Intervention de Selma Mahfouz

Réunion du 10 décembre 2015 à 14h45
Mission d'information relative au paritarisme

Selma Mahfouz, directrice adjointe de France Stratégie :

Je commencerai par dresser en quelques mots un état des lieux du paritarisme.

Il y a aujourd'hui un tripartisme de fait, naturellement avec des nuances, depuis la gestion paritaire de l'AGIRC-ARRCO jusqu'à la codétermination, en passant par le quadripartisme pour la formation professionnelle. Ce tripartisme a des atouts. Tout d'abord, les négociateurs sont familiers de la gestion : si le Conseil d'orientation des retraites fonctionne bien, c'est parce qu'une partie de ses membres sont gestionnaires de l'AGIRC-ARRCO et connaissent en détail les systèmes de retraite. Inversement, les gestionnaires sont familiers de la négociation et en maîtrisent les enjeux. Les partenaires sociaux trouvent ainsi plus facilement des compromis, et peuvent se montrer très réactifs – par exemple dans la gestion de l'Unédic.

Ce tripartisme a aussi des limites : il existe une certaine confusion sur les rôles des uns et des autres. Les mêmes personnes sont successivement gestionnaires – ce qui suppose une codécision, une collaboration – et négociateurs – ce qui suppose l'installation d'un rapport de forces. Dans les auditions que vous avez menées, on entend d'ailleurs certains de vos interlocuteurs « changer de casquette ». Pour le grand public, pour la clarté des rôles, mais aussi pour la justification du rôle tenu par les uns et les autres, cela peut poser problème.

Les questions qui se posent aujourd'hui sont immenses. Celle de la représentation et de la protection des nouvelles formes d'emploi est en particulier saillante : c'est ce que certains appellent la « zone grise de l'emploi ». Les questions sont là tant qualitatives – quelle est la nature de ces emplois ? – que quantitatives – combien d'emplois sont, et surtout seront, concernés ?

D'autres questions se posent à propos des acteurs de la régulation, tant sur leur représentativité que sur leur formation – cette question étant largement abordée par le rapport de M. Jean-Denis Combrexelle, comme le fonctionnement, l'efficacité, mais aussi le lieu de la régulation. J'ajouterai une question qui me frappe : celle du temps de la négociation, qui est de plus en plus court, ce qui ne peut pas à mon sens être sans conséquence sur les processus de négociation.

L'idée du compte personnel d'activité, c'est d'attacher des droits aux personnes plutôt qu'aux statuts. Dès lors, si les partenaires sociaux sont avant tout les représentants des salariés d'un côté et des employeurs de l'autre, le CPA remet-il en question leur rôle ?

C'est une question qui est aujourd'hui explicitement posée par les négociateurs eux-mêmes. Elle surgit d'abord à propos du champ du CPA. Il y a un consensus sur le fait que le CPA doit être universel, puisque l'idée est de simplifier les transitions entre différents statuts – j'étais salarié et je deviens indépendant, je passe du privé au public… Mais les partenaires sociaux représentent-ils tout le monde ? Les syndicats de salariés disent eux-mêmes qu'ils ne représentent pas les indépendants ; et qui représente les chômeurs ? Dans le même temps, les associations de la société civile frappent à la porte. Certaines étaient représentées dans la commission qui a travaillé à ce rapport.

Une autre question se pose : faut-il négocier séparément pour les salariés du secteur privé et pour les agents de la fonction publique ? La tentation naturelle de notre système serait de procéder ainsi. Mais quelles conséquences une telle méthode entraînerait-elle ?

Ce débat renvoie à deux difficultés plus générales. La première est celle du décloisonnement d'un système de protection sociale conçu en silos, et c'est vrai non seulement pour les partenaires sociaux, mais aussi pour l'État, qui sépare travail et protection sociale. La deuxième est celle de la représentation des actifs non salariés – chômeurs, précaires, auto-entrepreneurs… – et de l'organisation de cette représentation.

