Intervention de André Chassaigne

Séance en hémicycle du 17 janvier 2013 à 9h30
Adhésion de la croatie à l'union européenne — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAndré Chassaigne :

Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous sommes réunis ce matin pour autoriser la ratification d'un traité important puisqu'il concerne l'élargissement de l'Union européenne et que c'est la dernière fois que le Parlement français pourra autoriser la ratification d'un tel élargissement à la majorité simple. Les prochains élargissements devront être adoptés soit par référendum, soit, depuis la dernière révision constitutionnelle de 2008, par le Parlement à la majorité qualifiée des trois cinquièmes.

Si l'ensemble des pays européens ratifient le présent traité, la Croatie deviendra en juillet prochain le vingt-huitième membre à part entière de l'Union européenne. Cette intégration correspond à une attente forte du peuple croate, qui en a approuvé massivement le principe par un référendum ayant réuni 66 % de votes favorables.

Nous ne voudrions pas, en ce qui nous concerne, décevoir cet espoir. Nous ne négligeons pas non plus l'encouragement que pourrait constituer cette adhésion à engager ou conforter, après la phase de préparation, les réformes nécessaires en matière de justice, de lutte contre la corruption ou le crime organisé, à mettre éventuellement un frein au développement d'un nationalisme agressif, toujours présent dans ce pays. Sous ce rapport, l'adhésion de la Croatie à l'Union européenne représente une chance et un facteur de paix et de stabilité dans cette région des Balkans, où les tensions restent très fortes, où les différends ethniques et territoriaux sont des sujets permanents de friction. Ces différents éléments ont été développés avec précision, notamment par Mme la présidente de la commission des affaires étrangères.

Ces constatations militent en faveur de l'adhésion de la Croatie, dans la continuité de celle de son voisin slovène. Nous restons cependant très dubitatifs quant à l'opportunité de prolonger le processus d'élargissement en une période où l'Europe traverse une crise profonde, crise que la mise en oeuvre des critères d'éligibilité actuels, dits critères de Copenhague, ne peut que renforcer.

Pour adhérer à l'Union européenne, un nouvel État membre doit remplir, nous le savons, trois critères. De ces trois critères, seul le premier, le critère politique, fait consensus entre nous. Il est naturel en effet de soumettre l'adhésion d'un État à la présence d'institutions stables garantissant la démocratie, l'État de droit, les droits de l'homme, le respect des minorités et leur protection. Les deux autres critères, le critère économique et le critère de l'acquis communautaire, sont autrement plus contestables. Le premier impose la capacité à faire face aux forces du marché et à la pression concurrentielle à l'intérieur de l'Union. Le second requiert l'aptitude à assumer les obligations découlant de l'adhésion, et notamment à souscrire aux objectifs de l'union politique, économique et monétaire.

La Croatie est encore soumise aujourd'hui au mécanisme européen spécifique de suivi renforcé de ses engagements, dans le cadre duquel les autorités européennes ont par exemple invité les responsables croates à engager la privatisation totale de leurs chantiers navals. Ce mécanisme fait aussi des bas salaires un avantage comparatif dans la concurrence, ce qui aboutit à ce que le marché européen soit élargi sans que les droits des peuples ne suivent. La Croatie est donc poussée, comme les autres, à privatiser, à précariser à tout va les salariés, à libéraliser et à déréglementer les échanges, quitte à créer un énorme déficit commercial.

Est-ce là l'Europe que nous voulons construire ? Ne sommes-nous pas là à la source de l'incompréhension et de l'inquiétude légitime que suscite la politique d'élargissement chez une grande partie de nos concitoyens ? Voulons-nous une Europe de la coopération et de la solidarité, une Europe des peuples, ou bien entendons-nous en rester à une Europe de la mise en concurrence des territoires et des peuples ? Pouvons-nous continuer d'élargir l'Europe sans tirer les enseignements de la crise qui la traverse ? Pouvons-nous poursuivre l'élargissement sur l'air de Tout va très bien, madame la marquise, alors que la maison européenne brûle et que l'exigence de bâtir une Europe plus soucieuse de l'intérêt des peuples et plus respectueuse aussi de leur souveraineté se fait chaque jour plus pressante ?

