Intervention de Myriam Benraad

Réunion du 13 janvier 2016 à 9h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Myriam Benraad, affiliée au Centre de recherches internationales et chercheuse à l'Institut de recherches sur le monde arabe et musulman :

Monsieur, en tant que citoyenne, je suis tout autant la France que vous et suis indignée par ce qui se passe.

Pour en revenir aux déplacés, lorsque Ramadi a été prise en mai 2015 par l'État islamique, les civils ont massivement quitté la ville, menacés à la fois par l'État islamique et par les bombardements de la coalition. Contraints à la fuite, ils ont tenté de rejoindre Bagdad, où l'on a voulu les cantonner dans des ghettos au prétexte qu'ils ne pouvaient qu'être complices des djihadistes, qui tiennent le gouvernorat d'Al-Anbar depuis plusieurs années. Ces populations sunnites ont donc fait route vers le sud chiite où il s'avère qu'elles ont été beaucoup mieux accueillies.

J'en viens à la question du nationalisme qui, loin d'avoir disparu, connaît même une certaine résurgence, face aux ingérences de l'Iran qui dérangent jusqu'aux chiites, de la même façon que de plus en plus de sunnites rejettent l'État islamique.

L'un de vous nous a interrogés sur le degré d'adhésion des populations à Daech. La communauté sunnite est extrêmement morcelée, et la progression des djihadistes à travers le pays ne s'est faite qu'au prix de négociations avec les chefs de tribus et les dignitaires religieux pour la traversée des villes et leur prise. Les civils, quant à eux, n'ont eu d'autre choix que de se taire ou de mourir. C'est ainsi qu'à Mossoul, d'après les informations qui me sont parvenues, si les gens ne bougent pas, c'est qu'ils n'ont pas le choix. Ils attendent en revanche le gouvernement et l'armée irakienne, dont ils espèrent qu'elle ne les brutalisera pas. Rappelons en effet que, si Mossoul est tombée aux mains de l'État islamique, c'est par lassitude de la population face à la corruption, au racket et à la violence des forces de sécurité irakiennes. En quelques semaines, il a pourtant bien fallu se rendre à l'évidence et constater que les sunnites n'échappaient pas aux atrocités commises par l'État islamique, alors même qu'il prétendait les protéger. Il est pourtant difficile à ces populations de se rebeller, lorsque les groupes d'auto-défense qui se sont constitués n'ont pas d'armes. Le général Allen, qui a une longue expérience du terrain et est suffisamment apprécié des Irakiens pour pouvoir travailler avec eux, avait pourtant insisté auprès de Barack Obama sur la nécessité d'armer les tribus, mais aucune de ses propositions n'a été retenue, ce qui l'a conduit à démissionner.

Pragmatique, je ne suis pas contre les bombardements, mais il faut procéder à des bombardements ciblés, en coopération avec les acteurs locaux, comme cela a été fait au Kurdistan autonome, où l'armée américaine a agi en coopération avec les Kurdes au sol, ce qui a permis d'éviter les victimes. D'où l'importance des relais locaux qu'il faut absolument identifier. On ne sortira pas de la crise avec de grandes stratégies militaires mais en négociant au niveau local pour parvenir à des cessez-le-feu, épargner les populations civiles et mettre un terme au désastre humanitaire.

Pour répondre à M. Boisserie sur la nature religieuse ou politique du fondamentalisme de Daech, je dirais qu'il procède d'une réinvention de la tradition en développant et en cherchant à atteindre l'utopie du premier califat. En ce sens, c'est bien un phénomène totalitaire, la notion même de tawhid – dogme fondamental de l'islam signifiant « l'unification » – dérivant vers l'idée d'une purification ethnique et de l'élimination de tout ce qui n'est pas l'État islamique ou s'oppose à lui. J'irai même plus loin : toujours d'après mes sources, les Irakiens et les Syriens, expropriés de leurs lieux de vie tandis qu'ils voient les djihadistes français s'installer dans des villas avec piscine, considèrent que nous leur avons envoyé nos ordures ; à leurs yeux, il s'agit ni plus ni moins que d'une nouvelle invasion coloniale.

Quant aux Kurdes, ils sont à la fois une partie du problème et de la solution. En Irak, ceux sont eux qui, indiscutablement s'en sortent le mieux, à tel point que, même si aucun Arabe irakien ne vous le dira, ils sont un modèle pour les autorités fédérales. En adoptant dans les années 2006-2007 leurs lois sur les investissements et les hydrocarbures, ils ont su accompagner le développement économique de leur région, et pris une longueur d'avance sur Bagdad, qui s'enfonçait dans une impasse parlementaire. Cela n'empêche ni l'existence de phénomènes de corruption ni d'importantes divisions entre factions, qui prennent aujourd'hui la dimension d'une vraie crise politique, mais le Kurdistan irakien reste un modèle, notamment pour les Kurdes de Syrie, qui s'efforcent de le reproduire, en coopération avec l'armée américaine.

L'élimination de l'État islamique est indissociable, en Irak comme en Syrie, de la question de l'État et de ses contours. Ces deux pays, selon moi, ne pourront se reconstruire que sur des bases fédérales et non sur l'ancien modèle hypercentralisé. Si les tribus sunnites soutenues par les Américains sont prêtes à prendre les armes contre Daech, ce n'est pas sans contrepartie, et elles exigent d'obtenir dans le futur État une part du budget fédéral, et l'autonomie de leurs provinces. Et cela vaut également pour les provinces chiites du sud de l'Irak, riches en pétrole.

Il faut cesser d'agiter le spectre d'une partition de l'Irak entre l'Iran et l'Arabie saoudite et, à titre personnel, j'appelle la France à soutenir avec davantage de fermeté les autorités irakiennes dans leur processus de réformes, de reconstruction d'une armée nationale et de réconciliation, plutôt que d'aller chercher des apprentis sorciers pour en faire des médecins.

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