Intervention de Camille Grand

Réunion du 8 juillet 2015 à 9h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Camille Grand, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique :

Je vous remercie de votre invitation.

Je suis relativement d'accord avec ce qui vient d'être dit, notamment le fait que nous assistons à la fin d'une phase, que la crise ukrainienne n'est pas une parenthèse dans une relation simple avec la Russie, mais bien le terme de la période postérieure à la Guerre froide, ainsi que d'un ordre européen. L'attitude russe a d'ailleurs consisté depuis une demi-douzaine d'années à s'opposer à toute une série de piliers de cet ordre, mis en place après la Guerre froide : le traité sur les forces conventionnelles en Europe, dont elle s'est retirée en 2007, le mémorandum de Budapest sur les conditions de dénucléarisation de l'Ukraine, l'acte final d'Helsinki et la charte de Paris sur le respect des frontières héritées de la Seconde Guerre mondiale.

Il s'agit donc d'une crise assez profonde de la relation avec la Russie, qui ne peut plus se concevoir comme une relation coopérative, mais comme devant rester marquée par un engagement. Nous avons en effet beaucoup de terrains de discussion, voire d'entente, comme on le voit par exemple dans la crise iranienne. En même temps, l'idée d'un rapprochement perpétuel entre l'Europe et la Russie et une forme d'occidentalisation de celle-ci ne sont plus à l'ordre du jour, conformément au choix politique de Vladimir Poutine.

Je voudrais me concentrer sur la nature de la posture militaire russe et l'évolution de la menace venant de ce pays.

L'appareil militaire russe a profondément évolué au cours des quinze dernières années. Après s'être très violemment dégradé après la chute de l'Union soviétique, avec une quasi-disparition des capacités militaires et une baisse vertigineuse des budgets, les présidences de Poutine et Medvedev ont tendu à rétablir ces capacités, les dépenses militaires de la Russie ayant triplé pendant les quinze dernières années, pour atteindre environ 90 milliards de dollars, ce qui la place en troisième position dans le monde, après les États-Unis et la Chine. Le rapport de dépenses par rapport aux pays européens, qui était de un à dix il y a quinze ans, n'est plus aujourd'hui que de un à deux.

Les Russes ont été assez marqués par les progrès accomplis par les forces occidentales et ont fait un gros travail de mise à niveau de leurs armées, avec l'idée de remédier aux difficultés constatées notamment lors du conflit en Géorgie en 2008. Si un travail d'interarmisation et d'intégration des forces a été conduit, il est inachevé. Le dispositif militaire est en effet efficace pour les forces spéciales, le cyber ou les menaces hybrides, ainsi que pour la manoeuvre nucléaire, mais il n'est pas acquis que les forces conventionnelles classiques soient au niveau souhaité : le mode d'encadrement est encore assez lourd, avec un échelon de sous-officiers qualifiés manquant, l'armée est toujours partiellement de conscription et la modernisation des forces est incomplète, ce qui les rend en partie inefficaces et peut expliquer certaines postures lors de la crise ukrainienne.

Quant à la menace, elle n'est aucunement comparable à celle de la Guerre froide, ni dans les intentions, ni dans les capacités. La Russie n'a pas les moyens d'envahir l'Europe, mais elle peut faire pression sur ses voisins pour mener à bien des objectifs politiques limités de contrôle de l'espace post-soviétique – bref, imposer à ses voisins une « souveraineté limitée », pour reprendre la formule de Brejnev. Ce n'est pas par hasard si les deux pays en conflit ces dernières années sont la Géorgie et l'Ukraine, c'est-à-dire ceux qui ont envisagé de s'intégrer dans l'espace européen ou l'Alliance atlantique. Il s'agit aussi de tester ponctuellement les limites de la solidarité de celle-ci. Se pose à cet égard la question préoccupante des pays baltes, qui sont membres de l'Union européenne et de l'OTAN et à propos desquels la Douma a engagé une réflexion sur la légalité de leur indépendance.

Dans ce contexte, l'OTAN a adopté une série de mesures lors du sommet du pays de Galles en septembre dernier. Rappelons qu'elle a été prise à contre-pied par la nouvelle attitude russe : elle croyait à la fin de la menace militaire en Europe, était devenue une organisation essentiellement expéditionnaire, avec notamment une opération de grande ampleur en Afghanistan, et avait laissé de côté les thèmes de la défense collective. Sur le plan politique, elle avait mis en place le partenariat OTAN-Russie en 1997, et continué, même après la crise géorgienne, une politique de réengagement avec la Russie.

Elle a donc décidé une mise à niveau de ses forces autour de deux ou trois axes principaux. D'abord, l'augmentation des budgets de défense avec l'objectif de 2 % du PIB et de 20 % consacrés à l'investissement. Depuis le sommet, plusieurs pays ont pris des mesures en ce sens, notamment la Pologne, la Roumanie, l'Allemagne ou les pays nordiques. Deuxièmement, le plan d'action réactivité – le RAP –, consistant à augmenter les exercices : l'OTAN va quasiment pour la première fois depuis la fin de la Guerre froide organiser un exercice de grande ampleur, Trident Juncture, cet automne en Méditerranée avec 30 000 hommes, alors que la plupart des exercices antérieurs ne dépassaient pas 5 000 hommes.