La question du rôle et de la légitimité des partenaires sociaux surgit ensuite avec la question du syndicalisme de services. La France n'a pas en ce domaine de tradition très développée. Mais le CPA suscite un besoin d'accompagnement, et cette question est apparue dans les débats de la commission.

Je ne pense pas du tout que les partenaires sociaux n'aient aucun rôle à jouer dans la mise en place du CPA – ils sont d'ailleurs en train de négocier. Les partenaires sociaux constituent bien l'expression structurée de l'intérêt des travailleurs. La pratique du paritarisme en France, avec des partenaires sociaux à la fois gestionnaires et négociateurs, leur permet une connaissance fine du système de protection sociale, et donc d'apporter véritablement quelque chose.

Certaines questions demeurent ouvertes.

Qui les partenaires sociaux représentent-ils, et quelle vision de l'intérêt général portent-ils ? Qui, dès lors, représente ceux qui ne sont pas représentés par les partenaires sociaux et comment les associations, la société civile… peuvent-ils s'inviter dans le débat ?

Comment prend-on en considération l'usager du compte ? Cette question-là me paraît cruciale. Le CPA sera un outil numérique, et les usagers devront se l'approprier : comme n'importe quelle start-up, il faudra tester des versions bêta. La commission comptait un entrepreneur du numérique qui a fini par nous dire que s'il avait fallu fabriquer Blablacar de cette façon, en réunissant des acteurs autour d'une table, Blablacar n'existerait tout simplement pas.

Enfin, quelle sera la place des collectivités territoriales, et notamment des régions, aujourd'hui acteurs majeurs de la formation professionnelle ? Des négociations quadripartites sont prévues.

Au-delà, le CPA oblige, me semble-t-il, à réfléchir aux fondements de notre mode de régulation sociale. J'ai évoqué l'organisation en silos. Le CPA, ce sont des droits personnels garantis dans un cadre collectif et solidaire. Mais il faut définir ce que l'on entend par là : derrière l'idée de cadre collectif, il y a bien l'idée d'une négociation entre partenaires sociaux. Mais comment cette notion de cadre collectif et solidaire peut-elle s'adapter à l'idée, fortement mise en avant par le rapport « Combrexelle », d'une adaptation du droit aux situations locales, voire à chaque entreprise ? Il y a évidemment une tension entre l'uniformité des droits – des personnes qui changent d'entreprise gardant les mêmes droits – et l'adaptation, par des accords locaux, à la réalité de l'entreprise. Certaines dispositions du CPA doivent-elles être d'ordre public, quand d'autres seraient négociées localement ? J'en doute, puisque des dispositions internes à l'entreprise ne seraient par définition pas portables.

À cet égard, les discussions sur la généralisation du compte épargne temps seront intéressantes. Il existe de bonnes raisons pour l'inclure dans le compte personnel d'activité, mais il ne concerne aujourd'hui qu'une partie des salariés : a-t-il vocation à être étendu à tout le monde, dans les mêmes conditions ?

La portabilité des droits, qui est au coeur du CPA, est donc une question difficile, qui s'articule nécessairement avec celle de la marge de manoeuvre de la négociation au sein des entreprises. La question du financement du CPA se pose également : un cadre collectif et solidaire, cela veut dire à la fois mutualisation du financement entre entreprises et abondement par l'État au titre de la solidarité. Mais qui définit les publics qui bénéficieront d'un abondement exceptionnel de leur compte ? Comment le paritarisme s'insère-t-il dans le processus de définition de ce qu'est l'intérêt général ?

Enfin, la responsabilité de l'employeur n'est pas seulement financière. Cette question revient : les employeurs ne doivent pas être déresponsabilisés, non plus d'ailleurs que les pouvoirs publics. Les employeurs ont une responsabilité dans le maintien de la qualification de leurs salariés ; ils doivent aussi accompagner et conseiller. Les individus ne doivent pas être seuls pour gérer leur trajectoire, c'est un point sur lequel notre rapport insiste fortement.

Le CPA dessine donc un mode de régulation sociale centré sur la personne et sur son parcours. Cela conduira nécessairement à redéfinir le rôle de chacun des acteurs.

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