Intervention de Jean-François Daguzan

Réunion du 13 janvier 2016 à 9h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Jean-François Daguzan, directeur-adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique :

Les moyens avec lesquels nous luttons contre l'État islamique sont-ils adaptés ? Pour répondre à cette question fondamentale, il faut garder à l'esprit que, dans l'émotion suscitée par les attentats du 13 novembre, la réponse du Président de la République a été de désigner un ennemi, Daech, qu'il fallait combattre en priorité. Il avait raison dans la mesure où, du fait des facilités d'accès à la Syrie via Istanbul, Daech est bien le pôle d'attractivité principal des islamistes radicaux.

Le danger c'est que, lorsqu'on montre la lune, on ne voit que le doigt. Daech, dont l'idéologie totalitaire et globalisante a fait souche parmi nos jeunes, n'est qu'une des manifestations de l'islamisme radical armé, et rien ne dit qu'en éliminant l'État islamique en Syrie et au Levant, nous réglerons le problème en France. Il sera en effet extrêmement difficile d'extirper cette idéologie totalitaire de la tête de jeunes qui y ont adhéré soit parce qu'ils traversaient une crise d'identité, soit en raison de leurs frustrations, soit encore par soif d'idéal et goût de l'aventure – il y a en ce sens et avec toutes les précautions nécessaires, des parallèles à dresser avec la formation des brigades internationales lors de la guerre civile espagnole.

Daech peut, demain, être remplacé par une autre entité, mais la bataille intellectuelle, éducative et religieuse qu'il nous faut mener pour combattre ses idées est une bataille franco-française, contre des Français qui tuent d'autres Français. La gagner est essentiel pour la cohésion de la communauté nationale, et la réponse ne peut donc être uniquement sécuritaire.

En ce sens et pour ce qui concerne l'opération Sentinelle, faire incessamment défiler des patrouilles militaires dans les rues de Paris n'est pas forcément d'une très grande efficacité pour garantir la sécurité du territoire ; c'est surtout un message adressé à la population pour lui rappeler que l'État a pris les choses en main. D'ailleurs, nous n'avons pas échappé aux derniers attentats, même si, depuis le 11 septembre 2001, les services de sécurité français sont parvenus à déjouer entre deux et quatre projets d'attentats majeurs. Les trous dans la raquette ont tendance à se multiplier, ce qui s'explique par le nombre exponentiel de terroristes potentiels : lorsqu'on nous assure que dix mille fiches S ont été établies, il y a de quoi se poser des questions. Si ce nombre est justifié, cela signifie que le niveau de contamination de la société française par l'islamisme radical a pris des proportions considérables, et l'offensive militaire contre Daech ou la guerre au Mali ne doivent pas être l'arbre qui cache la forêt, une forêt d'autant plus dense que, comme le soulignait M. Villaumé, la propagande de Daech nourrit désormais un djihad familial et appelle à fuir l'État impie en mettant sa famille à l'abri.

En ce qui concerne la thèse de Gilles Kepel, je reste d'autant plus circonspect qu'on avait voulu faire la même analyse avec Al-Qaïda au moment du 11 septembre. S'agit-il du chant du cygne d'une organisation acculée ? On ne pourra selon moi parler d'échec que lorsqu'il ne restera plus sur notre territoire qu'un nombre résiduel de terroristes candidats au suicide.

Quant aux Kurdes, ils représentent un problème pour le Moyen-Orient depuis la chute de l'Empire ottoman. En ne créant pas d'État kurde après la Première Guerre mondiale, la communauté internationale a semé les germes d'une crise qui perdure jusqu'à aujourd'hui. Si les Kurdes irakiens ont gagné une forme d'indépendance informelle au sein d'une structure fédérale, les Kurdes de Syrie posent un problème majeur aux Turcs qui perçoivent dans la reconstitution d'une entité kurde – laquelle reste extrêmement difficile à appréhender pour les Occidentaux – une menace majeure pour la cohésion de l'État, ce qui fait que, quitte à choisir son ennemi entre Daech et les Kurdes, la Turquie opte pour ces derniers.

Monsieur Boutih, il est clair à mes yeux que la France a eu raison de ne pas participer à la deuxième guerre d'Irak. Je rappelle que la décision américaine était illégitime et illégale, et la France, qui s'efforce de respecter les principes des Nations unies, ne pouvait donc cautionner une intervention qui plus est justifiée par le mensonge des armes de destruction massives irakiennes et dont on pouvait déjà anticiper à l'époque qu'elle aurait des effets dévastateurs sur le monde arabe et la montée de l'islamisme radical : envahir l'Irak, c'était servir la soupe aux islamistes. Je n'ai en revanche aucun doute sur le fait que la première guerre du Golfe était, elle, justifiée.

Pour ce qui concerne l'extension de la contagion en Lybie, Daech y a recours aux mêmes moyens qu'il a utilisés en Irak, c'est-à-dire qu'il s'appuie sur les anciens réseaux kadhafistes. Tous ceux qui sont frustrés de ne plus être au pouvoir rejoignent ses rangs, ce qui explique notamment son emprise sur Syrte, la ville natale de Kadhafi. Nous devons donc nous inspirer du précédent irakien pour tenter de circonscrire la progression de l'État islamique de façon plus efficace.

Je ne crois pas enfin que les migrants participent d'un complot contre l'Europe, même s'il peut être utile à Daech d'utiliser le flux de réfugiés pour franchir les frontières européennes. Encore une fois, ne l'oublions pas : ce sont des Français qui tuent des Français.

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