Intervention de Didier Chabert

Réunion du 16 décembre 2015 à 9h30
Commission des affaires étrangères

Didier Chabert, sous-directeur Moyen-Orient au ministère des affaires étrangères et du développement international :

S'agissant de l'implication de l'Iran aux côtés des Houthis, quelques experts du Hezbollah sont venus à Sa'dah leur apporter des conseils, en amont de la crise. Mais nous n'avons jamais eu vent d'un véritable soutien militaire. En 2013, un cargo a été intercepté au large du Yémen, portant des armes en provenance de l'Iran ; mais il n'a jamais été établi que ces armes étaient destinées au Yémen. Elles étaient probablement acheminées vers la corne de l'Afrique, notamment la Somalie. Il y a eu des soupçons, mais jamais aucune certitude. Globalement, nous n'avons noté aucun signe d'un engagement fort de l'Iran aux côtés des Houthis. Jusqu'au moment où ceux-ci ont pris Sanaa, il s'agissait pour l'Iran d'un théâtre périphérique ; à partir de cet événement, l'Iran, notamment par la bouche de M. Velayati, a développé une rhétorique consistant à dire qu'il contrôlait désormais quatre capitales arabes – un discours exceptionnel pour calmer les tensions dans la région… Depuis, nous n'avons pas noté davantage de signes d'un engagement effectif de l'Iran aux côtés des Houthis, comme en Irak où le général Soleimani parade toutes les semaines, ou en Syrie. L'Iran a semblé tester l'Arabie saoudite sur le Yémen : un avion de Mahan Air a été contraint de faire demi-tour parce que les avions de la coalition ne l'ont pas laissé atterrir à Sanaa. Un cargo destiné au port d'Hodeïda a lui aussi préféré rebrousser chemin. Mais les Iraniens n'ont pas insisté. Pour eux, il s'agit d'un effet d'aubaine : avec un investissement minime, ils ont désormais une épine forte dans le pied de l'Arabie saoudite.

Peut-on dire que l'intervention de l'Arabie saoudite a produit des effets pires encore que la prise de contrôle du pays par les Houthis ? C'est une vraie question : une guerre a forcément des effets terribles pour la population, mais l'avancée des Houthis jusqu'à Aden a provoqué le délitement des institutions d'État, notamment des unités militaires loyalistes localisées dans l'est du pays, qui contenaient la poussée d'al-Qaïda. Selon nos informations, ces unités, qui ont pendant des années bloqué al-Qaïda dans les recoins de l'Hadramaout, ont donné leurs armes aux tribus locales et sont parties. L'armée étant en train d'exploser face aux Houthis, ils n'avaient pas envie de mourir pour rien. Les tribus locales ont dû choisir entre les Houthis – mais les tribus sunnites de l'Hadramaout n'avaient aucune envie de les rallier – et al-Qaïda. En constatant la poussée d'al-Qaïda le long de la côté – l'organisation a pris le port important d'Al Moukallâ –, nous avons eu le sentiment que le pays allait être partagé entre les Houthis et les terroristes, sans aucune force intermédiaire. La coalition a bloqué l'avancée des Houthis et a repris Aden ; l'action et l'argent saoudiens ont permis de récupérer des tribus qui étaient sur le point de faire allégeance à al-Qaïda, notamment dans la région centrale de Ma'rib – très importante car très peuplée et abritant les champs pétroliers. Alors qu'elles appelaient al-Qaïda à l'aide pour tenir face aux Houthis, l'arrivée des Saoudiens et des Émiriens a changé la donne, remettant en scène les forces yéménites loyales au président Hadi et à son gouvernement. On ne sait pas si cette loyauté est durable ou si elle tient aux soldes versées par les Saoudiens ; mais aujourd'hui, il y a de nouveau une alternative aux Houthis et à al-Qaïda. Au début de l'intervention, al-Qaïda avait cessé de progresser, mais depuis que la coalition connaît de nouvelles difficultés, elle a repris du terrain, prenant notamment les villes de Dja'âr et de Zinjibar, sur la côte au nord-est d'Aden, qu'elle n'avait pas occupées auparavant. Il faut trouver un accord politique car tant qu'il n'y en aura pas, les forces houthies et celles de la coalition se battront entre elles et ne combattront pas al-Qaïda. Tant que la guerre se poursuit, le terrorisme va prospérer au Yémen.

