Intervention de Alexandra de Hoop Scheffer

Réunion du 5 décembre 2012 à 9h30
Commission des affaires étrangères

Alexandra de Hoop Scheffer, directrice du German Marshall Fund of the United States :

La Turquie a effectivement été un sujet de discorde entre l'administration Obama et les Européens. S'étant inscrit au départ dans la poursuite de la politique des précédentes administrations américaines, Obama s'est très rapidement rendu compte que c'était là une ligne rouge à ne pas franchir pour ses alliés européens. Quant à leur coopération avec la Turquie sur certains dossiers de politique étrangère, les Américains avaient beaucoup parié sur un allié turc jouant le rôle d'un pont entre l'Orient et l'Occident, notamment dans le contexte des révolutions arabes. Ce relais n'a pas joué comme Obama l'espérait, tout simplement parce que la Turquie n'a pas les mêmes intérêts que les États-Unis dans la région, non plus que la capacité d'influence, comme on a pu le voir avec le régime syrien. Finalement, la volonté de régionaliser les crises n'a pas fonctionné au Moyen-Orient alors que c'était précisément ce qu'aurait souhaité Obama pour limiter l'implication américaine. On en arrive toujours à l'internationalisation des conflits, avec, dans le cas de la Syrie, le déploiement prochain de missiles Patriot à la frontière turque.

Sur le dossier israélo-palestinien, le Président Obama avait effectivement commencé son mandat, en affirmant son intention de s'engager dans le processus de paix. Il a sans doute commis une erreur stratégique en demandant le gel des colonisations israéliennes sans être sûr de les obtenir. De fait, dès septembre 2009, Hillary Clinton prononçait un discours dont les termes ne faisaient plus de ce gel une précondition à des pourparlers de paix, signifiant un revirement total en l'espace de quelques mois. Le seul et unique veto posé par l'administration Obama au cours de son premier mandat concernait un projet de résolution au Conseil de sécurité de l'ONU en février 2011, soutenu par quatorze membres, dont la France, la Grande-Bretagne et l'Allemagne, qui condamnait les colonisations israéliennes. Sa politique s'est donc rapidement retrouvée dans l'impasse et son influence réduite à néant. On voit d'ailleurs aujourd'hui qu'il n'a plus du tout l'oreille de Benjamin Netanyahu pas plus que celle de Mahmoud Abbas. Dans ce dossier, l'impasse est totale. Je ne vois pas comment les choses pourraient évoluer, surtout si les élections de janvier renforcent Netanyahu.

S'agissant de la Syrie, si des preuves concrètes existent que le régime de Bachar el-Assad utilise des armes chimiques contre sa propre population, il y aura effectivement des projets très sérieux d'intervention. Ce n'est pas nouveau, le Pentagone réfléchit depuis presque un an à des plans d'intervention, sous la forme des contingency plans. Le format serait, me semble-t-il, très similaire à celui déployé en Libye et mettrait en oeuvre un cadre de légitimation régional et international, le Président des États-Unis ne souhaitant absolument pas agir unilatéralement dans une opération de regime change à l'irakienne dans cette région du monde. L'implication de la Turquie, du Qatar et de l'Arabie Saoudite ainsi que de l'ONU, d'un noyau de coalition européenne et du leadership américain, avec peut-être un parapluie otanien, serait sans doute le format ad hoc le plus facile à mettre en place.

Vis-à-vis de l'Iran, on peut penser qu'Obama continuera une politique de double prévention jusqu'au délai accordé par Benjamin Netanyahu de l'été 2013. Prévention contre les frappes israéliennes, d'une part, qui serait un scénario cauchemar pour l'administration Obama, laquelle serait alors contrainte de s'engager aux côtés de son allié israélien et se retrouverait ainsi dans une situation très embarrassante. Prévention contre la détention de la bombe nucléaire par l'Iran, d'autre part. Si tel était le cas, les Américains ont très clairement signifié que toutes les options étaient sur la table, y compris l'option militaire. Le dossier iranien est assez ambigu, car il est sans doute celui qui présente, pour les États-Unis comme pour nous, le plus de risques militaires mais aussi le plus de possibilités d'ouverture diplomatique. C'est ce levier que Barack Obama cherchera à pousser d'ici à l'été 2013.

