Intervention de Myriam Benraad

Réunion du 13 janvier 2016 à 9h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Myriam Benraad, affiliée au Centre de recherches internationales et chercheuse à l'Institut de recherches sur le monde arabe et musulman :

Il me semble fondamental de rappeler en préambule l'extrême complexité des conflits à l'oeuvre, conflits qui n'en sont plus réellement depuis l'émergence, en 2014, de l'État islamique entre le terrain irakien et le terrain syrien. La situation sur ces deux terrains se présente aujourd'hui comme un enchevêtrement de dynamiques conflictuelles et d'acteurs, qui rend l'analyse extrêmement compliquée. À cela s'ajoute le fait que nous disposons d'une abondance d'informations mais d'une pénurie de sens, ce qui compromet davantage encore l'intelligibilité de ces conflits. C'était déjà le cas durant l'occupation américaine en Irak. J'avais couvert à l'époque l'insurrection irakienne, à laquelle j'ai consacré une partie importante de ma thèse de doctorat, et il était déjà extrêmement difficile d'identifier les acteurs présents sur le terrain et de dresser des classifications opérationnelles.

Il est donc frappant de constater aujourd'hui la déconnexion entre les informations qu'on peut glaner à partir de la Syrie et ce qu'on lit ici ou là, notamment dans la littérature militaire américaine, sachant par ailleurs que la fiabilité des informations obtenues sur le terrain est difficile à évaluer, dans la mesure où s'y affrontent des récits antagoniques du conflit, ce qui rend le travail du chercheur extrêmement difficile.

Au-delà de cette complexité, je veux insister sur le caractère très antérieur de l'État islamique par rapport aux conflits en cours. C'est en octobre 2006 qu'est proclamé l'État islamique d'Irak, qui couvrait à l'époque six provinces d'Irak, à l'ouest et au nord de Bagdad – ce qui correspond à la zone aujourd'hui sous contrôle de l'État islamique –, avant que l'organisation s'étende, à partir de 2011, vers la Syrie.

Cette implantation originelle en Irak explique la résilience du groupe. Au-delà de l'effet d'attraction globale exercé sur les Arabes et les djihadistes venus d'Occident ou d'ailleurs, l'État islamique est une mouvance irakienne. Son avant-garde et ses leaders, al-Abou Bakr al-Baghdadi et ses lieutenants, tous les individus promus et distingués par Abou Moussab al-Zarqaoui dès 2004 sont des Irakiens. L'expansion de l'État islamique en 2014 est donc moins le fruit de fulgurantes victoires militaires que d'un ancrage profond en Irak ce que confirme le fait que la première ville tombée en janvier 2014 ait été Falloujah, qui, dix ans plus tôt, avait subi deux sièges américains, lesquels avaient entièrement ravagé la ville, semant les germes de ce qui deviendra par la suite l'État islamique.

Après l'expansion fulgurante de 2014, nous avons assisté à la formation d'une coalition hétéroclite plus ou moins opérationnelle autour des États-Unis. Ayant d'abord réagi en représailles à l'assassinat des deux otages américains, les États-Unis sont ensuite passés à une logique de containement, avec l'idée de s'impliquer le moins possible. Ils ont alors laissé passer un certain nombre d'occasions, en particulier en ne suivant pas comme il l'aurait fallu les recommandations du général Allen, qui suggérait de mobiliser tôt dans la campagne des relais locaux.

Aujourd'hui, les attentats du 13 novembre ainsi que d'autres événements ayant eu lieu au cours des dernières semaines ont fondamentalement changé la donne. Les Américains ont clairement choisi d'intensifier leurs opérations en intensifiant leur effort de réflexion sur la tactique contre-insurrectionnelle à adopter.

Au plan militaire, l'État islamique n'est pas défait. Je prendrai le cas de Ramadi, qui illustre le problème de la fiabilité des informations qui nous sont diffusées : tombée en mai 2015 aux mains de l'État islamique, la ville qu'on a annoncée libérée ne l'est en vérité pas totalement, et l'État islamique y conserve des positions importantes, ainsi que des sympathisants. Se pose par ailleurs la question des forces qui libèrent les zones occupées. Les populations sunnites détestent en effet les milices chiites, réputées s'être adonnées par le passé au nettoyage ethnique, y compris pendant la campagne américaine du surge, qu'on a voulu présenter à l'époque comme une campagne salvatrice pour l'Irak mais qui comporte une face bien plus obscure. C'est l'une des raisons qui pousse depuis plusieurs mois le Premier ministre irakien Haïder al-Abadi à tenter de convaincre les miliciens chiites de rejoindre les rangs de l'armée irakienne pour mieux asseoir sa légitimité et atténuer la dépendance de Bagdad à l'égard de l'Iran.

La libération de Ramadi illustre bien cette prise en compte du facteur communautaire par les Américains et les Irakiens qui se sont efforcés, dans les quartiers libérés, de donner la main à des acteurs tribaux, ainsi que – je l'ai dit – l'avait proposé le général Allen en 2014. Cette stratégie me paraissait d'autant plus adaptée que le général Allen était fort respecté dans les territoires aujourd'hui tenus par l'État islamique, en vertu de quoi il aurait aisément pu négocier avec les acteurs locaux. Je vous renvoie, sur la question des tribus sunnites et de leur mobilisation à une note que j'ai écrite pour la Fondation pour la recherche stratégique.

Dans un contexte de dévastation aussi avancée, en Irak comme en Syrie, cette approche locale est fondamentale. Je ne crois pas au succès d'une stratégie militaire globale mais plutôt à des actions menées localement. Dans cette perspective, les positions prises par les Nations unies et l'accent mis sur les cessez-le-feu locaux vont dans le bon sens. Compte tenu de la multiplication des groupes armés sur le terrain qui rend toute négociation globale impossible, il faut faire preuve de pragmatisme et discuter avant tout avec les acteurs locaux.

Pour ce qui est, cela étant, de l'avancée de la campagne, si Ramadi a été partiellement libérée, l'objectif obsessionnel des Irakiens reste Mossoul, avec l'idée de rendre à l'armée irakienne un rôle de premier plan, ce qui passe, aux yeux du Gouvernement irakien, par la réintégration dans cette armée d'anciens officiers sunnites. Certains d'entre eux, ont fait savoir depuis leur exil étranger, qu'ils étaient prêts à s'engager dans la bataille à certaines conditions, ce qui pourrait faire toute la différence au plan militaire.

Pour ce qui concerne la Syrie, les médias ont tendance à présenter la situation sur le terrain comme beaucoup plus complexe qu'en Irak. En réalité, l'État islamique est selon moi en très mauvaise posture en Syrie actuellement, en particulier à l'ouest de l'Euphrate où il subit les offensives d'une coalition arabo-kurde en formation, plus ou moins liée à Moscou et en tractation avec le régime syrien ainsi qu'avec d'autres groupes de l'opposition. La stratégie des Américains est aujourd'hui de couper les voies d'accès et d'approvisionnement vers la Turquie, ce qui devrait bientôt se produire. La suite ne sera pas simple pour autant mais il est probable que le véritable enjeu de la bataille sera l'Irak, où l'État islamique a pris corps, qui restera sa base et dont il sera long et difficile de le déloger, contrairement à ce qu'on peut lire dans une certaine presse.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion