhaitons que l'Europe s'engage plus en Asie, avec nous, pour percevoir la région non pas seulement comme un marché, mais comme une zone d'engagement stratégique commun. Reste à savoir si cela se traduira dans les actes. En tout cas, j'ai perçu de mes derniers échanges avec des responsables du Pentagone et du Département d'État qu'il y a une vraie volonté d'engager un dialogue avec les Européens, tant sur l'Asie que sur d'autres sujets. Le contexte de crise économique rend d'autant plus importants et urgents la coopération et le dialogue transatlantiques.

En matière de politique étrangère, l'héritage que Barack Obama laissera à l'issue de son second mandat ne sera sans doute pas considérable s'agissant du dossier israélo-palestinien, dans lequel il est doublement court-circuité, par Benjamin Netanyahu qui ne l'écoute absolument pas, d'un côté, et par Mahmoud Abbas qui fait directement appel à l'ONU, de l'autre côté. Il ne le sera pas plus s'agissant de la Syrie ou d'autres problématiques, comme le changement climatique, qui ne sont dorénavant plus des priorités pour l'administration américaine.

Sur le plan intérieur, Barack Obama semble devoir faire face à un Congrès et à un Sénat, même à majorité démocrate, plus féroces sur les dossiers de politique étrangère. Nombreux sont les élus à estimer que la politique de la main tendue testée dans plusieurs régions du monde n'a pas produit les résultats souhaités. Sur certains dossiers, on le voit très nettement depuis début novembre, le Congrès, démocrates compris, pousse la Maison blanche à adopter une position beaucoup plus musclée tant vis-à-vis de la Russie s'agissant des droits de l'homme, que de l'Iran et du renforcement des sanctions ou de la Syrie. Une tendance se précise aussi pour conditionner davantage l'aide américaine accordée à l'Égypte, au Pakistan ou à l'Autorité palestinienne, d'autant plus si celle-ci envisage de poursuivre Israël devant la Cour pénale internationale. Tous ces sujets sont poussés de manière plus agressive au sein du Congrès et la pression est telle que la Maison blanche pourrait céder sur certains aspects.

L'héritage qu'Obama voudra laisser est sans doute cette stratégie de rééquilibrage vers l'Asie, qui ne signifie pas pour autant la négligence de l'Europe, je vais y revenir. Avec le voyage de Barack Obama et les déplacements de la secrétaire d'État Hillary Clinton et du secrétaire à la défense Leon Panetta en tournée asiatique quelques jours après la réélection du Président, l'administration Obama a voulu envoyer un signal très fort. Le 15 novembre dernier, à la veille du déplacement de Barack Obama en Asie, Thomas Donilon, son conseiller pour la sécurité nationale au sein du National Security Council, a fait un discours très important dont on a peut-être sous-estimé la dimension et la portée alors qu'il posait le principe fondateur de ce qu'il souhaiterait être l'héritage de la politique étrangère de Barack Obama : reconnaissant le déséquilibre de la projection américaine dans le monde, trop présente au Moyen-Orient et pas assez en Asie et dans le Pacifique, il s'ancrait dans le principe que les États-Unis sont une puissance du Pacifique dont les intérêts sont inextricablement liés à l'ordre économique, sécuritaire et politique asiatique, concluant que « la réussite de l'Amérique au XXIe siècle est liée à la réussite de l'Asie ».

La politique est un peu la même pour tout le monde : il s'agit de bénéficier de la croissance chinoise mais aussi de limiter les perspectives de domination de la Chine dans la région et surtout les risques sécuritaires qu'elle pourrait présenter dans son voisinage immédiat. Étrangement, alors que la perspective de rééquilibrage semblait devoir l'emporter, la notion de pivot est revenue dans les discours, et Barack Obama s'attache à montrer qu'il ne s'agit pas d'un pivot purement militaire. Au contraire, il insiste beaucoup sur les volets économique et diplomatique, en défendant le renforcement de l'architecture économique régionale, en réinvestissant les organisations asiatiques, en promouvant le TransPacific Partnership à travers un accord de libre-échange. Plus présente sous l'administration Bush, l'idée tend à se développer qu'on ne pourra pas rester dans une relation bilatérale États-Unis-Chine et qu'il faudra créer avec l'Inde une coopération sur laquelle l'administration Obama va sans doute mettre davantage l'accent par rapport à son premier mandat.

Vis-à-vis de l'Europe, je ne ressens pas, de la part de Washington, le désintérêt politique et militaire dont on croit être victime ici. Au contraire, les Européens bénéficient enfin d'une certaine indépendance stratégique dont ils seraient bien inspirés de profiter, en tout cas, c'est ce que les Américains attendent. Les États-Unis recherchent en l'Europe, même si la discussion peut paraître compliquée au regard de leurs intérêts différents vis-à-vis de l'Asie, un partenaire pour les accompagner dans ce pivot vers l'Asie, Hillary Clinton l'a dit de manière très claire. Je pense même qu'ils trouvent en la France, peut-être plus qu'en la Grande-Bretagne ou en l'Allemagne, un partenaire naturel vers lequel se tourner sur les questions stratégiques. Il me paraît donc plus pertinent de s'interroger sur la réponse à apporter à cet appel américain à la prise de responsabilité sécuritaire. La Libye n'est pas une exception mais plutôt un précurseur de la manière dont les Américains vont continuer à solliciter les Européens sur leurs responsabilités stratégiques en Afrique du Nord. Dans la région du Caucase et dans les Balkans comme en Afrique du Nord, Washington délègue déjà à ses alliés européens.

Si cette tendance qui façonne le partenariat stratégique transatlantique n'est pas nouvelle, elle va aller en s'accentuant en raison de son caractère pragmatique et flexible. De plus en plus, des coalitions dites of the willing, entre des pays européens et les Américains vont se former pour répondre à certains enjeux stratégiques, comme ce fut le cas en Libye et comme c'est déjà le cas en Somalie. C'est ainsi que, de manière ponctuelle sur certains dossiers de politique étrangère, les Américains vont continuer à apporter leur soutien aux Européens.

On a vu, sur le dossier de la Syrie, mais également en Libye, que l'administration Obama se montre de plus en plus attentive à intégrer plus d'acteurs régionaux dans la phase décisionnelle, notamment au Moyen-Orient, pour « désoccidentaliser » les interventions. En Libye, plusieurs couches de légitimation, de la Ligue arabe à l'ONU, ont été sollicitées tout au long du processus avant de prendre la décision de rejoindre la coalition tirée par la France et la Grande-Bretagne. C'est une démarche que Barack Obama devrait conforter.

Un dernier mot sur l'état de la relation transatlantique. Le rapport que le German Marshall Fund of the United States publie chaque année, intitulé Transatlantic Trends, vous a été distribué. Il est frappant de constater, cette année en particulier, que dans le contexte de crise économique et d'instabilité internationale, les opinions américaines et européennes souhaitent, dans les affaires internationales, un leadership fort des États-Unis et de l'Union européenne, qu'elles considèrent comme des partenaires beaucoup plus proches du point de vue des intérêts et des valeurs que l'Asie, ce qui n'était pas le cas l'année dernière. Je vous remercie de votre attention.

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