Intervention de Jérôme Bonnafont

Réunion du 18 novembre 2015 à 9h45
Commission des affaires étrangères

Jérôme Bonnafont, directeur d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient au ministère des affaires étrangères et du développement international :

Le ministre des affaires étrangères vous a déjà largement rendu compte de la conférence de Vienne, deuxième réunion d'un groupe de pays qui, jusqu'alors, ne se parlaient pas dans ce type de format. Ce groupe réunit entre autres, autour des membres du P5 (membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies), des pays arabes et l'Iran. La présence de ce dernier constitue un tournant d'importance car ce protagoniste majeur en Syrie qui était, jusqu'à l'intervention russe, l'allié principal de Bachar el-Assad, n'avait pas été convié au processus de Genève, dont il estimait de ce fait ne pas être partie prenante.

À l'issue de la première réunion, il avait été décidé de constituer trois groupes de travail, le premier travaillant sur les terroristes, le deuxième sur l'opposition et le troisième, à la demande de la France, sur les questions humanitaires. Après avoir, dans un premier temps, laissé entendre qu'ils participeraient à ces groupes de travail, les Russes les ont désertés pour des raisons qu'ils n'ont pas expliquées, ce qui a entraîné dans la foulée le retrait des Iraniens. En conséquence, les échanges s'y sont déroulés entre pays partageant grosso modo les mêmes orientations mais ils n'ont pu servir de base de travail commune à la conférence de Vienne qui s'est tenue le 14 novembre, au lendemain des attentats de Paris. Celle-ci a cependant été l'occasion pour les participants de témoigner de leur solidarité unanime avec la France, particulièrement active dans le processus puisque, en amont de la séance plénière, Laurent Fabius a présidé une réunion de coordination rassemblant les Américains, les Britanniques, les Allemands, les Turcs, les Émirats, l'Arabie saoudite, le Qatar et la Jordanie, afin de faire le point premièrement sur la question de la transition politique et de son lien avec un cessez-le feu, deuxièmement sur la question de la constitution d'une opposition unie capable de mener avec le gouvernement syrien les discussions sur cette transition politique, et troisièmement sur la question des listes terroristes.

Les positions des différentes parties, habituées à négocier de concert depuis longtemps, ont convergé d'une part sur le fait que le travail sur les groupes terroristes devait s'effectuer sous l'égide du Conseil de sécurité des Nations unies, d'autre part sur le fait qu'il était nécessaire de rassembler l'opposition de l'extérieur, l'opposition de l'intérieur et les groupes armés non terroristes, et enfin sur le fait qu'aucun processus de transition politique ne pourrait être crédible si la question des pouvoirs de l'autorité de transition n'était pas réglée d'une façon garantissant à l'opposition que les exactions du régime cesseraient, cela signifiant qu'un cessez-le-feu général ne pourrait être envisagé avant que les mécanismes de la transition politique aient été agréés.

Lors de la réunion plénière qui a suivi, les Américains ont présenté un projet de communiqué qui visait à engager un travail politique concret sur l'ensemble de ces aspects et qui a été approuvé de manière assez unanime par les participants à la réunion qu'avait présidée Laurent Fabius. La Russie, représentée par le ministre Lavrov, a, pour sa part, fait preuve d'un esprit assez constructif ; quant à l'Iran, son vice-ministre s'est d'abord montré relativement discret, avant que l'arrivée du ministre des affaires étrangères, M. Zarif, marque des positions beaucoup plus dures, en particulier sur la nécessité de maintenir au pouvoir Bachar el-Assad, comme seul représentant légitime de la Syrie.

Les discussions ont été longues et dures, mais elles ont permis d'aboutir à un certain nombre de résultats. Il a d'abord été décidé que la Jordanie élaborerait, en collaboration avec les services de renseignement des pays participants – à l'exception de l'Iran qui a tenu à ne pas participer –, une liste des entités terroristes. En effet, au-delà des cas de Daech et d'Al-Nosra, qui font l'objet d'un consensus entre les pays participants, il n'existe pas d'accord sur la qualification terroriste des différents groupes qui se combattent sur le terrain. Certains – c'est assurément le cas de l'Iran et, de manière plus nuancée, celui de la Russie – considèrent comme Bachar el-Assad que tout opposant ayant pris les armes contre le régime syrien est un terroriste ; d'autres font preuve de davantage de prudence et considèrent qu'il faut s'entendre dans le cadre qu'a défini l'ONU pour l'application des sanctions, sachant qu'élaborée par les pays du P5 et des représentants de la communauté internationale parmi les plus importants sur ce type de questions, la liste élaborée sous l'égide de la Jordanie aura toute les chances d'être agréée par le Conseil de sécurité.

Il a ensuite été décidé de fédérer les groupes d'opposition, mission qui a été confiée à l'Arabie saoudite, ce que ne précise pas le communiqué. Il faudra pour cela rassembler l'opposition extérieure et l'opposition armée de l'intérieur, et parvenir à réconcilier des groupes qui refusent de se parler, l'opposition reconnue par Damas étant jugée non légitime par celle qui ne l'est pas. La tâche est complexe, mais le royaume saoudien estime pouvoir y parvenir.

Enfin, et c'est le plus important, a été actée la mise en route, d'ici quatre à six mois, du processus politique devant aboutir à la mise en place de cette gouvernance de transition à laquelle se référait déjà le communiqué de Genève, afin de pouvoir, dans un délai de dix-huit mois, élaborer de nouvelles institutions et organiser des élections marquant pour la Syrie un nouveau départ.