Les sujets de l'énergie et de l'environnement étaient, il est vrai, totalement absents de la campagne présidentielle. Pourtant, ils vont prendre de plus en plus d'importance, et d'abord pour les États-Unis eux-mêmes qui deviendront indépendants d'ici 2020, voire exportateurs de pétrole d'ici à 2030. La révolution énergétique qu'ils vont connaître demain aura des implications géopolitiques, pas seulement pour les Américains et les Européens, mais aussi pour les Russes et le Moyen-Orient. Il faudra en surveiller l'évolution avec d'autant plus d'attention que la Chine s'engage de plus en plus dans cette région qui est dépendante de ses propres ressources naturelles.

Quant à l'Alliance atlantique, l'administration Obama, mais ce n'est pas nouveau, oeuvre à la promotion d'une « OTAN globale » ou plutôt d'une OTAN dotée de « partenaires globaux ». Elle va tenter d'institutionnaliser davantage les relations avec des partenaires extra-européens, tels l'Australie, la Corée du Sud ou le Japon, qui contribuent de manière importante à des opérations de l'OTAN, en les associant encore plus étroitement. Cela ne veut pas dire pour autant que l'Europe sera négligée. Je dirais même que le pivot stratégique américain vers l'Asie dépend en très grande partie de la capacité des Européens à assumer leurs responsabilités stratégiques dans leur voisinage est-européen et méditerranéen. Ce sujet doit faire l'objet d'une réflexion au sein de l'Union européenne mais aussi avec nos partenaires américains. La German Marshall Fund of the United States anime et soutient toutes sortes d'initiatives et de groupes de travail à travers lesquels tentent de se nouer des dialogues très francs entre Européens et Américains sur tous ces enjeux stratégiques. Ces enjeux, c'est maintenant qu'il faut y réfléchir ensemble et les anticiper, et il ne faut pas prétexter la crise économique pour s'y dérober. Cela demande tout un travail et, d'après les contacts que j'ai avec mes collègues de Washington, il y a une vraie ouverture du côté américain. Je suis peut-être trop optimiste mais je crois profondément que le pivot vers l'Asie est l'occasion d'écrire un nouveau chapitre de la coopération transatlantique en matière de sécurité et de défense, et qu'il faudra le nourrir d'un dialogue très franc sur la contribution que chacun peut apporter.

Chaque crise économique ou géopolitique apporte sa prédiction du déclin de la puissance américaine. Je n'accorde pas de crédit à cette thèse. S'il y a déclin, c'est par rapport à l'émergence ou la réémergence de certaines puissances, notamment en Asie. Mais comme le dit l'expression anglaise, the rise of the rest ne veut pas dire the decline of the West. Il suffit de regarder l'évolution de la situation économique de la Chine. Le pays traverse des difficultés d'ordre social et de politique intérieure qui ont un impact direct sur sa croissance, laquelle connaît un ralentissement depuis ces derniers mois. On a peut-être surestimé le Rise of the rest. De surcroît, la panoplie de la puissance américaine est telle sur les plans économique, diplomatique, militaire et de soft power qu'aucune puissance émergente ne saurait l'égaler et que le leadership américain restera indispensable et souhaité. Les sondages des Transatlantic Trends font très nettement ressortir qu'aujourd'hui les alliés des États-Unis, y compris en Asie – les Philippines, le Vietnam, Singapour –, souhaitent une réaffirmation du leadership américain en Asie en évitant toutefois d'attiser les tensions avec la Chine, ce qui ne serait pas sans créer une situation ambiguë.

Un travail de réflexion est conduit aujourd'hui à Washington, notamment par le National Intelligence Council, qui publie le rapport Global Trends tous les quatre ans. Pour avoir participé à une partie des travaux de préparation de Global Trends 2030, qui va être publié courant décembre, je peux vous dire qu'il comprend un tout nouveau chapitre sur la question de la pérennisation ou pas du leadership américain dans le monde. Différents scénarios parviennent à la conclusion que la panoplie de la puissance américaine est inégalable, notamment avec un soft power contre lequel on ne voit pas rivaliser un soft power chinois, par exemple. La notion de leadership implique la capacité de donner aux autres l'envie de vous suivre. Je ne suis pas sûre que d'autres puissances que les États-Unis puissent avoir un tel effet d'entraînement, même si cette capacité américaine a, en effet, décliné, notamment au Moyen-Orient où les révolutions arabes ont accéléré cette évolution.