Dans le contexte de la crise actuelle, nous sommes de ceux qui préconisent de donner la priorité à la réorientation de la construction de l'Union européenne. Les problèmes soulevés par l'élargissement de l'Union tiennent moins en effet aux limites territoriales qu'au projet de société dont l'Europe est porteuse.

La seule réponse des gouvernements à la crise financière qui a failli emporter l'Europe a été de faire payer la facture aux populations, de durcir le Pacte de stabilité et de croissance et de sanctionner les pays ne respectant pas le dogme aveugle et socialement injuste de la lutte contre les déficits budgétaires. Nous ne nous sommes en aucune façon attaqués aux racines de cette crise, qui n'est pas d'abord une crise de la dette mais une crise de compétitivité qui trouve elle-même son origine dans le système monétaire et l'indépendance de la Banque centrale européenne. Nous partageons sur ce point l'analyse de l'économiste Jacques Sapir : « L'idée d'une alliance France-Allemagne, le Merkozy, était fondée sur l'illusion que la crise de la zone euro était uniquement une crise de la dette. Si tel avait bien été le cas, il est probable que l'on aurait pu trouver un terrain d'entente stable… Mais la crise de l'euro est avant tout une crise issue de l'hétérogénéité des économies, hétérogénéité qui s'accroît naturellement dans un système de monnaie unique et avec une politique monétaire uniforme en l'absence de flux de transferts massifs, et qui débouche sur une crise majeure de compétitivité, qui elle-même engendre une montée des déficits. »

Nous avons donc une crise de compétitivité, au sens où la fuite en avant dans la concurrence fiscale et salariale est devenue l'unique variable d'ajustement. Cette course détruit des emplois. Elle détruit aussi les solidarités sociales et territoriales. La crise a aggravé encore cette logique et la plupart des pays européens se sont lancés dans une course effrénée au moins-disant salarial. En Irlande, par exemple, le coût du travail moyen est passé de 107 % à 92 % du coût français entre 2008 et 2012. L'écart s'est encore davantage creusé avec les pays européens hors zone euro, Pologne, Roumanie, Hongrie, du fait de l'évolution du taux de change des monnaies de ces pays.

La France doit-elle s'engager à son tour dans la course au moins-disant salarial ? Nous ne le pensons pas et c'est l'une des raisons pour lesquelles nous avons dit notre hostilité au pacte de compétitivité adopté le mois dernier. Le risque est grand qu'en transférant vers les ménages une partie de l'imposition des entreprises nous n'alimentions une logique récessive.

N'oublions pas en effet que si l'économie de la zone euro ne s'est pas davantage repliée pour l'instant, malgré les drames sociaux que nous constatons tous, c'est surtout parce que la consommation a un peu progressé en France et en Allemagne. Si la consommation devait de nouveau chuter, la situation économique risquerait de s'aggraver en France comme en Europe, sans que les entreprises n'investissent davantage, en raison des maigres perspectives de croissance.

Est-ce que ce sont là des circonstances favorables à l'accueil d'un nouvel entrant au sein de l'Union européenne ?

Certains seront tentés de nous répondre que plus le nombre de pays rejoignant l'Union européenne s'accroîtra, plus notre continent sera en mesure de prendre des mesures efficaces de régulation financière et d'harmonisation sociale et fiscale. Cela a été dit et cela sera dit. Rien cependant n'indique de volonté politique en ce sens. Les nouveaux entrants ne sont nullement appelés à définir des normes sociales et fiscales compatibles avec la construction d'une Europe sociale. Ils doivent au contraire se soumettre à la concurrence effrénée qui a cours dans le marché unique, et qui se traduit chez eux par une privatisation généralisée de l'économie entraînant bas salaires et précarisation de l'ensemble des populations.

Nous mesurons à quelle impasse conduit la voie poursuivie aujourd'hui par l'Union. Pour que l'adhésion d'un nouvel État au projet européen fasse sens, il faudrait que l'Europe soit synonyme de coopération et de solidarité, d'harmonisation des normes fiscales et sociales. Tout le contraire de ce que préconisent à l'heure actuelle les autorités européennes !

Nous sommes donc lucides, sans illusions sur les conséquences néfastes des adhésions proposées en application des critères néolibéraux de Copenhague. Aussi, à défaut d'une réorientation significative de la construction européenne en vue de bâtir une Europe plus sociale et solidaire, les députés du Front de gauche s'abstiendront sur ce vote.

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