Il va de soi que des ambiguïtés non négligeables demeurent dans cette feuille de route, d'abord sur le point de départ du calendrier envisagé, ensuite sur la nature de la gouvernance de transition. Sur ce dernier point, il n'existe pas de consensus entre ceux qui estiment, comme la France, que les pouvoirs de Bachar el-Assad et de son équipe doivent être transférés à un organe neutre, et ceux qui, comme l'Iran et la Russie, estiment que le régime en place doit conserver les pleins pouvoirs pendant la période de transition. Enfin, reste également à déterminer selon quelles modalités une nouvelle constitution et de nouvelles institutions seraient mises en place. Quoi qu'il en soit, le processus politique a bien été relancé, sachant que de ce processus doit découler un cessez-le-feu qui, pour être crédible, doit être général et sous contrôle de la communauté internationale. Il a été entendu que ce cessez-le-feu devait s'appliquer à l'ensemble des groupes armés du régime ou de l'opposition, pourvu qu'ils soient non terroristes. Il n'y aura donc pas de trêve face à Daech, à al-Nosra ou à tout autre groupe unanimement qualifié de terroriste.

Une autre réunion du groupe de Vienne se tiendra dans un mois environ pour suivre l'évolution du processus. Dans l'intervalle, les groupes de travail vont poursuivre leurs travaux, et Américains et Français vont préparer une résolution sur la Syrie, afin de conférer aux actions menées toute l'autorité de l'ONU, tout en renforçant la position de l'envoyé spécial du secrétaire général, M. Staffan de Mistura.

Que peut-on dire sur la position des uns et des autres ? En ce qui concerne d'abord les Russes, leur diplomatie vient incontestablement d'effectuer un tournant, accentué par le fait qu'ils ont finalement reconnu que leur avion abattu au-dessus de l'Égypte avait bien été l'objet d'un attentat perpétré par l'État islamique. Jusqu'à présent, les Russes ne frappaient quasiment pas Daech et appuyaient les forces d'Assad contre les autres groupes armés, la ligne de front entre le régime et Daech restant remarquablement stable. Alors que, selon le renseignement militaire disponible, 80 % de leurs frappes visaient des groupes que nous ne considérions nullement comme des groupes terroristes, les Russes, depuis quelques jours, ont lancé des attaques vigoureuses contre les positions de Daech, ce qui peut constituer un tournant majeur dans les opérations en Syrie.

Des interrogations demeurent en revanche sur la position de l'Iran, qui ne veut pas entendre parler de transition politique et refuse pour l'instant de s'impliquer concrètement dans les actions portées par le groupe de Vienne. On ignore quel est son degré d'entente avec la Russie et la façon dont elle envisage l'issue de la crise syrienne. Le président Rohani, qui devait venir en visite à Paris, a reporté sa venue. François Hollande s'est néanmoins entretenu avec lui par téléphone, car il est clair qu'on ne pourra, sur la Syrie, faire l'économie d'un dialogue avec l'Iran, comme sur le Liban d'ailleurs ou, plus généralement, sur les enjeux régionaux.

En ce qui concerne enfin l'opposition syrienne, Khaled Khoja, le président de la coalition nationale syrienne, qui était récemment à Paris, oeuvre dans deux directions. Il s'efforce d'une part de rassembler Kurdes, Druzes, Chrétiens, Alaouites et Sunnites, ce qui inclut, au sein de ces derniers, les Sunnites séculiers ou les proches des Frères musulmans, et a organisé, d'autre part, un système de liaisons plus efficace avec les groupes armés actifs sur le terrain, en particulier avec l'armée libre syrienne, afin de mieux articuler action politique et action militaire

À ce titre il est peut-être utile de rappeler quelques chiffres : Daech, en Syrie, c'est environ trente mille personnes, dont une proportion importante de combattants étrangers ; Jabhat al-Nosra environ sept mille personnes dont, là encore, plus de la moitié de combattants étrangers. Les autres groupes d'opposition armés non terroristes rassemblent, quant à eux, au-delà de leurs divergences idéologiques, quatre-vingt mille combattants, syriens pour une écrasante majorité d'entre eux.

J'en viens à la Libye. Le blocage de l'accord qu'avait négocié Bernardino León, l'envoyé spécial des Nations unies, et le remplacement de ce dernier par Martin Kobler nous obligent à reconsidérer notre stratégie. Si l'accord est dans l'impasse, c'est qu'à Tripoli comme à Tobrouk les tenants d'une ligne dure estiment qu'ils ont plus à perdre qu'à gagner à la signature de cet accord et font pression sur les modérés, pourtant majoritaires dans chaque camp, empêchant la convocation des deux parlements, nécessaire à la ratification de l'accord. Il est clair que ceux qui profitent de cet état de faits, ce sont les groupes armés, les milices et les terroristes. La situation est d'autant plus préoccupante que des divisions commencent à se faire jour au sein de la Banque centrale libyenne et de la Compagnie nationale pétrolière. Tout l'enjeu aujourd'hui est donc de trouver les moyens qui permettront au nouvel envoyé spécial de convaincre les parties de signer l'accord pour mettre un terme à ces divisions.

Un mot également sur le Liban, car on ne peut pas ne pas faire mention de l'attentat qui s'est produit à Beyrouth il y a quelques jours contre des quartiers chiites et qui a été revendiqué par Daech. Cela nous rappelle l'extrême fragilité de ce pays, qui n'a plus de président depuis des mois et où les efforts politiques pour en élire un nouveau restent vains.

Reste enfin le Yémen où des pourparlers sont en cours pour réunir autour d'une même table le gouvernement légitime et les rebelles houthis ainsi que leur allié, l'ancien président Saleh et son immense fortune, afin qu'un accord politique soit rapidement trouvé et permette, d'une part, de mettre fin aux opérations militaires qui sont dévastatrices, d'autre part, de juguler la crise humanitaire qui est épouvantable, et enfin d'arrêter la progression de Daech et Al-Qaïda, dont les implantations progressent dans le pays.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion