Intervention de Thomas Gomart

Réunion du 8 juillet 2015 à 9h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Thomas Gomart, directeur de l'Institut français des relations internationales :

Je concentrerai ma présentation sur le point de vue russe.

Je commencerai par trois remarques liminaires.

D'abord, dès décembre 1994, nous avions à la fois le mémorandum de Budapest et des déclarations de Boris Eltsine indiquant un état de « paix froide » entre la Russie et l'Occident. La situation créée par l'annexion de la Crimée, en mars 2014, traduit la fin d'un cycle de vingt ans, qui est celui d'un échec de la politique occidentale d'ancrage de la Russie. Cette politique avait deux vecteurs principaux : un soutien économique et financier dès 1991, qui s'est notamment traduit par l'accueil de ce pays dans le G8 en 1997 ; un partenariat avec l'OTAN, avec notamment l'acte fondateur OTAN-Russie de 1997.

Deuxièmement, nous sommes, depuis 2003, dans une situation où quatre membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies ont utilisé la force contre des États souverains, provoquant une forte fragmentation et déstabilisation : les États-Unis et la Grande-Bretagne en Irak, la France et la Grande-Bretagne en Libye, la Russie en Géorgie et en Ukraine. Ces pays sont donc vus à la fois comme des garants de l'ordre international et des acteurs déstabilisants. Le conflit en Ukraine ne doit pas être analysé uniquement dans un cadre euro-russe, mais apprécié en fonction d'autres conflits, en particulier de la situation au Moyen-Orient et des négociations sur l'Iran, où la Russie joue un rôle actif.

Troisièmement, on sent une tonalité plus conciliante de la part de Moscou depuis quelques semaines : il existe une volonté de sortir de cette crise, qui s'explique également par le fait que nous sommes engagés sur d'autres fronts, notamment contre l'État islamique, qui représente une menace directe.

Il ne faut pas pour autant nous détourner du comportement de la Russie, qui est une puissance classique, cherchant à modifier les frontières et l'ordre de sécurité européen.

Nous avons une vision différente de l'ordre international : Moscou considère que les Occidentaux sont les principaux responsables de l'instabilité internationale. Or il nous est nécessaire de penser simultanément les théâtres ukrainien et irako-syrien. Le schisme russo-occidental que nous observons plonge ses racines dans des lectures différentes de la situation au Proche et Moyen-Orient. Il est important de comprendre le point de vue russe, dans la mesure où, pour ce pays, ces crises irradient au Caucase et en Asie centrale. Nous assistons à une sorte de jeu de réplique entre ces théâtres, avec le Caucase du Nord comme point de jonction, où la situation évolue rapidement.

Le conflit ukrainien n'est pas fini, en dépit de la pause rendue possible par les accords de Minsk. Nous sommes dans une phase « plateau » : l'ordre de sécurité européen est à reconstruire, à un moment où les Européens ont relâché leur effort de défense et où les États-Unis sont dans une logique de désengagement en Europe et au Moyen-Orient. Cela doit nous conduire à comprendre les ressorts du nationalisme russe, compte tenu de la dégradation possible de la situation en Ukraine et des démonstrations de force de la part de la Russie dans l'espace aérien de l'OTAN ou vis-à-vis de pays neutres comme la Finlande ou la Suède.

Il faut maintenir à tout prix la négociation avec la Russie, mais on ne peut pas ne pas réfléchir aux « coups d'après » possibles et aux situations pouvant résulter d'un regain de militarisme de la part de Moscou.

Les trois premiers points que je voudrais faire valoir portent sur le lien entre la culture stratégique russe et les exercices militaires conduits par ce pays ces dernières années.

Depuis le XVIIIe siècle, la Russie articule sa stratégie en fonction de trois grands théâtres d'opérations, avec pour objectif de disposer d'un outil militaire lui permettant d'intervenir sur chacun d'eux. D'abord, le théâtre oriental, qui va de la Volga à l'Altaï, le principal problème stratégique étant la Chine : en juillet 2013, Moscou a conduit l'exercice le plus massif depuis la fin de la Guerre froide, impliquant plus de 160 000 hommes, avec des composantes navale et aérienne tournées vers les États-Unis et le Japon et une composante terrestre vers la Chine. Deuxièmement, le théâtre méridional, qui va du Danube aux montagnes de Perse, l'enjeu principal étant le Caucase : en septembre 2012, le pays a mené des exercices d'envergure dans le cadre de l'exercice Kavkaz, avec une mission de contre-terrorisme qui s'est traduite par un tir de missile nucléaire. Enfin, le théâtre occidental, qui va de la Baltique aux Carpates, l'OTAN y étant vue comme l'élément le plus déstabilisant : en septembre 2013, l'exercice Zapad a impliqué plus de 70 000 hommes et mobilisé des capacités conventionnelles de haute intensité.

