Intervention de Jean Pisani-Ferry

Réunion du 10 décembre 2015 à 14h45
Mission d'information relative au paritarisme

Jean Pisani-Ferry, commissaire général à la stratégie et à la prospective, France Stratégie :

Merci de nous entendre sur ce sujet essentiel.

Selma Mahfouz, qui a piloté ce rapport, sera mieux à même que moi de vous en exposer les principales conclusions. Je dirai seulement quelques mots d'introduction générale.

France Stratégie participe à ce que l'on peut appeler un « paritarisme d'élaboration » : nous animons ainsi le comité d'évaluation du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE), qui est composé de quatre parlementaires, mais aussi, à parité, de représentants des administrations, d'une part, des organisations représentatives des salariés et des employeurs, d'autre part. Nous coordonnons l'activité de nombreux Hauts Conseils sectoriels, sur les retraites, l'assurance maladie, l'emploi, la famille… Nous disposons aussi d'une plateforme consacrée à la responsabilité sociale des entreprises, qui n'est pas exactement paritaire – mais la question se pose.

Cette forme de paritarisme est, j'en ai bien conscience, très partielle ; mais elle a fait ses preuves. Elle oblige en effet l'État à examiner ses propres politiques de façon plus objective et plus ouverte qu'il ne le ferait spontanément. Elle amène du dialogue, de la transparence, de l'écoute, soulève des questions nouvelles. Elle a sans doute aussi le bénéfice latéral de renforcer les relations interministérielles. C'est finalement l'équivalent des livres verts ou des commissions transpartisanes que nous connaissons dans d'autres pays.

Il s'agit au fond de construire un accord sur les faits – sur lesquels on doit s'entendre – qui laisse la place à un désaccord – légitime – sur les solutions. Lors de la fondation du Conseil d'orientation des retraites (COR), il y avait un désaccord sur les faits, et cette instance a permis la construction progressive, méthodique, d'un accord sur les éléments essentiels de l'avenir des régimes de retraite. Pour cela, le COR a exploré systématiquement l'espace des solutions : que se passe-t-il si le chômage est plus bas, si la productivité est plus forte, si le nombre d'actifs augmente… ? Il a ainsi pu montrer qu'il y avait, quelles que soient les évolutions par ailleurs, un problème démographique auquel il fallait apporter une solution. Le COR est ainsi devenu l'instrument d'une délibération pacifiée, méthodique, sur les questions comme sur les réponses.

Ce paritarisme d'élaboration constitue donc un moyen d'améliorer le débat sur les politiques publiques, comme les politiques publiques elles-mêmes. C'est donc à mon sens, vous l'avez compris, quelque chose de très positif. Il n'en reste pas moins qu'il faut prendre certaines précautions.

Tout d'abord, certains sujets sont plus difficiles à aborder que d'autres : ce qui fonctionne pour les retraites ou pour l'assurance maladie fonctionne nettement moins bien pour la réforme du marché du travail, alors même qu'il existe une instance de même nature. La connaissance du sujet est en effet bien plus incertaine, et l'objectivation du diagnostic plus difficile. Sur les retraites, on peut se mettre d'accord sur les faits, faire des calculs. Sur le marché du travail, il y a différents modèles, qui sont eux-mêmes objets de débats ; les divergences scientifiques sont plus vives.

Ensuite, la question de la légitimité du paritarisme se pose. La société française est devenue plus complexe, et les identifications autres que celles construites à partir de la relation de travail ont pris une importance de plus en plus grande. Il faut s'interroger sur la représentation des associations, des ONG, des think tanks… Sur les questions d'environnement et de climat, par exemple, le sujet est extrêmement complexe, les incertitudes importantes, et les acteurs légitimes sont multiples. C'est toute la difficulté du processus qui a suivi le Grenelle de l'environnement et de la concertation que nous essayons de construire sur les perspectives énergétiques et environnementales. La situation actuelle n'est d'ailleurs pas satisfaisante : il n'y a pas de consensus sur les perspectives, sur les outils, sur l'espace des solutions… Nous avons essayé de travailler techniquement à réduire ces incertitudes, mais nous rencontrons des obstacles, et en particulier celui de la difficulté à déterminer quels sont les acteurs légitimes pour participer à cette discussion.

Il est bien commode pour nous d'avoir huit interlocuteurs représentatifs, les mêmes sur différents sujets. Mais la commodité ne doit pas nous guider. Il faut aussi penser à la diversité de la société française.

J'évoquais la Plateforme consacrée à la responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Elle doit également prendre en considération une multiplicité d'acteurs – acteurs sociaux traditionnels, mais aussi associations, par exemple – dont la coexistence est un combat quotidien : les rapports de force, les formes de dialogue, les rituels des acteurs sociaux ne sont pas les mêmes. La constitution même des équilibres a été difficile : il a fallu faire de la couture fine pour que chacun accepte de s'asseoir autour de la table.

Cela débouche sur une question plus vaste, qui concerne le bon usage du paritarisme – question que vous avez certainement déjà abordée. Nous venons d'un monde construit sur la primauté de la production sur les autres sphères de la vie sociale et sur la construction de droits par le travail salarié, avec une répartition assez nette entre ce qui relevait de la fiscalité et ce qui relevait de la protection sociale. Tout cela a changé. Les identités sociales se sont multipliées et l'importance de la relation de travail dans la construction de l'identité s'est érodée. Les frontières entre le fiscal et le social se sont brouillées avec l'universalisation des droits et l'accroissement du contrôle de la gestion par l'État. Nous vivions donc dans un système assez clair – dans un système en tout cas qui nous paraît aujourd'hui très clair, ce qui est sans doute pour partie au moins une illusion rétrospective. Ce n'est plus le cas : les bases de cette construction se sont érodées.

Il faut pourtant essayer d'en garder le meilleur, tout en évitant de laisser se développer un paritarisme sans principes, c'est-à-dire un paritarisme où un État en quête lui-même de légitimité s'appuierait sur ce segment de la société civile que sont les partenaires sociaux pour se renforcer, pour construire un consensus, mais sans être très sûr de savoir vraiment ce qu'il fait. Ce serait alors l'aveugle qui s'appuierait sur le paralytique : cela n'apportera pas beaucoup de soutien à l'action publique. Le risque est aussi que les principes de gouvernance soient flous : c'est une question que vous rencontrez, puisqu'elle est très présente dans le paritarisme de gestion. Quels sont les bons principes de corporate governance ? J'emprunte à dessein un terme qui n'appartient pas au vocabulaire du paritarisme pour m'interroger sur un monde où l'État joue un rôle accru dans le pilotage de la protection sociale, où les droits sont universalisés, où le rôle de la relation de travail s'atténue, comme je l'ai dit tout à l'heure. Qui doit alors s'asseoir autour de la table ? Quel doit être le rôle exact des organes de gestion ? On souffre d'une absence de clarté sur les principes.

Votre mission est donc essentielle : il faut conserver les apports du paritarisme, qui enrichit notre démocratie, tout en en redéfinissant les principes. Le CPA est un très bon objet pour poser ces questions, puisqu'il vise à l'universalité, puisqu'il ne se construit pas autour d'une relation de travail particulière : dès lors, la question de sa relation avec le paritarisme traditionnel se pose.

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