La politique américaine vis-à-vis de l'Afrique est appréhendée essentiellement à travers le prisme militaire, avec notamment la création de l'US Africa Command, opérationnel depuis 2008. La volonté est clairement affichée de déléguer le leadership à l'Union africaine ou d'autres acteurs africains ainsi qu'à certains pays européens, sans toutefois perdre de vue l'engagement de plus en plus significatif sur ce continent de la Chine et d'autres puissances. Néanmoins, les aspects géopolitiques, géostratégiques et géoéconomiques en jeu ne retiennent pas suffisamment l'attention des Américains, absorbés par le pivot vers l'Asie et les turbulences au Moyen-Orient. À l'évidence, l'Afrique n'est pas une priorité pour l'administration Obama.

De l'éventuelle nomination au poste d'ambassadeur de la directrice de Vogue, je ne peux rien dire d'autre que ce serait une façon d'honorer la mode française !

La sous-traitance du leadership américain est une pratique que l'on verra se développer de plus en plus, que ce soit en Afrique ou au Moyen-Orient, mais Washington continuera à intervenir de manière ponctuelle, comme au Sahel, ou en Somalie. Les États-Unis ont la volonté de répondre présents et d'intervenir sur certains dossiers, en particulier ceux impliquant menace terroriste et réponse militaire, mais il s'agira d'interventions ponctuelles, en soutien d'acteurs régionaux africains ou d'une coalition conduite par quelques pays européens.

Dans le cadre du pivot vers l'Asie et des accords de défense qui lient les États-Unis à leurs alliés japonais, philippins et autres, la situation est assez ambiguë et il est difficile de définir précisément la ligne rouge à ne pas dépasser. Les appels répétés des Philippines à la suite de récentes tensions avec la Chine ont été accueillis avec beaucoup de prudence par l'administration Obama qui n'a pas fermement réitéré, malgré les demandes philippines, les engagements militaires américains en cas d'attaque de la Chine. On retrouve, là encore, l'approche par la sous-traitance du leadership américain, même dans la région asiatique vers laquelle les États-Unis sont censés pivoter complètement. Le discours prononcé par Hillary Clinton en septembre dernier était, à cet égard, très intéressant puisqu'il reconnaissait le leadership de l'Indonésie dans la gestion des tensions en mer de Chine, offre que l'intéressée a immédiatement déclinée. De la même manière, Barack Obama a reconnu le leadership français dans le dossier du Mali, tout en appelant à la prudence quant à l'éventualité d'une intervention militaire. Reste à savoir quelles seront les conséquences de cette volonté de sous-traitance sur la politique étrangère américaine.

La réforme de l'ONU est un vrai sujet sur lequel l'administration Obama aura peut-être les mains plus libres pour s'engager de manière plus audacieuse. Si elle devait avoir lieu, il est évident qu'elle ménagera une ouverture vers ses partenaires asiatiques.

La Russie, comme Israël-Palestine, est un dossier sur lequel Barack Obama s'était engagé personnellement lors de son premier mandat, avec le fameux Reset. L'idée était de ne pas cantonner la coopération aux affaires purement stratégiques et militaires, et de l'élargir aux discussions sur l'énergie ou le changement climatique. Or c'est la coopération diplomatico-militaire qui a primé, et échoué, qu'il s'agisse du bouclier antimissile, de la position à prendre vis-à-vis de la Syrie ou des sanctions contre l'Iran. Le bilan du Reset avec la Russie de Barack Obama n'est donc pas très glorieux, et le retour de Poutine n'a pas contribué à arranger la situation. D'emblée, ce dernier s'est montré très agressif envers les Américains à travers ses discours et ses actes, le plus symbolique étant l'expulsion, dès le 1er octobre, de l'agence internationale de développement américaine USAID, alors qu'elle opérait depuis des décennies en Russie. Il a aussi réactivé les tensions autour du bouclier antimissile et surtout usé de sa capacité de blocage au sein du Conseil de sécurité. Ces difficultés expliquent que les Américains se tournent vers leurs partenaires européens pour les affaires ayant un lien avec la Russie.

La question de la suppression du financement américain de l'ONU ou de certaines de ses agences provoquée par l'entrée de la Palestine au sein de l'Organisation ne se pose pas puisque celle-ci n'a obtenu qu'un statut d'État observateur non-membre qui ne lui permet pas de bénéficier de financements des Nations unies.

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