À Moscou, on a l'impression d'une sorte de convergence entre le front occidental et le front méridional. Si l'effet sismique entre le théâtre ukrainien et le théâtre syro-irakien n'y est pas formulé de façon aussi claire, une attention plus grande est portée à l'évolution de la situation en Tchétchénie et au Caucase du Nord. Il y a des éléments tchétchènes se battant des deux côtés, celui des séparatistes et celui de Kiev. Par ailleurs, une grande partie des combattants de l'État islamique est composée de combattants tchétchènes et la Russie a régulièrement fait l'objet d'opérations terroristes au cours des dernières années.

Mon deuxième point porte sur les évolutions du régime de Vladimir Poutine. Le raidissement de sa politique étrangère ne s'explique pas seulement par le contexte international, mais aussi par son régime.

Celui-ci est marqué par une concentration du pouvoir et une obsession sécuritaire de plus en plus frappante. La sécurité de l'État russe se confond désormais avec lui. Viatcheslav Volodine, principal conseiller de Vladimir Poutine, a, par exemple,publiquement déclaré en octobre 2014 qu'« il n'y a pas de Russie sans Poutine ».

Le nationalisme apparaît, par ailleurs, comme un dérivatif à la dégradation des conditions socio-économiques. La stagnation du modèle russe est antérieure aux sanctions et à la chute des prix de l'énergie, qui s'observe dès 2013 : depuis lors, celle du cours du pétrole affecte directement le modèle de rente du pays, ce qui est accentué par les sanctions prises par l'Union européenne, les États-Unis, le Japon et l'Australie. On constate un échec de la diversification économique de la Russie et une impossibilité pour elle de s'inscrire dans la mondialisation conformément à la vision qu'elle se fait de son rôle dans le monde.

Enfin, l'évolution idéologique est très forte. Le pays est en train de se refermer, d'où la nécessité de maintenir les contacts avec lui. Certains points sont vus de façon critique par nos alliés est-européens, notamment la loi mémorielle de mai 2014. Toute personne qui qualifierait d'occupés par l'URSS les pays du pacte de Varsovie après 1945 peut en effet être aujourd'hui poursuivie en Russie.

Troisième point : les objectifs directs et indirects de Moscou.

S'il y a eu un échec patent du projet de Novorossiâ, promu par Vladimir Poutine dans son discours de mars 2014, espérant une sorte de soulèvement dans l'Est ukrainien en faveur de ce concept très flou, le président conserve la maîtrise de l'escalade militaire. On observe une volonté de la Russie de maintenir ses positions en Ukraine – dont elle ne peut se désengager à ce stade. Par ailleurs, la présentation du projet de réforme constitutionnelle par le président Porochenko le 1er juillet dans le cadre des accords de Minsk 2 a fait l'objet de vives critiques des séparatistes et du Kremlin, dans la mesure où elle est vue comme un simple pas vers la décentralisation.

Les séparatistes restent l'arme au pied, avec un moral très élevé et une envie d'en découdre. Il ne faut pas exclure l'hypothèse d'une troisième tentative de Kiev de reprendre la situation en mains militairement, ce qui conduirait probablement à une réaction encore plus forte de la Russie.

En outre, Moscou veut à l'évidence tester la cohésion occidentale, pensant que l'Union européenne est en train de se déliter à la faveur des événements en Grèce et d'un possible Brexit en 2016. Démontrer l'inanité de l'article 5 du traité de l'Atlantique Nord est par ailleurs son objectif ultime.

Enfin, Moscou souhaite redessiner l'ordre international. S'il a un effet d'entraînement limité au sein du groupe des BRICS à cet égard, on observe de sa part un discours de plus en plus construit, consistant à dire que l'architecture de sécurité internationale doit reposer sur des relations triangulaires entre Moscou, Pékin et Washington. Il y a d'ailleurs une contradiction entre le fait de dire que la crise ukrainienne doit être gérée entre Européens et la volonté claire de Vladimir Poutine de trouver une solution directement avec le président Obama.

En conclusion, il est urgent de renouveler notre logiciel sur la Russie, en sortant d'un bilatéralisme étroit qui oriente notre jugement. Il est important de comprendre qu'une part substantielle de notre politique russe dépend de notre politique arabe. Enfin, il convient de se demander si, compte tenu des ressources politiques, économiques et militaires en présence, l'objectif le plus ambitieux ne serait pas de geler la situation pour éviter une dégradation supplémentaire. Mais cela aboutirait à une situation très problématique pour les dix années à venir, dans laquelle cinq des six pays du partenariat oriental auraient un problème de sécurité aigu : la Moldavie avec la Transnistrie, l'Ukraine avec le Donbass et la Crimée, la Géorgie avec l'Ossétie et l'Abkhazie, l'Arménie et l'Azerbaïdjan avec le Haut-Karabakh. Resterait à part la Biélorussie, ce qui invite à s'interroger sur la succession ou l'évolution du régime du président Loukachenko.

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