Intervention de Jean-François Daguzan

Réunion du 13 janvier 2016 à 9h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Jean-François Daguzan, directeur-adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique :

L'État islamique, Daech, est une construction complexe, et l'on ne peut comprendre son émergence sans faire référence à ses origines irakiennes. C'est entre 2003 et 2006 que cette organisation se structure – même si elle ne porte pas encore ce nom-là – sous l'égide du charismatique Abou Moussab al-Zarqaoui, Jordanien passé par l'Afghanistan et le Pakistan. Le mouvement, au départ, adhère à Al-Qaïda, avant de s'en séparer à cause de désaccords doctrinaires importants, notamment concernant le massacre systématique des chiites, contesté par Al-Qaïda par la voix du docteur al-Zawahiri, qui reprochera même en 2005 à al-Zarqaoui de s'acharner sur les chiites. De l'autonomisation progressive, Daech est passé à une position franchement antagoniste, comme en témoignent les quinze pages consacrées à la réfutation d'Al-Qaïda dans le n° 4 de la revue Dar al-Islam, revue écrite par des Français de Daech, où il est expliqué que cette organisation originelle de l'islamisme radical armé n'est plus conforme à ce qui doit guider les « vrais » croyants.

Cet antagonisme n'est pas sans importance, car ce sont sur ces divergences que Daech a construit sa légitimité : alors qu'Al-Qaïda prônait la violence comme une légitime défense par rapport à l'Occident, Daech a théorisé la violence, la « gestion de la barbarie », ce que l'anthropologue spécialiste de l'Irak Hosham Dawood préfère appeler le « management de la sauvagerie ». De ce modèle d'action fondé sur le recours systématique à une violence extrême, démonstrative, dans un but à la fois symbolique et publicitaire, découlent naturellement la mise en scène des exécutions ainsi que le fait que les touristes japonais, les camionneurs turcs, (par le passé) les chiites, les juifs ou autres croisés sont autant de cibles visées.

Il faut ici insister sur l'orientation anti-chiite de Daech, indissociable des racines irakiennes du mouvement, ainsi que sur la territorialisation de son action, domaine dans lequel Al-Qaïda avait échoué, lui substituant le concept d'« ennemi lointain » développé par le docteur al-Zawahiri, pour compenser par des actions extérieures les échecs locaux.

Toute l'ambivalence de Daech – à l'origine de bien des erreurs d'analyse et qui pourrait un jour se retourner contre le groupe – se retrouve dans cette double dimension, universaliste et globale d'une part, avec l'ambition de construire un islam réinventé, et territoriale d'autre part, avec l'objectif d'établir un État à cheval sur l'Irak et la Syrie.

Ce projet territorial remet non seulement en cause les frontières issues de la colonisation et des accords Sykes-Picot mais celles également héritées de l'Empire ottoman, pour redessiner l'État islamique idéal d'après le Prophète, celui des quatre califes fondateurs. La vulgate de Daech énumère pour cela quatre étapes stratégiques : un âge sauvage, la jâhilîya, âge de l'ignorance, et d'un monde sans l'islam ; la période actuelle celle de la gestion de la sauvagerie, où l'ultra-violence doit permettre de modifier cet état de fait ; l'aptitude ensuite à créer de l'État ; enfin, le califat, but ultime qui n'est pas comme pour Al-Qaïda renvoyé dans un futur lointain mais s'inscrit dans l'avenir immédiat, comme en témoigne la proclamation du califat par Abou Bakr al-Baghdadi.

Ce sont les ambitions universalistes de Daech qui nous concernent directement, puisqu'elles attirent de jeunes Français qui aspirent à jouer un rôle dans la bataille exceptionnelle censée se jouer en Syrie, en Irak mais également sur le sol français. Quant aux populations locales, soumises à cet État en formation qui bat monnaie, lève l'impôt, assure l'éducation, elles peuvent en arriver à ce paradoxe de se trouver mieux sous le contrôle de Daech, qui assure l'ordre public que sous le contrôle d'un État irakien oppresseur des tribus sunnites, ou sous la domination de Bachar el-Assad en Syrie, coupable de violences extrêmes à l'égard de sa population.

En ce qui concerne les capacités militaires de Daech, il faut raison garder et relativiser sa toute-puissance. Quand bien même une trentaine de milliers de combattants étrangers ont rejoint ses rangs en Syrie, l'organisation s'appuie en réalité sur une infanterie légère d'une dizaine de milliers d'hommes réellement actifs et motivés, le plus souvent d'anciens cadres de Saddam Hussein, entre les mains de qui repose l'essentiel de la compétence militaire de Daech.

J'ajoute que, ces trois dernières années, la progression militaire de l'État islamique s'est faite dans le vide, vide militaire laissé par l'armée incompétente et corrompue de l'État irakien et vide stratégique en Syrie puisque, de manière extrêmement astucieuse, depuis le commencement de la guerre civile syrienne, contrairement à l'opposition syrienne libre et aux autres mouvements radicaux, qui ont engagé les combats sur l'axe Homs-Alep entre le nord-ouest et le sud-ouest, Daech s'est bien gardé d'aller au contact direct, mais a choisi d'avancer dans les espaces désertiques situés près de la frontière irakienne en longeant l'Euphrate, pour faire ensuite tâche d'huile jusqu'à Palmyre, sans rencontrer d'opposition significative à l'exception de quelques petites garnisons. D'ailleurs, lors de la seule grande confrontation qui a eu lieu à Kobané – (Aïn al-Arab pour les cartes géographique d'avant 2011) – Daech a été tenu en échec. La force de l'État islamique est donc essentiellement liée à la faiblesse de l'opposition, qu'il s'agisse de la coalition internationale, qui limite ses interventions à des bombardements aériens ou des forces irakiennes appuyées, le cas échéant, par des milices iraniennes.

Je conclurai en disant que la force de Daech est le fruit de la faiblesse générale des acteurs locaux, régionaux, et internationaux. Sa destruction est possible, mais elle exige l'élaboration d'une véritable politique, sur le long terme.

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