La France a fait les choix qui s'imposaient à la communauté internationale, exprimés de manière claire et lisible dans la résolution 2216. Équilibrée, cette résolution rappelle la responsabilité première des Houthis dans la crise actuelle et souligne qu'ils devront rendre leurs armes lourdes et libérer la capitale pour que le gouvernement puisse y revenir. Mais elle prévient aussi les pays du Golfe, avec lesquels nous entretenons des relations d'amitié, qu'il ne faut pas jeter les Houthis dans les bras de l'Iran. Il faut considérer cette crise comme interne au Yémen : moins il y aura d'acteurs extérieurs qui s'impliqueront, plus on laissera les parties yéménites discuter entre elles de l'avenir du Yémen, et plus le processus aura de chances de réussir. Pour cela, il faut que les Houthis fassent partie de la solution, tout comme ils font aujourd'hui partie du problème. En effet, même s'ils sont vaincus militairement – ce qui est loin d'être le cas –, les zaïdites représentent tout de même 40 % de la population yéménite. Certes, les Houtis en tant que tels ne pèsent que 20 à 25 %, mais les autres zaïdites ont des affinités avec leur cause. Il faudra donc prendre en compte leurs préoccupations d'une manière ou d'une autre. La résolution 2216, dans laquelle nous avons joué un rôle actif, me paraît refléter cet équilibre qui doit être celui de la France. Nous avons soutenu les autorités légitimes du Yémen car on ne peut pas voir un pays basculer dans le chaos, comme la Somalie ou l'Afghanistan : plus d'autorités légitimes, un morcellement tribal, cent ou deux cents acteurs sans aucune cohérence… L'idée de bâtir autour du président Hadi a fait consensus au sein de la communauté internationale, tout comme celle de ne pas le laisser s'enfermer dans une logique guerrière et dans la croyance qu'il pourra reprendre le pouvoir par les armes. Tout en le soutenant, nous essayons de l'orienter vers une solution politique. Notre position m'apparaît donc très équilibrée.

En ce qui concerne l'aspect humanitaire de la crise, il y a eu un moment d'extrême inquiétude car le Yémen est un pays difficile d'accès. Il est impossible de passer par l'Oman car le territoire de l'autre côté de la frontière est tenu par al-Qaïda, et la frontière saoudienne est le théâtre de combats avec les Houthis. Seuls les ports semblaient adaptés pour acheminer l'aide humanitaire. Celui d'Aden est resté pendant longtemps bloqué, les Houthis n'en ont été chassés qu'après plusieurs mois de combats violents. Or on ne fait pas arriver des cargos d'aide humanitaire dans un port soumis à des bombardements constants ! Les agences humanitaires, qui avaient installé leur base logistique à Djibouti, devaient trouver des points d'entrée. Aujourd'hui, le port d'Aden est à peu près sécurisé et elles peuvent y travailler ; un accord implicite a été trouvé pour que l'aide qui entre par ce port ne serve pas uniquement les zones sous contrôle de la coalition, mais puisse accéder au Nord, et celle qui entre par le port d'Hodeïda, contrôlé par les Houthis, puisse être diffusée dans les zones aux mains de la coalition. L'aide humanitaire est aujourd'hui rétablie. Dans ce dossier, nous avons joué un rôle de médiateur : le contact entre la coalition et les agences des Nations unies qui pilotent l'aide humanitaire au Yémen – le Haut Commissariat aux réfugiés (HCR), le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) et le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) – étant très difficile, nous avons utilisé nos bonnes relations avec l'Arabie saoudite pour aider au rétablissement de la coordination.

Quel est le bilan de l'action de la coalition ? Dans cette guerre, comme dans tout conflit, les responsabilités sont partagées. Les trois à six mille morts, dont beaucoup de civils, ont été causés par les bombardements de la coalition, mais aussi par les obus et les missiles tirés par les Houthis et par les forces de Saleh. Malheureusement, la guerre tue et l'objectif est d'y mettre un terme le plus vite possible. Il est difficile de pointer du doigt un camp plutôt qu'un autre ; l'imbrication des civils et des combattants explique que certaines frappes de la coalition aient atteint des écoles ou des bâtiments civils dans les zones tenues par les Houthis. Je n'ai malheureusement aucun doute que les Houthis ont installé des centres de commandement dans des zones qu'ils savaient jouxter des bâtiments civils. Cette guerre est compliquée ; si l'on veut arriver à une solution, il ne faut à ce stade diaboliser personne. Quand le conflit sera terminé, la justice devra faire son oeuvre. L'impunité est exclue pour les crimes commis dans le cadre de cette guerre ; mais il y a un temps pour la recherche de la paix et un temps pour les poursuites pénales. Aujourd'hui, la priorité nous semble de promouvoir le dialogue politique.

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