Par ailleurs, a été décidé un renforcement de la force de réaction de l'OTAN, la NRF, dont le volume doit passer de 13 000 à 40 000 hommes, avec la création d'une force opérationnelle à très haut niveau de réactivité – la VJTF –, dotée de 5 000 hommes, capable de se déployer en quarante-huit heures et censée répondre à des crises rapides à l'est ou au sud.

Un travail a aussi été engagé sur les forces navales permanentes, pour créer de petits centres de commandement locaux, ainsi que sur la logistique, de manière à favoriser des redéploiements rapides.

Mais cela semble relativement modeste, l'OTAN n'ayant pas mis en cause le stationnement de forces de combat permanentes dans l'Est de l'Europe – principe unilatéralement posé par elle dans la relation avec la Russie –, ni celui de forces nucléaires sur le territoire des « nouveaux » membres.

La police du ciel des pays baltes et de l'Islande a en outre été renforcée. Il en est de même de la police maritime dans la mer Baltique.

Cela s'accompagne de mesures nationales, notamment le déploiement des équipements pour l'équivalent d'une brigade blindée américaine, qui vont être répartis dans une demi-douzaine de pays d'Europe centrale et orientale – Estonie, Lituanie, Lettonie, Pologne, Roumanie et Bulgarie. Ce dispositif, qui porte sur 250 véhicules, n'est donc pas massif, même si, pour la première fois, les Américains vont installer du matériel dans ces pays.

La France a d'ailleurs participé à ce type de mesures avec un engagement d'avions en Pologne, puis le déploiement d'une compagnie blindée ayant participé à différents exercices.

S'agissant du nucléaire, il n'y a pas à ce jour de violation par la Russie de l'accord New START signé avec le président Obama, prévoyant un seuil d'environ 1 500 armes nucléaires pour les deux superpuissances de la Guerre froide. Mais la rhétorique est devenue plus agressive, avec la mise en jeu systématique d'armes nucléaires dans les grands exercices de l'armée russe, des survols de bombardiers à capacité nucléaire, y compris dans la Manche – dans des conditions de sécurité aérienne d'ailleurs discutables –, des déclarations de M. Poutine sur la mise en alerte hypothétique des forces nucléaires au moment où les armées russes faisaient mouvement pour annexer la Crimée, des menaces directes sur les pays alliés comme le Danemark dans l'hypothèse où il accueillerait des forces de défense antimissiles, ou de nombreuses déclarations sur la modernisation des forces nucléaires russes comme l'annonce du déploiement de 40 missiles intercontinentaux à capacité nucléaire.

Le danger est que prévale l'idée, dont on débat en Russie, qu'on peut « désescalader » une crise par l'emploi de l'arme nucléaire, autrement dit que l'utilisation localisée d'une arme nucléaire tactique permettrait de couper court à un conflit dans une situation donnée. Les exercices Zapad mettent en jeu de façon quasi systématique l'emploi d'armes nucléaires tactiques et il y a un entraînement régulier des forces russes en la matière. Enfin, la Russie nous rappelle constamment qu'elle est une puissance nucléaire – façon de nous dire de ne pas nous mêler de ce qui se passe dans son environnement.

Dernier point d'inquiétude : les débats sur le respect par la Russie du traité sur les forces intermédiaires en Europe de 1987, certains essais semblant le violer. En face, on est pratiquement au degré zéro de la réflexion sur cette question : nous avons un véritable « thinking gap » dans ce domaine, les pays de l'OTAN ayant cessé d'y travailler depuis une dizaine d'années. Il ne s'agit pas d'entrer dans une course aux armements, mais d'avoir une réflexion face à de telles postures. La France le fait, l'OTAN doit le faire aussi.

Enfin, la France est très engagée dans le processus de Minsk, puisqu'elle en est l'un des sponsors et qu'elle joue pleinement son rôle dans ce dispositif, qui est fragile et marquée par une ambiguïté fondamentale – la Russie étant un médiateur alors qu'elle est partie au conflit. Reste que ce dispositif est le seul à traiter la crise ukrainienne : il ne faut donc pas s'en défaire.

Par ailleurs, la France est attendue par nos alliés d'Europe orientale et centrale : on ne doit pas les décevoir. Elle a souscrit à l'ensemble des mesures de l'OTAN. Reste qu'elle joue dans cette organisation un rôle relativement modeste à l'échelle de son poids militaire : il y a deux soldats français dans l'ensemble des opérations de l'OTAN, ce qui nous place au 27e rang, devant l'Islande, qui n'a pas d'armée ! Étant engagés dans d'autres théâtres, il est logique que nous ne soyons pas en première ligne sur ces sujets. Mais je me réjouis à cet égard que la France ait réussi à prendre son tour dans la VJTF en 2017.

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